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Qui sont les Ukrainiens de France ?

Manifestation d’Ukrainiens de France le 24 février 2022 à Rennes. 91 fait référence à l’année où l’Ukraine est devenue indépendante. Damien Meyer/AFP

Depuis le 24 février et le début de l’invasion russe, les Ukrainiens de France se mobilisent largement. Ils organisent des manifestations, récoltent de l’aide à destination des villes assiégées et des forces de défense territoriale – dans lesquelles certains retournent même s’engager – et accueillent des réfugiés.

Si le grand public a découvert l’immigration ukrainienne dans le contexte de l’invasion russe, sa présence en France, tout comme les activités politiques et humanitaires qu’elle y mène, ne sont pas nouvelles. Elles s’inscrivent dans une histoire de plus d’un siècle, au cours de laquelle les événements de l’année 2014 en Ukraine ont joué un rôle majeur.

L’émigration ukrainienne dans le monde : un état des lieux

Avant l’afflux de réfugiés provoqué par la guerre de 2022, la France comptait officiellement 18 000 individus nés en Ukraine. D’autres États possèdent des populations d’origine ukrainienne bien plus nombreuses. Les quinze États regroupant le nombre le plus important d’Ukrainiens – en termes de pays de naissance et non d’auto-identification nationale – peuvent être répartis en trois catégories.

Il s’agit d’abord les États de l’ex-URSS, avec dans l’ordre la Russie (3,3 millions en 2019), le Kazakhstan (350 000) et la Biélorussie (220 000). Du fait des importantes mobilités entre les Républiques à l’époque soviétique, les Ukrainiens y étaient très nombreux dès 1991. Leur nombre s’y est maintenu jusqu’à aujourd’hui, voire a augmenté dans le cas de la Russie, alimenté par de nouvelles migrations de travail.

Un deuxième groupe est composé des États-Unis (415 000), d’Israël (130 000) et de l’Allemagne (240 000). Les deux premiers États ont accueilli de nombreux Juifs d’URSS dès les années 1980, dont certains originaires d’Ukraine. De la même manière, des centaines de milliers d’« Allemands de Russie » (Aussiedler) se sont installés dans le pays de leurs ancêtres au cours des années 1990. Il faut néanmoins souligner que ces migrants, tout comme les Ukrainiens de l’ex-URSS, ne se disent pas nécessairement « Ukrainiens » du point de vue de l’identité ethno-nationale, ni même de l’identité civique (ils n’ont pas forcément un passeport ukrainien).

Le troisième groupe est composé des États destinataires de la grande vague d’émigration économique qui touche l’Ukraine depuis trente ans. Face à l’impossibilité de trouver des revenus suffisants pour vivre ou d’envisager une carrière professionnelle en Ukraine, plusieurs millions de personnes ont quitté temporairement ou définitivement le pays depuis 1991. La Russie, les États-Unis et l’Allemagne, déjà mentionnés, ont été concernés par cette vague. Mais celle-ci a aussi touché des États qui abritaient initialement très peu d’Ukrainiens.

Dans les années 2000, ce sont la République tchèque (110 000 Ukrainiens en 2019), l’Italie (250 000), l’Espagne (94 000) et le Portugal (47 000), portés par une forte croissance économique, qui ont été les principaux pays d’accueil. Au cours de la décennie suivante, c’est la Pologne qui s’est imposée comme destination majeure, grâce à des dispositifs facilitants.

Les Ukrainiens en Pologne : l’autre grande migration européenne, France 24, 8 janvier 2018.

À côté des permis de séjour pour travail, largement distribués (470 000 détenteurs en 2019 selon Eurostat), le dispositif de « déclaration d’intention d’embauche » émise par un employeur polonais permet à un Ukrainien de venir travailler six mois en Pologne sans permis de travail. On estime à plus d’un million le nombre d’Ukrainiens y travaillant en 2019. À la différence des groupes décrits plus haut, cette immigration économique se définit en grande majorité comme ukrainienne en termes de nationalité.

Les statistiques basées sur le pays de naissance et la nationalité ne capturent pas l’ensemble des « communautés ukrainiennes » dans les différents pays du monde. Ces dernières sont également composées des descendants d’Ukrainiens issus de vagues d’immigration antérieures à 1991. Certains historiens estiment à 20 millions le nombre de personnes d’origine ukrainienne dans le monde. Il y aurait par exemple environ un million de personnes d’origine ukrainienne aux États-Unis, autant au Canada, entre 200 et 300 000 au Brésil et en Argentine, et entre 25 et 40 000 en France et au Royaume-Uni.

