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Radiographie de l’aspiration djihadiste en France

Sortie de mosquée à Strasbourg, le 20 novembre dernier. Patrick Hertzog/AFP

La toile de fond – au plan global – des attentats de Paris, c’est d’abord la contre-réforme qui se déploie depuis trente à quarante ans au sein de l’islam et la décomposition au Moyen-Orient des sociétés qui ont été les plus fortement sécularisées dans les années de gloire du nationalisme arabe, notamment les sociétés baasistes (Syrie et Irak). Les courants d’une contre-réforme obscurantiste et antimoderne se sont exacerbés au sein de l’islam et ont pris là une puissance à proportion de l’effondrement et de l’appropriation clanique de l’État.

L’accentuation de la polarisation entre sunnites et chiites est associée à cette contre-réforme et à cette désintégration des institutions mises en place dans le contexte de la décolonisation. Le second élément du contexte global est l’échec des printemps arabes (à l’exception de la Tunisie) et de ce qui aurait pu être une transformation politique démocratique des sociétés du Moyen-Orient. Ce dernier élément est à souligner dans la mesure où une transformation réussie de ces sociétés aurait pu susciter un élan de la part des jeunes issus de l’immigration musulmane.

La fiction de la « communauté musulmane »

Pour expliquer la puissance de l’aspiration djihadiste en France, on se réfère souvent au fait que la « communauté musulmane » serait marginalisée. À mon sens, le problème est qu’il n’y a pas de communauté. Une élite composée de jeunes issus de l’immigration, notamment maghrébine, est entrée dans les institutions et a investi la vie politique jusqu’au plus haut niveau. Une fraction importante des « secondes générations » est diplômée et a acquis des positions de responsabilité dans le privé comme dans le public.

Parallèlement, ce sont – depuis plus de trois décennies maintenant – les mêmes quartiers où se concentrent l’échec scolaire, le chômage et un certain nombre de dérives (drogue, délinquance), qui servent de cadre de vie à une autre fraction de la jeunesse, issue de l’immigration maghrébine et sahélienne. Or aucune institution communautaire, aucun mouvement de jeunes musulmans ne fédère ces deux jeunesses. Pas plus en Belgique qu’en France les jeunes issus de l’immigration musulmane ne forment une communauté, les uns et les autres ne partagent pas un destin commun.

Les printemps arabes n’ont pas entraîné d’enthousiasme, voire d’intérêt de la part de ces jeunes, alors même qu’en Grèce, en Espagne le mouvement des Indignés s’est explicitement inspiré de ces printemps. Parce qu’en France, à la différence des pays du sud de l’Europe, la jeunesse diplômée et les non-diplômés forment deux mondes. Il est frappant de remarquer que, parmi les acteurs du 13 novembre, figurent essentiellement des jeunes qui ont grandi dans ces cités, ont frayé avec la petite délinquance et ont nourri au fil des ans une haine recuite de l’Occident, qui prend les traits d’un hypermoralisme. Les marginaux sont devenus des salafistes, puis les salafistes des djihadistes, et enfin les djihadistes des kamikazes d’Allah.

La rédemption par le sacrifice de soi

Culture et religiosité sont complètement mêlées, du moins si l’on prend le terme de culture dans le sens où ce qui est affirmé est un mode de vie alternatif à celui de la modernité occidentale. Un mode de vie qui est à la fois une « dignité » retrouvée, une eschatologie et un programme d’action au présent.

Le déficit de sens travaille particulièrement une jeunesse d’Europe qui, plus d’un demi-siècle après la Seconde Guerre mondiale, ne conçoit pas de projet, n’a pas de raison de s’enthousiasmer. Parmi les jeunes issus des immigrations du Sud, la « vie ordinaire » peut paraître assez acceptable, faute d’être exaltante, pour ceux – la grande majorité – qui ont un emploi et une famille.

En revanche, pour ceux qui sont en échec, l’aspiration à une dignité, à une reconnaissance, passe par ce qu’il faut bien appeler une nouvelle forme de nihilisme. À l’instar d’une fraction de la jeunesse allemande sous la République de Weimar humiliée par le traité de Versailles, ils sont à la recherche d’absolu, de pureté. Sauf qu’au lieu d’être orienté par un credo identitaire national, le mépris que ressentent les descendants d’immigrés venus de pays musulmans cherche et trouve une rédemption par le sacrifice de soi et le meurtre d’autrui.

