Qui est Mireille Havet ? Enfant prodige puis poétesse maudite de l’entre-deux-guerres ? Demi-mondaine sans le sou perdue dans les nuits parisiennes ? Jeune femme déracinée, rebelle en quête de liberté, en proie à ses passions, à la recherche éperdue du bonheur ? Sûrement tout cela à la fois. Mais écrivain d’abord, tant ce journal, œuvre de toute une vie – dont le présent volume ne couvre qu’une année – tant ce journal, donc, montre d’aisance dans le style, d’originalité dans les images, de finesse dans l’analyse des sentiments et de lucidité quant à la posture de l’auteur dans le monde.
Pourtant, ce nom n’évoque plus grand-chose aujourd’hui et, si ce journal n’avait été retrouvé in extremis puis mis en valeur par un travail éditorial impeccable – le volume est d’une élégance rare, agrémenté d’illustrations d’époque, d’un index, de lettres et de poèmes –, tout porte à croire que la jeune femme serait restée dans l’oubli.
Née à Medan en 1898, morte en Suisse en 1932, Mireille Havet est la seconde fille d’Henri Havet, peintre, et de Léoncine Cornillier. Ayant déménagé à Auteuil, la famille évolue alors dans le milieu des artistes post-impressionnistes et symbolistes. La famille Havet-Cornillier fera même plusieurs séjours dans le phalanstère de la Chartreuse de Neuville-sous-Montreuil, dans le Pas-de-Calais, occasion pour Mireille d’assister à des débats animés entre gens de lettres, représentants de l’Art nouveau, idéologues socialistes, tenants du féminisme, etc.
C’est aussi là qu’elle croisera Paul Demeny et Georges Izambard, que nous connaissons autrement comme professeurs, amis et correspondants de Rimbaud. Mais la vie chez les Havet reste matériellement difficile, Léoncine assumant presque seule les charges du foyer. Puis une malédiction plane dans la maison. Car Henri est neurasthénique. Interné en 1912, il mourra l’année suivante. La folie restera, dès lors, dans l’esprit de la jeune fille – elle a 14 ans à l’époque –, comme une sourde menace qui colorera le reste de sa vie.
La guerre et la fin de l'insouciance
À partir de ces années-là, Mireille Havet, qui a commencé à écrire à sept ans, se trouve livrée à elle-même. Encensée par ses proches, exhibée dans les salons pour ses poèmes, renvoyée du collège à cause de publications jugées d’avant-garde, elle poursuit seule alors son chemin dans le monde. Très vite, les soirées au théâtre succèdent aux nuits dans les dancings, les lectures poétiques précèdent les dîners chez les princesses. Apollinaire la fait publier dans les Soirées de Paris, Jean Cocteau lui témoigne son admiration, Colette préface son premier recueil de poèmes (La Maison dans l’œil du chat paru en 1917). Mais la guerre et ses ravages mettent un brutal coup d’arrêt à cette ère d’insouciance. Mireille Havet perd nombre d’amis, dont Apollinaire, et nombre d’illusions. L’entrée dans la vingtième année, qui correspond donc chez elle avec l’Armistice, est, pour l’enfant précoce, l’occasion de dresser un bilan sans concession des premières années de sa vie : « Je suis à l’âge de l’amertume – vingt ans », écrit-elle le 11 janvier 1919.
C’est cette année 1918-1919 qui nous est donnée à lire dans le premier volume d’un journal « monstrueux », selon les mots de l’éditeur, qui s’étend sur plus de quinze ans (Mireille Havet commence à l’écrire en 1913 et les derniers feuillets retrouvés à ce jour datent de 1929). Une année doublement significative pour l’auteur. Sur le plan historique, Mireille Havet retrace, jour après jour, le parcours d’une jeune femme de la bohême parisienne, dans les nuits de la capitale, au lendemain de la conclusion de la paix. Ces errances à la fois euphoriques et désabusées, telles qu’elles nous sont contées, témoignent avec une très grande sincérité, mais aussi une originalité d’artiste, des Années folles d’une jeunesse survivante, de toute une génération flottant entre l’ivresse de la victoire et le sentiment angoissant d’une survie arbitraire à la première grande boucherie mécanisée de l’Histoire, la fin d’un monde. Et ce témoignage est sans prix.
Avoir vingt ans dans l'après-guerre
Les pages que Mireille Havet consacre au jour de l’Armistice, qui arrivent très tôt dans le développement du volume (p. 46), sont pour elle l’occasion de rappeler que, désormais, plus rien ne sera jamais comme avant. Face à la disparition d’Apollinaire, de Jean Le Roy, de tant d’autres, il n’est même plus possible de se réjouir de la paix présente : « À force d’être malheureux, et séparés violemment, sans retour, de nos compagnons les meilleurs, on arrive à une espèce d’atonie du désespoir, à une acceptation résignée, à un mutisme qui fait d’autant plus mal que l’on voudrait tout dire et réclamer sans fin » (p. 49). Seule planche de salut, seul moyen de leur rendre hommage : le travail, afin de « tuer le temps avec courage et patience » (p. 50). Travail dont ce Journal, par les hasards de l’histoire – qu’aurait écrit Havet si elle avait vécu plus longtemps ? –, deviendra le fruit principal.
La scène de liesse urbaine du 11 novembre 1918 est retranscrite, par Mireille Havet, avec un réalisme, voire une crudité, que le temps de la mémoire et des souvenirs a eu tendance à édulcorer. On a vite oublié que ce jour-ci comme, plus tard, celui du 8 mai 1945 ont été prétextes à la débauche, mais aussi souvent, pour nombre de femmes, synonyme de viol. Le vainqueur a tous les droits, y compris celui de cuissage et, de ce point de vue, pas un camp de vaut l’autre :
Rue Royale, devant Maxim’s, un Américain embrassait de force une femme qui se débattait. Il aurait pu, n’est-ce pas, tout aussi bien être boche. Dans ce cas-là, on l’aurait passé à tabac vivement. Mais à Paris, l’Amérique a tous les droits, même celui du viol. Les passants ricanaient et ne s’en mêlaient pas (p. 52).