La structure de l’immigration ukrainienne en France

Une partie de l’immigration ukrainienne en France comprend les descendants d’Ukrainiens ayant migré entre 1920 et 1950, et ayant conservé un lien avec le pays de leurs parents et grands-parents. La première vague d’immigration a eu lieu au début des années 1920. Elle est constituée des exilés de l’Empire russe, fuyant la guerre civile et la prise de pouvoir des bolchéviks. Une partie de ces exilés se revendiquaient ukrainiens et certains avaient même exercé des fonctions dirigeantes ou militaires au sein de l’éphémère République populaire ukrainienne (1917-1921).

La seconde vague, entre 1920 et 1939, est composée de travailleurs polonais sous contrat, venant trouver emploi dans l’agriculture, les mines ou l’industrie, en vertu des accords franco-polonais de 1919. Une partie d’entre eux sont des Ukrainiens de Galicie, région occidentale de l’Ukraine actuelle.

Couverture du livre Les Ukrainiens en France – Mémoires éparpillées, de Jean‑Bernard Dupont-Melnyczenko, paru en 2007 aux Éditions Autrement. Éditions Autrement

La troisième vague, entre 1945 et 1950, est celle des réfugiés de la Seconde Guerre mondiale. Raflés par les Allemands pour le travail obligatoire, enrôlés dans la Wehrmacht ou fuyant l’avancée de l’Armée rouge, ils se retrouvent dans des camps de déplacés en Allemagne à la fin de la guerre. Certains parviennent à éviter le rapatriement en URSS et à s’installer en Occident. Ces vagues de migration, essentiellement originaires de l’Ukraine de l’Ouest, ont donné naissance à des communautés ukrainiennes soudées, fondées sur le partage de la langue ukrainienne, le culte gréco-catholique ou orthodoxe ukrainien, la pratique d’un folklore galicien et un militantisme antisoviétique.

L’immigration économique postérieure à 1991 peut être divisée schématiquement en deux groupes, qui forment les deux dernières fractions de l’immigration ukrainienne en France.

Le premier est composé par les « travailleurs migrants » (zarobitchanny). Ils quittent l’Ukraine pour venir gagner un revenu dans des emplois peu qualifiés, essentiellement le bâtiment pour les hommes et les services à la personne pour les femmes (ménage, garde d’enfants, aide à domicile). Cette immigration est initialement conçue comme temporaire, visant à soutenir financièrement la famille restée en Ukraine, payer les études de ses enfants ou y acheter un bien.

Cependant, il arrive que ces travailleurs migrants prolongent leur séjour et parviennent à faire venir leurs proches, installant la migration sur le long terme. Il est difficile d’estimer l’ampleur de cette immigration, une partie d’entre elle possédant un caractère illégal ou semi-légal. Depuis 2017 notamment, les Ukrainiens peuvent voyager 90 jours dans l’Union européenne sans visa : certains utilisent ces séjours pour travailler au noir, et ne sont pas comptabilisés parmi les détenteurs de permis de séjour.

La seconde fraction de l’immigration ukrainienne contemporaine est composée de cadres et de représentants de professions intermédiaires, recrutés pour exercer un métier dans leur domaine de compétence (recherche scientifique, hautes technologies…), ou – plus fréquemment – arrivés en France pour étudier, avant de trouver un emploi de cadre. Contrairement aux « zarobitchanny », ces étudiants et travailleurs qualifiés sont insérés dans des cercles de sociabilité français, auxquels appartient souvent leur conjoint. Ils maîtrisent parfaitement la langue du pays d’accueil, acquièrent la nationalité française et envisagent rarement un retour en Ukraine.

Les travailleurs migrants entretiennent principalement des liens avec leurs compatriotes, au sein de la famille, à l’église ou dans les associations culturelles (chorale, école pour enfants). Ainsi, ils rejoignent fréquemment les communautés ukrainiennes historiques formées par les vagues précédentes et leurs descendants. Bien qu’il existe des différences importantes entre « zarobitchanny » et Français d’origine ukrainienne, en matière de statut socio-économique par exemple, leur origine géographique commune (Ouest de l’Ukraine) fait qu’ils se retrouvent régulièrement autour de la pratique de la langue ukrainienne, du culte gréco-catholique et des mêmes référentiels historiques.

Français de la diaspora ukrainienne « historique » et Ukrainiens de l’Ouest perçoivent ainsi plus fréquemment l’époque soviétique comme une période d’occupation de l’Ukraine et célèbrent volontiers le mouvement de « libération nationale » mené par l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) et l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) pendant la Seconde Guerre mondiale. Porteuses d’un nationalisme intégral, visant à obtenir la création d’un État-nation ukrainien indépendant, ces organisations ont d’abord collaboré avec les Allemands dans la lutte anti-soviétique, avant de les combattre également.