Le rêve d’un âge d’or

Ces mots sont employés à dessein car la religiosité surdétermine leurs actes. Ces jeunes ont une réponse aux incertitudes et au mépris : le chemin de la « vie droite », d’une vie « bien gouvernée ». Vivant dans des sociétés – les nôtres – dont les valeurs sont dépourvues de contenu substantiel, et restent purement déontologiques, ils sont attirés par les certitudes d’une eschatologie. Et ils l’ont trouvée dans la prédication salafiste et l’appel, aussi délirants soient-ils, qui annoncent la fin des temps et la défaite des « incroyants ».

Ils aspirent à retrouver les certitudes qu’apportent les sociétés closes, patriarcales, où l’on épouse sa cousine, où l’innovation est sacrilège. Ce n’est pas l’islam de leurs parents qui les attire, mais un âge d’or où ils seraient reconnus. Cet âge d’or s’est incarné d’abord dans des figures héroïques, celles de combattants nomades d’al-Qaeda, elle a trouvé depuis quelques années dans le « califat » un ancrage territorial. Ainsi leurs rêves fous ont pris un coefficient de réalité jusqu’alors inégalé.

La nationalité de papier de ces jeunes n’a pas d’importance : leurs comportements ne sont pas différents en Belgique et aux Pays-Bas qui partagent, du point de vue de la socialisation dans la société hôte, beaucoup de traits avec la France. Certes, la France a, avec l’émigration algérienne, un rapport douloureux et émotionnellement très chargé. Et elle a avec l’ensemble du Maghreb un rapport plus intime que nos voisins du Nord, mais là n’est pas l’essentiel. La radicalisation de jeunes nés en France pourrait être décrite en trois phases.

La radicalisation en trois étapes

Dans les années 1980-1990, la protestation des enfants d’immigrés venus des pays musulmans est inscrite dans les cadres politiques classiques. Ainsi la marche des beurs de 1983 est-elle accueillie ou soutenue par les partis de gauche.

Dans la seconde étape – de la fin des années 1990 au milieu des années 2000 –, les émeutes urbaines, avec moult incendies de voiture et de bâtiments publics, traduisent une rupture avec les institutions. Cette dépolitisation du mal-être des jeunes se fait au profit d’une purification morale et religieuse qui trouve un idiome dans la prédication salafiste et les discours djihadistes. À cette époque, cet idiome est encore ambivalent. Ainsi l’importance chez certains salafistes de l’ijtihad (effort d’interprétation) suggère qu’une quête morale individuelle est importante – ce qui n’est pas sans rappeler l’examen de conscience qui taraude la Réforme protestante.

Une voiture en feu à Sèvres, en novembre 2005. A.J./Wikimedias, CC BY-SA

Nous vivons une troisième phase avec le passage au terrorisme. Les temps ne sont pas propices à l’ijtihad au sein de l’islam. Comme les Printemps politiques, l’aggiornamento tourne court et sur ce point nous, Occidentaux, avons aussi une responsabilité. Le prestige de Daech, ses succès militaires et sa barbarie ostentatoire n’ont pas peu contribué à son attractivité auprès de jeunes, socialement et idéologiquement isolés, en mal de pureté et de sacrifice.

Déségrégation sociale

La progression de la barbarie et des violences ont entraîné une intensification extraordinaire des flux de réfugiés syriens en Europe. Ce qui était tentation sécuritaire est aujourd’hui une orientation dominante qui s’est traduite par des barbelés, des murs érigés, non seulement aux frontières extérieures de l’Europe mais également en son sein, y compris pour les pays comme l’Allemagne qui avaient d’abord manifesté un élan sincère et généreux. L’idéal que représente des sociétés ouvertes et multiculturelles a subi là une grave défaite, celui de l’Europe particulièrement. Que faire ? Le virage sécuritaire engagé, à ne pas confondre avec une coordination européenne du renseignement, est un programme assez dangereux.

Sur le plan social, l’enjeu est de réduire la fracture entre ces deux jeunesses, c’est-à-dire : 1) accueillir la diversité, au lieu de se focaliser sur le voile ou d’autres aspects légitimes d’expression de la diversité culturelle qui froissent les musulmans ; 2) mener une politique active pour l’emploi des moins éduqués reste la clef de la déségrégation sociale dans les quartiers immigrés. Ce dernier objectif n’implique pas de rétablir une mixité culturelle dans ces quartiers, il s’agit de remettre en contact les disqualifiés, les paumés des « banlieues de l’islam » avec des modèles de réussite de ces mêmes banlieues.

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