Sur le plan personnel, l’année des vingt ans, c’est l’année de la découverte de l’amour charnel, de la puissance du désir comme de la violence du plaisir :
Mon Dieu, on est un enfant, on vous élève avec soin et tendresse, on vous évite toutes les maladies avec angoisse, on vous protège contre le froid et la faim, et puis, une fois libre, une fois grand, on vous laisse en face de la vie afin que l’on jouisse de ses paysages, de sa beauté, et alors, traître, soudain, l’amour vient et met à bas vingt années d’apprentissage, défigurant votre âme et votre jeunesse mieux qu’aucune fièvre ne l’aurait fait ! (p. 139)
Douloureuses épopées amoureuses
Mireille est homosexuelle, ce qui, pour nous, aujourd’hui, ne change pas grand-chose, mais que l’auteur vit comme une difficulté supplémentaire dans la recherche d’une satisfaction au manque physique de l’autre.
Sentimentalement parlant, la vie intérieure de Mireille Havet cette année-là s’avère très fluctuante. La jeune femme oscille entre l’extrême joie et l’extrême désespoir au gré des rencontres, jusqu’à ce que son désir se fixe finalement sur une femme : la baronne Clauzel. Mais la baronne s’éloigne et une autre initiatrice prend rapidement sa place, tant la solitude est insupportable à Mireille. Ce sera la Princesse de Limur, et elle qui lui mettra « le diable au corps ». Ironie du sort ou déterminisme de l’inconscient : toutes deux se prénomment Madeleine. La jeune femme reste intérieurement partagée entre ses muses, intérieurement torturée, brûlée, se sentant à la fois et victime et coupable de cette valse des engagements.
De telles épopées amoureuses occupent une grande place dans le volume et Mireille Havet ne recule ni devant l’exposé des faits ni devant le déploiement des profondeurs des sentiments. L’on comprendra que la lecture de ce journal puisse en choquer ou en rebuter plus d’un. Mais les événements intimes donnent ici d’abord, et à chaque instant, naissance à des pages d’une beauté surprenante, pages qui se hissent souvent jusqu’au poème en prose, d’un lyrisme flamboyant, faisant ainsi acquérir à l’anecdotique une portée quasi universelle. On se met à penser à Louise Labé mais aussi à Sappho, mère de toutes les poétesses. On se met à penser à Proust, son contemporain, pour qui Mireille représenterait à la fois une alliée, mais aussi un excellent personnage, à mi-chemin entre Albertine et Swann. Ne dit-elle pas, tout comme ce dernier, que, finalement, Madeleine de Limur n’était pas son « genre » (p. 161) ? Et avec cette Mireille-Albertine, c’est comme si nous pénétrions dans le pendant féminin du milieu homosexuel décrit avec plus ou moins de précautions par Proust dans la Recherche du Temps perdu. Puis l’avantage de la forme diaristique, c’est que l’auteur ne se cache pas. Du pain béni pour l’historien aussi.
Une vision tragique de l'existence
Mais la force de cet appel de la chair et de cette quête éperdue d’un autre idéal, d’un idéal de l’autre, n’est que le revers d’une vision profondément tragique de l’existence et d’une mélancolie qui n’a de cesse de ronger toujours davantage la jeune femme qui sait très bien qu’elle joue à chaque instant la comédie de la vie, comédie rendue d’autant plus criante qu’elle s’érige dorénavant sur les cendres de la Grande Guerre. Schizophrénie de toute une époque – dans « Années folles » il y a « folie » –, qui se double, chez Havet, d’une interrogation constante sur sa valeur en tant que poétesse, mal de vivre qui sera encore amplifié, quelques années plus tard, par une succession de drames personnels. Progressivement, Mireille Havet va s’enfoncer ainsi dans la toxicomanie et la dépression. Elle mourra 13 ans plus tard, à 33 ans, abandonnée de tous, ayant contracté une tuberculose, s’étant tant abimée aussi dans les drogues.
C’est l’aube de sa vie d’adulte qui nous est donnée à lire ici, une aube qui était riche de promesses pour elle, qui est également, en un sens, prometteuse pour nous (trois autres volumes suivent celui-ci), mais l’aube d’une vie fauchée finalement, comme tant d’autres de cette génération – Raymond Radiguet, René Crevel, Jacques Vaché… –, témoignage bouleversant d’une époque, d’un milieu, mais aussi de ce que permet l’écriture en termes de retranscription des émotions – Havet fait cela en véritable virtuose – comme de son impuissance la plus totale à nous sauver de nos démons. Nous assistons, ligne après ligne, à l’enfoncement d’un écrivain dans la déréliction d’une existence dont il ne devient finalement lui aussi plus que le témoin, le pantin, sentiment d’un mortifère désespoir dont même la littérature, pourtant pratiquée quotidiennement par la jeune femme, n’a pas su la garder. Mireille Havet, une autre suicidée de la société ?
Mireille HAVET, Journal 1918-1919, « Le monde entier vous tire par le milieu du ventre », Paris, éditions Claire Paulhan, 2003, nouvelle édition 2011, 300 pages. Première édition établie par Pierre Plateau, présentée et annotée par Dominique Tiry, avec l’aide de Pierre Plateau, Roland Aeschimann et Claire Paulhan.