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Quo vadis, Bosnie-Herzégovine ?

Milorad Dodik (au centre), le président de la République serbe, pendant une parade controversée le 9 janvier 2022 à Banja Luka, capitale de cette entité de la Bosnie-Herzégovine. L’homme à la barbe blanche et à la cravate rouge deux rangs derrière lui est Vinko Pandurević, qui a été condamné pour complicité de crimes contre l’humanité par le Tribunal spécial pour l’ex-Yougoslavie en 2012. Elvis Barukcic/AFP

La Bosnie-Herzégovine traverse sa plus importante crise politique depuis 1995 et la signature des accords de paix de Dayton.

26 ans après une guerre qui fit 100 000 morts, le pays est aux mains de forces politiques ethno-nationalistes qui se partagent désormais ses ressources.

La captation par ces ethnocrates des budgets, marchés publics et aides extérieures représente pour eux, leurs proches et leurs cercles d’intérêts des revenus illimités. Ce même personnel politique a la mainmise sur la justice – et ce, du poste de procureur jusqu’aux juges cantonaux.

Face à cette situation, peu de réactions de l’Union européenne ou des États-Unis, arc-boutés depuis un quart de siècle sur les questions sécuritaires, estimées prioritaires. Le pays a été traité comme un risque permanent pour la sécurité de l’UE, jamais comme un potentiel. De plus, si la pression est mise sur les questions de réconciliation entre les différentes communautés du pays, aucune politique économique et sociale n’a été mise en place, laissant les Bosniens faire face seuls à des élites nationalistes toutes-puissantes et agissant en totale impunité.

Vers l’éclatement ?

Les accords de Dayton ont donné naissance à un pays divisé en deux entités autonomes, la Fédération de Bosnie-Herzégovine et la République serbe, chapeautées par des institutions nationales situées à Sarajevo, la capitale du pays et le district de Brčko dans le nord-est du pays. La présidence est composée de trois présidents issus des trois communautés constitutives du pays : Bosniaque, Croate et Serbe. Selon le recensement de 2013, le pays compterait 3 790 000 habitants, dont 2 300 000 dans la Fédération, 1 320 000 dans la République serbe et 93 000 dans le district de Brčko.

Le parti Social-Démocrate serbe (SNSD), parti nationaliste de Milorad Dodik, aujourd’hui président serbe de la présidence tripartie bosnienne, et la Communauté démocratique croate (HDZ), le parti de Dragan Čović, vice-président de la chambre des Peuples (dont la fonction est de garantir les droits des communautés bosniennes et l’équilibre entre les entités), fonctionnent de concert pour atteindre leurs buts respectifs : faire sécession de l’État central et rattacher la République serbe à la Serbie pour Dodik ; et obtenir la création d’une entité croate pour Čović – le tout n’ayant pour unique but que de préserver leurs revenus et leur pouvoir. Pour Dodik comme pour Čović, toute défaite leur faisant perdre leurs postes politiques actuels entraverait leur pouvoir à détourner les budgets et continuer de capter les marchés publics entre autres.

La Serbie et la Croatie appuient toutes deux ces politiques, n’hésitant pas à soutenir les acteurs ethno-nationalistes bosniens, mais aussi à clairement porter atteinte à la souveraineté du pays à de maintes reprises, notamment en contournant les institutions de l’État bosnien et en discutant avec le gouvernement de la RS. C’est par exemple le cas dans l’affaire des concessions des rivières et des constructions de centrales hydro-électriques sur la Drina, conclues entre la Serbie et la RS, laquelle n’a aucune légitimité à discuter des ressources naturelles du pays. Enfin, la Russie, très présente dans la région, et ayant tout intérêt à déstabiliser les portes de l’UE, soutient activement la politique sécessionniste de Dodik et les projets de Dragan Čović.

Longtemps resté une menace brandie par Dodik lors de campagnes électorales, le processus de sécession de la République serbe (RS) est enclenché depuis fin octobre 2021 et représente une menace immédiate pour l’intégrité du pays, la plus sérieuse faisant ressurgir la peur du retour de la violence.

Sécession et réforme électorale

Fin octobre 2021, Milorad Dodik a annoncé son plan pour la sécession de la République serbe de Bosnie. Un plan clair en 7 étapes, qui met l’entité en ordre de marche. Un protocole simple, qui attribue aux institutions de l’entité 110 prérogatives jusqu’ici dévolues aux institutions nationales.

