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Qui sont les « infréquentables » sur la scène internationale ?

Bachar Al-Assad dans la cour d'honneur de l'Élysée
Bachar Al-Assad à l’Élysée le 9 décembre 2010. Le président syrien avait été traité en paria pendant plusieurs années auparavant, pour son rôle supposé dans l’assassinat en 2005 du premier ministre libanais Rafic Hariri. Il le sera de nouveau à partir de 2011. Franck Fife/AFP

Le terrible séisme qui a dévasté une zone située à la frontière syro-turque s’est inséré dans l’agenda international d’un acteur qui, depuis près de douze ans, était devenu infréquentable aux yeux de la majorité des pays de la communauté internationale : le dirigeant syrien Bachar Al-Assad. S’imposant comme destinataire d’une grande partie de l’aide destinée aux régions syriennes sinistrées, il instrumentalise ce drame pour reconquérir une forme de légitimité auprès des acteurs étrangers, avec un succès certain auprès de plusieurs pays de la Ligue arabe, dont la Syrie a été exclue en 2011.

Déjà passé du statut de paria à celui d’interlocuteur il y a quinze ans (il avait été ostracisé après l'assassinat du premier ministre libanais Rafic Hariri en 2005, avant de redevenir fréquentable en 2008, quand Nicolas Sarkozy l’avait invité à assister aux festivités du 14 juillet à Paris), Bachar Al-Assad semble profiter d’un mouvement de balancier bien connu en relations internationales. Les exemples abondent dans l’histoire, jusqu’à nos jours : on se souvient, par exemple, du sommet de Singapour entre Donald Trump et Kim Jong-Un en 2018 ; encore plus près de nous, certaines voix plaident avec insistance pour que Vladimir Poutine, malgré la guerre d’Ukraine, reste considéré comme un homme avec lequel on peut parler.

« Infréquentable » est donc un label fluctuant. Il n’en reste pas moins que ce label existe et est régulièrement mobilisé ; qui l’attribue, selon quelles modalités et quelles temporalités ?

Labelliser l’infréquentable

Expliquant sa démission du poste de médiateur de l’ONU en Syrie en novembre 2019, Staffan de Mistura déclare : « Je ne pouvais pas être celui qui serre la main d’Assad en disant : “Malesh” (Ce n’est pas grave). » Supposé dialoguer avec toutes les parties en conflit, il se trouve là face à la figure de l’infréquentable qui finit par s’imposer dans toute son épaisseur. Bachar Al-Assad, par sa réponse militaire aux mobilisations populaires de 2011 et ses violations répétées du droit international, notamment humanitaire, incarne cette infréquentabilité.

Mais il n’est pas le seul affublé de cette étiquette, et ne se prive pas d’arguer qu’il existe plus infréquentable que lui avec l’entrée en jeu de l’État islamique, proclamé en juin 2014. Par ailleurs, l’irruption de la crise syrienne a conduit certains appareils diplomatiques à fréquenter d’anciens infréquentables : ceux que le régime de Damas traquait, comme les Frères musulmans (en Syrie, être Frère musulman est puni de la peine de mort) qui participent dès 2011 à la construction d’une opposition politique.

Que signifie être fréquentable pour un appareil diplomatique ? Le terme contient une dimension pratique (de même qu’une route que l’on peut emprunter, un acteur fréquentable est un interlocuteur avec lequel le dialogue peut aboutir) et morale (un lieu fréquentable est un lieu dans lequel on ne se compromet pas). Pour qui s’intéresse aux relations internationales et à la fabrique de la politique étrangère, il permet surtout de dépasser la dichotomie ami/ennemi et de saisir la complexité des choix, des justifications et des bifurcations.

La question de l’infréquentable commence par la labellisation des acteurs qui dérogent à la norme établie (au sens légal ou comme standard de comportement) pour justifier leur exclusion du champ politique.

Du fait de l’inégale répartition de la puissance sur la scène internationale, les « labellisateurs », qui affirment leur légitimité à qualifier et donc à disqualifier, sont d’abord les gouvernements les plus dotés. Mais le processus n’est pas exempt de débats. Dans la crise syrienne, l’exécutif français ostracise le régime à partir de 2011, mais les services de renseignement mobilisent l’agenda de la lutte contre le terrorisme pour suggérer une relance des contacts avec Damas et un petit nombre de parlementaires organise des visites dans le pays.