Une jeune Ukrainienne porte un portrait de Stephan Bandera, dirigeant de l’OUN de 1940 à 1959, à l’occasion d’une marche célébrant les 104 ans de la naissance du nationaliste, à Lviv, le 1ᵉʳ janvier 2013. Genya Savilov/AFP

Les migrants qualifiés sont, quant à eux, principalement originaires des grandes villes l’Ouest (Lviv), mais surtout du Centre-Est de l’Ukraine (Kiev, Odessa, Dnipro, Zaporijia, Kharkiv, Donetsk…). En plus de leur insertion dans des cercles de sociabilité français, ils fréquentent volontiers des milieux russophones, constitués d’immigrés de l’espace postsoviétique, sans distinction de nationalité, que ce soit par le travail, les associations ou les activités religieuses (églises orthodoxes russes). Si certains entretenaient des contacts avec les communautés ukrainiennes dans les années 2000, beaucoup ne les fréquentent pas. Ils sont par ailleurs moins familiers du récit nationaliste répandu dans l’Ouest de l’Ukraine et au sein de l’élite nationale-libérale représentée par le président Viktor Iouchtchenko (2005-2010).

Reconfigurations des identités politiques au sein de l’immigration ukrainienne

Ces lignes de division au sein de l’immigration ukrainienne sont reconfigurées au moment de l’Euromaïdan (novembre 2013 – février 2014). Les Français d’origine ukrainienne, sensibilisés par leurs parents à l’anticommunisme et à la méfiance vis-à-vis de la Russie, sont rejoints par les travailleurs migrants, mais aussi par les migrants qualifiés, qui s’étaient jusqu’alors tenus à l’écart des communautés ukrainiennes. Ces différents groupes se retrouvent sur les mêmes lieux de manifestation, autour d’une volonté de rapprochement avec l’Union européenne, et plus encore dans le désir de démocratisation et de retour de l’État de droit, qu’ils jugent bafoué par le président Ianoukovitch.

Plus encore que le Maïdan, ce sont l’annexion de la Crimée par la Russie (mars 2014) et le début de la guerre du Donbass entre séparatistes pro-russes et armée ukrainienne (avril 2014) qui redéfinissent les allégeances au sein de l’immigration ukrainienne, et notamment au sein des migrants russophones du Centre et de l’Est. Une partie d’entre eux, déjà sceptiques envers le Maïdan, se réfugient dans des positions pro-russes, dénonçant la répression conduite par le nouveau pouvoir de Kiev, qu’ils jugent illégitime, à l’encontre des populations civiles du Donbass. Mais la majorité prend clairement position contre le séparatisme et pour la défense de l’intégrité territoriale de l’Ukraine.

Manifestation anti-Ianoukovitch à Paris, le 26 janvier 2014, en pleine révolution du Maïdan. Pierre Andrieu/AFP

De nouvelles associations se constituent, regroupant les différentes fractions de l’immigration ukrainienne autour de positions pro-ukrainiennes et déployant des activités dans trois directions.

D’une part, la dénonciation de l’agression russe en Ukraine et la popularisation de la culture ukrainienne en France. D’autre part, des envois d’aide militaire et humanitaire à l’armée ukrainienne (mal équipée durant les premières années de guerre), aux déplacés internes, aux hôpitaux militaires accueillant les blessés et aux veuves et orphelins de guerre. Enfin, des activités festives, culturelles et éducatives visant à renforcer la cohésion des communautés ukrainiennes dans les différentes villes de France. Certains immigrés de l’Est de l’Ukraine, qui avaient jusque là l’habitude de fréquenter des milieux russophones postsoviétiques, rompent avec ces derniers pour rejoindre les associations proprement ukrainiennes.

La refondation d’une communauté ukrainienne en France ne passe pas seulement par la diffusion d’un positionnement pro-ukrainien, mais par la popularisation de pratiques et référentiels culturels jusque là cantonnés aux Français d’origine ukrainienne et aux travailleurs migrants. L’usage de la langue ukrainienne ou l’acceptation de symboles du nationalisme ukrainien historique, comme le drapeau rouge et noir, gagnent en popularité auprès de la frange citadine et orientale de l’immigration ukrainienne, suivant un mouvement également en œuvre en Ukraine même.

Ce sont ces reconfigurations des allégeances politiques et ces expériences d’engagement politique et humanitaires développées depuis huit ans qui expliquent l’ampleur de la mobilisation actuelle au sein de l’immigration ukrainienne.

Quel avenir pour l’immigration ukrainienne en France ? Il ne fait pas de doute que l’invasion russe actuelle, en plus de renforcer numériquement la communauté ukrainienne avec un exode sans précédent, mènera probablement à son terme le processus, entamé en 2014, de consolidation de l’immigration autour de référentiels nationaux communs.

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