Parmi ces prérogatives émerge la question de l’armée, particulièrement sensible en Bosnie-Herzégovine. C’est l’armée des Serbes de Bosnie (VRS) qui a perpétré le génocide des Musulmans de Srebrenica en juillet 1995, assiégé Sarajevo, Goražde et bien d’autres villes, commandé les camps de concentration dans la région de Prijedor et partout sur le territoire sous son contrôle.

En annonçant que les Serbes quitteraient l’armée de Bosnie-Herzégovine pour reformer la VRS, Dodik instillait ainsi une peur viscérale du retour de la violence parmi les populations non serbes qui ont survécu à la dernière guerre, mais également parmi les Serbes opposés à sa politique. Si le SNSD semble toujours dominer la vie politique de l’entité, il n’en reste pas moins qu’il recule électoralement, comme on a pu le voir lors des élections municipales de 2020, notamment avec la perte de la capitale de l’entité, Banja Luka.

En face du SNSD, deux partis également sécessionnistes : le Parti Démocratique Serbe (le SDS fondé par Radovan Karadžić), qui s’oppose au plan de Dodik non pas sur le fond mais sur la forme et condamne fermement le risque de retour de la violence, et le Parti du progrès démocratique (PDP), qui soutient le projet de sécession mais dont le cœur du discours politique tourne autour d’une action fermement anti-corruption et s’oppose donc très directement aux intérêts de Milorad Dodik.

Outre l’armée, le plan prévoit que la RS ne fera plus partie des institutions judiciaires bosniennes, mais aussi des institutions sanitaires, des institutions liées aux affaires intérieures et à la sécurité, à la perception des taxes indirectes. Une fois que les lois portant création des institutions correspondantes de la RS auront été adoptées, la RS se réserve le droit d’expulser par la force les agents publics travaillant sur son territoire et dépendant des institutions de la capitale Sarajevo.

Ce plan a reçu notamment le soutien clair de Viktor Orban, premier ministre hongrois d’extrême droite très proche de Milorad Dodik, et aussi des autorités russes par la voix du ministre des Affaires étrangères Sergej Lavrov.

Dans le même temps, Dragan Čović a menacé de bloquer la tenue des élections générales prévues en octobre 2022 s’il n’obtenait pas sa réforme électorale inscrivant dans la loi les catégories ethniques et leur « représentation légitime » – et ce, à tous les échelons électoraux. Outre le renforcement de la division ethnique du pays par la législation, Dragan Čović veut surtout s’assurer d’être nommé président au prochain scrutin et désamorcer la fuite de son électorat en renforçant les prérogatives des élus des échelons administratifs inférieurs.

En effet, dans la Fédération de Bosnie-Herzégovine, les citoyens votent aux élections générales indépendamment de leur appartenance communautaire. C’est ce qui a porté par deux fois l’actuel titulaire du poste, Željko Komšić, au poste de président croate de la présidence tripartite bosnienne. Candidat non nationaliste, il a raflé les votes dans certains des fiefs les plus anciens du HDZ. Čović n’a cessé de contester sa légitimité à représenter les Croates bosniens.

Or, les présidents ne représentent pas de communauté, ils en sont simplement issus. La question de la représentation légitime des communautés, absente de la Constitution bosnienne, est pourtant devenue une revendication « légitime », relayée et appuyée par le gouvernement de Croatie, mais aussi par les partenaires de l’UE et des États-Unis.

Union européenne et États-Unis : désunion et lenteur

Face à cette crise qui menace directement l’intégrité et l’unité de la Bosnie-Herzégovine, les États-Unis et l’UE avancent en ordre dispersé et à un rythme qui ne suit aucunement la rapidité de la dégradation de la situation. Il a fallu trois mois de crise ouverte grave pour que les États-Unis annoncent des sanctions économiques contre Milorad Dodik et son entourage. Saluées discrètement dans l’entité de la Fédération, ces sanctions restent toutefois anecdotiques et ressemblent plus à un message destiné à l’UE, l’invitant à se saisir de la situation et à agir.

