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Les prénoms et les noms sont porteurs « d’identité sociale » et les employeurs en infèrent consciemment ou inconsciemment des informations qui affectent leur choix final. Pixabay

Qu’y a-t-il de discriminant dans un CV ? Les enseignements de la recherche expérimentale

Cet article a été publié dans la newsletter « Les couleurs du racisme », nouveau rendez-vous mensuel pour analyser les mécanismes de nos préjugés raciaux et leurs reproductions. S'inscrire.

La généralisation de l’envoi des CV pour candidater à des postes a permis l’essor des recherches expérimentales (appelées études par correspondance ou testing) qui reposent sur des manipulations ciblées du profil de candidats dans des CV fictifs envoyés par les chercheurs pour répondre à des offres d’emploi. Deux méta-analyses récentes (1 et 2) montrent que les discriminations sont importantes quel que soit le pays ou le groupe minoritaire étudié, mais le phénomène est d’une ampleur particulière en Europe. Les études conduites en France pour mesurer les discriminations envers les candidats d’origine nord-africaine ou d’Afrique subsaharienne enregistrent des niveaux exceptionnellement élevés (1 et 2).

En plus de fournir une preuve « sur le vif », les testings contribuent à faire progresser la connaissance scientifique sur les mécanismes sous-jacents de la discrimination et sur les politiques qui permettraient de la combattre. Voyons dans le détail ce qui peut être discriminant dans un CV, à travers l’analyse des éléments d’un CV fictif (voir ci-dessous) du type de ceux que nous utilisons dans le cadre de nos recherches expérimentales. La photo est une image de synthèse.

Le CV de qui ?

Un employeur qui lit un CV ne peut passer outre le prénom et le nom du ou de la candidat·e souvent mis en exergue en tête du document – ici, « Dania Ayach ». Ces caractéristiques ne devraient en théorie avoir aucun impact sur la sélection. Mais les prénoms et les noms sont porteurs « d’identité sociale » et les employeurs en infèrent consciemment ou inconsciemment des informations qui affectent leur choix final. La majorité des études qui vise à mesurer la discrimination ethnoraciale manipule la consonance des prénoms ou des noms dans les CV. Leur usage pose toutefois des défis méthodologiques.

Dans quelle mesure un prénom renvoie-t-il à une appartenance ethnoraciale ? La perception que les employeurs ont d’un prénom ne correspond pas nécessairement à sa fréquence réelle au sein d’un groupe minoritaire. C’est pourquoi de plus en plus d’études s’orientent vers l’usage des prénoms « perçus » comme des prénoms minoritaires.

Parce que les groupes minoritaires appartiennent souvent à des groupes sociaux moins avantagés, et que le choix de donner un prénom plus ou moins ethniquement distinctif diffère selon le niveau socioéconomique des familles (1 et 2), un prénom perçu comme minoritaire peut également porter un signal d’appartenance à une classe sociale défavorisée. Distinguer les deux dimensions est important pour isoler l’effet d’une discrimination ethnoraciale. Mais il est pertinent de comprendre l’existence d’une double peine classe sociale/groupe ethnoracial pour appréhender l’écart moyen du taux d’emploi.

Enfin, les inégales chances d’embauches viennent-elles d’une préférence pour le groupe majoritaire ou d’une hostilité à l’encontre des groupes minoritaires ? En Europe, les études qui testent la discrimination en variant les groupes minoritaires décèlent une forme de « hiérarchie » qui indique une plus forte hostilité envers les minorités d’origine non-Européenne (voir par exemple cette méta-analyse réalisée au Royaume-Uni).

Dans de nombreux pays, les testings qui mesurent la discrimination envers des minorités associées à la religion musulmane enregistrent les taux les plus élevés. Par ailleurs, de rares études qui introduisent des prénoms et noms à consonance étrangère sans que l’origine nationale puisse être « identifiable », démontrent l’existence d’une préférence pour les candidat·e·s ayant un nom majoritaire. Ainsi, les deux mécanismes, préférence pour le groupe majoritaire et hostilité envers les groupes minoritaires, semblent bien en jeu.

Le visage du CV

Si le CV comprend une photo, l’employeur peut inférer visuellement le groupe ethnoracial d’un individu du fait du lien qui peut exister entre phénotype et origine ethnoraciale.