Les politiques peuvent également différer entre alliés stratégiques. Les décalages temporels sont alors des plus instructifs : ainsi, les États-Unis classent le Hezbollah ou le PKK kurde sur leur liste noire bien avant les Européens.

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Par ailleurs, poser le sceau de l’infréquentabilité n’est pas une prérogative des dominants sur la scène internationale. Le régime iranien est à l’origine d’une rhétorique au succès certain, celle du « Grand Satan » (formule qui désigne les États-Unis), qui vise à renverser le stigmate. De même, nombre d’acteurs cherchent à (re)gagner leur statut d’interlocuteur en dénonçant plus infréquentables qu’eux. Au Yémen, Abd Rabbo Mansour Hadi désigne son camp sous le nom explicite d’al-shari’a (la légitimité) et se positionne comme interlocuteur unique de la communauté internationale. Quant au régime syrien, il déshumanise ses opposants, Bachar Al-Assad les qualifiant de microbes contre lesquels il faut s’immuniser, dès ses premiers discours en juin 2011, pour justifier son refus de négocier. Le mimétisme est enfin poussé jusqu’à employer les mêmes labels que les puissances occidentales, notamment celui du terrorisme.

Affiche de Bachar Al-Assad à Homs
Une affiche de Bachar Al-Assad trône au milieu du centre-ville d’Homs en août 2021. Lena Ha/Shutterstock

Outre les acteurs et les processus, quels sont les objectifs de la labellisation ? S’agit-il de neutraliser et isoler un acteur réfractaire ou, dans une version plus « positive », de contraindre les labellisés à renoncer au comportement dénoncé ? Ce second postulat pose la question du dialogue et permet de nourrir, à renfort de nouvelles archives, l’intérêt pour l’histoire contrefactuelle : aurait-on dû considérer tel infréquentable comme fréquentable ? Ou fréquenter l’infréquentable lui a-t-il permis de profiter du temps de la négociation et du statut d’équivalent moral pour défendre son propre agenda (syndrome de Munich) ?

Le profil des criminels de guerre est au centre de ces débats : un acteur peut-il être fréquentable pour les diplomates et infréquentable pour les procureurs ? Le questionnement est central pour le chercheur comme pour le praticien. « Comment puis-je, à la fois, prendre le thé avec Milošević pour trouver un règlement négocié au conflit et, dans le même temps, le traiter en criminel de guerre ? », s’interrogeait un ambassadeur occidental. La question revêt aujourd’hui une actualité nouvelle à travers les doutes sur l’opportunité d’un dialogue avec Vladimir Poutine.


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L’infréquentabilité sert parfois, à l’inverse, à rendre l’élimination acceptable. Pour les relations internationales contemporaines, la Seconde Guerre mondiale fait figure de matrice d’interprétation, à travers la comparaison de responsables politiques avec Hitler – Gamal Abdel Nasser au moment de la crise de Suez, Saddam Hussein pendant les guerres du Golfe, le président George H. Bush qualifiant l’envahisseur du Koweït de « Hitler revisité » en 1990. Aujourd’hui, le label du « terrorisme » permet, de même, de donner à la disqualification un caractère absolu. L’infréquentabilité semble alors irréversible à profil constant, à moins de se dédire dangereusement.

Justifier l’infréquentabilité

Si la labellisation de fréquentable est l’imposition unilatérale d’une sorte d’attestation de conformité à un référentiel défini, en quoi celui-ci consiste-t-il ? Sur la période contemporaine, quelques critères sont posés avec une relative constance.

Dans le monde westphalien, le statut étatique apparaît comme une première condition de fréquentabilité et explique la difficulté à reconnaître des mouvements de libération, des gouvernements en exil ou des conseils transitoires. En théorie des relations internationales, cette posture est défendue par les réalistes comme Hans Morgenthau. Mais la fréquentabilité ne découle pas de la simple qualité étatique – que l’on songe aux États qualifiés de « voyous ». Comme le montre Axel Honneth, il relève du choix discrétionnaire d’un État de décider de l’établissement – ou non – de « contacts intensifs et bienveillants ».