L’UE, elle, reste relativement inerte, dans une posture de « condamnation ferme » des événements. Notons tout de même les réactions du gouvernement allemand qui menace Dodik de sanctions depuis quelques semaines pour finalement s’apercevoir mi-janvier que sa propre Constitution l’empêche de prendre des mesures de sanctions unilatérales. À suivre aussi l’initiative de plusieurs députés européens demandant une enquête sur le rôle joué par Olivér Várlehiy, commissaire à l’élargissement de l’UE et proche de Viktor Orban, dans l’escalade de la crise courante.

L’hôtel de ville de Sarajevo éclairé aux couleurs des drapeaux de l’Union européenne et de la Bosnie-Herzégovine, pour la journée de l’Europe le 9 mai 2021. Elvis Barukcic/AFP

Ces sanctions de l’UE pourraient avoir un impact très important sur les activités criminelles de Milorad Dodik (détournements de fonds notamment) et paralyser ses activités financières et celles de ses proches de façon bien plus conséquente que les sanctions américaines. Ces sanctions de l’UE sont notamment espérées par Šefik Džaferović, président bosniaque de la présidence tripartite bosnienne, qui les réclamait bruyamment après les annonces américaines. De nombreux analystes spécialistes de la région préconisent également une action rapide et coordonnée de l’Union européenne qui, pour le moment, est plus que discrète.

Même après le 9 janvier dernier où l’on célébrait le Jour de la République serbe à Banja Luka et les 30 ans de sa création, avec entre autres un défilé de la police mais aussi d’unités paramilitaires, et alors que ces manifestations ont été déclarées inconstitutionnelles, l’UE peine à trouver une ligne politique et une réaction à la hauteur des risques liés à ce projet de sécession.

La solitude des Bosniens

La lenteur et la tiédeur des réactions internationales face au processus de sécession de la RS, et la sympathie clairement exprimée pour la réforme électorale de Dragan Čović par les Américains et l’UE, illustrent parfaitement la politique menée depuis ces 30 ans dernières années : apaiser les ethno-nationalistes de peur de les froisser.

Pendant ce temps-là, les Bosniens souffrent silencieusement de ce regain d’incertitudes et de tensions. Il y a tout d’abord, ce sont les plus vocaux, les survivants du génocide des Musulmans de Srebrenica, isolés au fond de la vallée de la Drina, qui voient ressurgir les visages d’il y a 25 ans. Par exemple, celui de Vinko Pandurević, l’un des responsables du génocide, placé stratégiquement derrière Milorad Dodik au défilé du 9 mai et ainsi présent en permanence à l’image de la RTRS, la télévision de la RS.

Alors que l’Unité Spéciale antiterroriste, qui possède tous les attributs d’une unité paramilitaire, défile en chantant une chanson à la gloire de « la Croix orthodoxe », Pandurević assiste, souriant, à cette démonstration de force. Comment les Bosniaques ayant échappé au génocide peuvent ne pas percevoir cette scène comme une menace directe à leur existence ?

À Sarajevo, les réactions à la situation sont plus discrètes, moins viscérales mais tout de même, cet automne, beaucoup ont retiré leurs petites économies des banques par peur d’un effondrement de la Banque centrale, d’autres ont fait refaire leur passeport en vitesse ou maintiennent désormais le réservoir de leur voiture plein. D’autres, plus rares, font de l’humour en disant que s’ils ont été pris par surprise il y a 30 ans, ils sont désormais bien mieux préparés, ce qui limite leur angoisse.

La dissolution de la Bosnie-Herzégovine est en route à présent que le processus de sécession de la RS a été formellement enclenché. Si le focus sur le risque de guerre est compréhensible, il est toutefois déplacé. Pour le moment, l’urgence n’est pas d’essayer vainement d’évaluer les risque d’un conflit armé de grande ampleur, alors qu’une violence dispersée mais réelle peut paralyser le pays extrêmement rapidement.

Une sécession ne s’accompagne pas nécessairement d’une guerre à l’image de celle d’il y a 30 ans. Il suffit d’acteurs ethno-nationalistes corrompus et déterminés à garder la main sur le pouvoir et d’observateurs internationaux incapables de changer de point de vue sur une situation dont ils ont eu la co-responsabilité pendant 25 ans et qu’ils ont laissé se dégrader en cherchant constamment à apaiser les élites bosniennes.

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