Sur un CV, la photo peut être source de discriminations. Image de synthèse. Author provided

Dans certains contextes, comme au Mexique, où les populations indigènes ne portent pas des noms distinctifs, des études utilisent plutôt des photos pour distinguer le CV du candidat minoritaire ou majoritaire. Certaines recherches ont utilisé les photos pour étudier précisément l’impact de caractéristiques ethnoraciales visibles telles que le voile (en Allemagne) ou la couleur de la peau (au Pakistan). Le voile réduit les chances d’appel, même en comparant par rapport à une candidate dont le CV signale la religion musulmane, mais qui n’est pas voilée. Une peau plus foncée diminue l’employabilité des hommes comme des femmes. Grâce aux images de synthèse, les études récentes permettent de faire ces manipulations à d’autres traits phénotypiques contrôlés, ce qui renforce l’interprétation de l’effet des caractéristiques spécifiquement ciblées dans les expérimentations.

L’adresse du CV

Les employeurs sont susceptibles de déduire du lieu de résidence une information sur la catégorie sociale, le capital culturel ou la qualité de l’éducation reçue, d’autant plus que la ségrégation résidentielle est élevée et que le lieu de résidence a un impact fort sur la réussite individuelle.

Les études montrent un effet de l’adresse qui semble lié à la fois à des caractéristiques objectives des localités (distance, équipements, accessibilité) et à leur réputation. En revanche, les études qui combinent origine et lieu de résidence ne trouvent pas d’effet spécifique de l’adresse par groupe ethnoracial.

Formation et expérience

« Formation et expérience » constituent les informations les plus directement pertinentes pour les employeurs, et une source majeure de l’hétérogénéité de réussite entre différentes candidatures. L’impact positif de l’éducation est-il le même pour différentes populations ? En France, les écarts de salaires ou de taux d’emploi entre groupes ethnoraciaux sont d’autant plus faibles que les individus ont des niveaux de qualification élevés. La majorité des études expérimentales montrent la persistance de la discrimination même aux niveaux les plus élevés de l’éducation (par exemple au Canada ou aux États-Unis dans les meilleures universités).

Ces deux résultats ne sont pas incompatibles, une même discrimination à l’embauche produisant des effets moins forts sur l’emploi et les salaires pour des individus recevant des offres à une cadence plus élevée.

Les loisirs et la rubrique divers

Les employeurs peuvent percevoir dans les éléments de cette rubrique une indication sur le capital culturel des candidats. Lorsque les candidats minoritaires sont issus de l’immigration, les employeurs peuvent y voir une information sur l’attachement à la culture de la société d’accueil. Cette section a ainsi été utilisée par les études expérimentales pour placer des informations personnelles qui ont moins leur place ailleurs et qui permettent de séparer les mécanismes sous-jacents de la discrimination. C’est par exemple le cas dans les études qui manipulent l’activité associative afin de signaler l’appartenance à une religion. C’est ainsi qu’une étude récente en France a montré que la religiosité tend à diminuer le taux de réponse des employeurs lorsqu’on est musulman et à l’augmenter lorsqu’on est chrétien.

Comprendre comment les CV sont traités

L’amélioration du contexte technologique a renforcé la traçabilité du traitement des candidatures ce qui fait avancer notre connaissance sur les mécanismes sous-jacents de la discrimination. Par exemple, une étude qui s’appuie sur des candidatures par mail montre que les employeurs tchèques cliquent moins souvent sur les liens qui permettent de visualiser le CV des candidat·e·s perçu·e·s comme roms ou asiatiques. Ils discriminent donc ces candidats par le fait même qu’ils prêtent moins d’attention à leur candidature.

Un outil précieux… qui a ses limites

Les testings sont des outils indispensables pour mesurer la discrimination à l’embauche, mais ils ont leurs limites. D’abord, ils ne portent que sur la première étape de la procédure de recrutement, et manquent donc la discrimination qui pourrait exister pendant ou après l’entretien d’embauche. Ils ne nous apprennent rien non plus de la potentielle discrimination qui pourrait exister à d’autres étapes du parcours professionnel (en termes de promotion par exemple).

Ces limites plaident pour associer les testings aux autres méthodes de recherche sur les discriminations. D’une part, les méthodes expérimentales strictes utilisées en psychologie sociale, qui permettent de creuser la question des mécanismes sous-jacents tels que les biais cognitifs, les émotions et les attitudes. D’autre part, les méthodes observationnelles exploitant des données représentatives, qui visent à mesurer les écarts de taux d’emploi et de salaires ainsi que leur hétérogénéité par exemple selon le niveau d’études, les caractéristiques de l’emploi ou encore les contextes locaux et nationaux.