Un second critère, venant infléchir le premier, est celui de la représentativité, toute la difficulté étant de l’établir. Les appareils diplomatiques se réservent le droit d’interpréter la légitimité par les urnes. Ainsi, l’autoritarisme « amélioré » (upgrading authoritarianism des années 1990, affichant une compatibilité cosmétique avec les exigences libérales, permet à des dirigeants de s’imposer comme fréquentables dans le monde globalisé, en l’absence pourtant d’élections concurrentielles. À l’inverse, des acteurs élus – comme le Hamas aux législatives palestiniennes de 2006 – restent infréquentables au nom d’autres critères, entraînant une contradiction entre la norme démocratique promue et l’issue électorale réfutée.

Saisir la représentativité peut également consister à prendre en compte l’« entrée en politique » de certains acteurs. Ainsi le cas des conseils nationaux ou conseils de transition qui émergent comme alternative aux autoritarismes mis en cause par les soulèvements arabes de 2011. Face à la lourdeur des appareils diplomatiques, la prise en compte de ces nouveaux interlocuteurs est souvent faite de tâtonnements et d’informalité.

Le troisième critère est le respect du droit (la force contraignante des droits de l’homme s’impose ainsi parce qu’elle est devenue, pour certains, constitutive de ce qu’est un État (ou un groupe) légitime et fréquentable) ou les méthodes de gouvernement. Tant le massacre de civils que la nature illégale des armes employées (comme l’utilisation d’armes chimiques par le régime syrien) peuvent disqualifier leurs auteurs.

Au début des années 2000, la Cour pénale internationale et le principe onusien de la responsabilité de protéger font pleinement entrer la question des crimes contre l’humanité dans le répertoire de l’infréquentabilité. Le cas syrien est encore une fois éclairant : les preuves photographiques de la torture pratiquée dans les prisons sont au fondement du Caesar Act voté par le Congrès américain pour empêcher la normalisation des relations avec le régime.

L’infréquentabilité se joue dans la comparaison

Si l’exercice intellectuel peut être stimulant, l’objectivation par l’énumération de ces critères est toutefois partiellement vaine.

Revenons au cas du Hamas : si le critère de la représentativité semble respecté lors des élections de 2006, celui du renoncement à la violence, exigée par le Quartet, ne l’est pas. Cette fluidité explique aussi les changements d’étiquette par les labellisateurs au moment des alternances démocratiques. Barack Obama renoue avec l’Iran, quand Donald Trump ouvre le dialogue avec la Corée du Nord et les talibans, etc. La temporalité semble alors jouer du côté des infréquentables. Lorsque le dialogue achoppe en 2019 avec les talibans, ils revendiquent : « Vous avez la montre, nous avons le temps ».

Dès lors, sont-ce les critères qui fixent le caractère fréquentable ou non d’un acteur, ou bien l’intérêt à nouer des relations avec lui qui guide l’élaboration de critères venant a posteriori légitimer ce choix ? Autrement dit, l’infréquentabilité ne nous renseigne-t-elle pas davantage sur le labellisateur et sa perception de ses opportunités stratégiques que sur le labellisé ? Ce questionnement invite à poser que l’infréquentabilité n’est pas absolue mais relative. Elle se joue dans la comparaison : on est moins fréquentable que, ou plus fréquentable que… En différents contextes s’est ainsi imposée la rhétorique du « moindre mal » ou du mal nécessaire, avec sa charge comparative. Si les exemples moyen-orientaux sont nombreux, c’est aussi, dans une certaine mesure, un des ressorts du « pré carré » africain, reposant sur des relations avec « the devil we know ».

Intérêts et représentations œuvrent à la fabrique de l’infréquentabilité, pas seulement du point de vue du labellisateur, mais dans l’interaction avec l’interlocuteur concerné. Que les infréquentables assument ce label comme une rente stratégique ou cherchent à le contourner, il apparaît que l’infréquentabilité finit par devenir une co-construction entre labellisateurs et labellisés. On ne sait plus dans ce schéma qui est l’infréquentable de l’autre…


Pour une réflexion approfondie sur ces questions, lire l’ouvrage collectif « Fréquenter les infréquentables », dirigé par Manon-Nour Tannous, qui vient de paraître aux éditions du CNRS.

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