Un CV anti-discrimination ?

Si le CV a été un outil expérimental pour montrer l’ampleur de la discrimination et dévoiler ses mécanismes sous-jacents, ces recherches ne permettent-elles pas aussi de savoir comment rendre le CV moins discriminant ?

Une première réponse consiste à tenter d’effacer les critères potentiellement discriminants du CV. Les recherches montrent que c’est à quoi s’attellent en effet certains candidats minoritaires (1 et 2). Le CV anonyme a par ailleurs été testé dans plusieurs pays avec des fortunes diverses. En France, les résultats d’une expérimentation soulignent que si le CV anonyme pouvait bénéficier aux femmes, il pouvait nuire aux minorités, en empêchant certaines politiques de discrimination positive de fonctionner. Une étude suédoise trouve en revanche des effets du CV anonyme qui sont globalement favorables aux minorités. Une étude allemande utilisant différents essais du CV anonyme, selon des modalités et un public variables, montre que les effets peuvent grandement varier.

En plus de cette inconsistance empirique, l’usage du CV anonyme doit se confronter à plusieurs obstacles pratiques. Il est par exemple difficile à mettre en place puisqu’il nécessite l’intermédiation systématique par un tiers acteur qui anonymise la candidature. Ensuite, il n’opère que lors de la première étape du recrutement : l’identité doit de toute manière être révélée au plus tard lors de l’entretien. Enfin, jusqu’où le CV doit-il être anonymisé ? Doit-on masquer les établissements scolaires fréquentés par l’individu ? Son adresse ? Le risque étant qu’un employeur qui souhaite discriminer puisse toujours le faire en utilisant d’autres critères. Finalement, le CV anonyme est antinomique à la mise en place de politiques en faveur de la diversité, puisqu’il ne permet plus aux employeurs de distinguer les minorités quand ils souhaitent les promouvoir. Il ne s’agit pas de dire que le CV anonyme n’est pas une solution utile dans certains contextes, mais les conditions pour le rendre opérant et efficace ne semblent pas encore réunies.

D’autres pistes d’action

Si une partie de la discrimination vient du fait que les employeurs utilisent l’information plus ou moins explicite sur l’origine ethnoraciale d’un candidat pour inférer des informations inobservables sur les compétences professionnelles, une solution pourrait être d’augmenter l’information disponible sur un CV plutôt que de la réduire. Former les candidats à préparer des CV informatifs, précis et adaptés aux situations professionnelles par le biais d’ateliers pratiques dès le collège, de coaching et de mise en situation pourrait être une piste. Une autre solution serait d’inciter les jeunes, spécialement les non-diplômés, à passer des tests permettant de signaler aux employeurs leurs capacités, afin de briser stéréotypes et croyances erronées.

La discrimination peut également puiser ses racines dans les biais implicites des employeurs. Dans ce cas, permettre aux employeurs de prendre conscience de l’ampleur du phénomène et de leur propre biais pourrait atténuer le problème. Cette prise de conscience peut se faire par un ensemble de dispositifs qui permettent de faire circuler les connaissances scientifiques sur la portée des discriminations et sur leurs mécanismes, couplées à des interventions qui permettent de se départir de ses propres biais.

On peut aussi mobiliser des solutions institutionnelles et organisationnelles dont certaines ont aujourd’hui fait leur preuve aux États-Unis. Faire appel à des auditeurs externes pour contrôler les procédures de recrutement, réaliser des rapports réguliers au sein des équipes sur l’évolution de leur composition sociale, promouvoir une culture de la diversité sont toutes des mesures relativement simples à mettre en œuvre et efficaces sur le moyen et long terme. Elles sont par ailleurs déjà bien pratiquées en matière de discrimination de genre en France. Elles supposent toutefois d’identifier l’appartenance ethnoraciale des travailleurs.

Ces différentes solutions découlent des recherches qui utilisent les CV et restent ainsi concentrées sur les acteurs du marché du travail. Elles ne diminuent pas l’importance de solutions plus larges qui cherchent à déstigmatiser, réhabiliter voire compenser les minorités pour le traitement inégal sur le marché du travail. Leur combinaison permettrait de s’attaquer conjointement aux racines cognitives, culturelles et structurelles de la discrimination.

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