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Redéfinir l’entreprise et sa finalité : une révolution en marche ?

Sociétés ? Entreprises ? Et pour quel objet ? Pexels

Lors de ses vœux, le Président Macron a annoncé que le rythme des réformes n’allait pas faiblir avec pas moins de dix projets de loi attendus pour les prochains mois. Parmi ces projets, une révolution semble en marche sur la question de la gouvernance des entreprises et la participation des salariés.

Le gouvernement a ainsi confié à Nicole Notat (Vigeo) et Jean‑Dominique Senard (Michelin) une mission de réflexion sur l’articulation entre la finalité de l’entreprise et l’intérêt général. Le gouvernement souhaite également inscrire dans la future loi PACTE (plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises), présentée au printemps, des éléments allant clairement dans ce sens.

Cette initiative est précédée de l’action d’un groupe de députés socialistes qui a déposé une proposition de loi novatrice, discutée dès le 18 janvier 2018 à l’Assemblée. Pour le résumer simplement, cette proposition de loi vise ni plus ni moins à redéfinir le but des entreprises françaises et introduit également le concept de société à objet social étendu. Décryptage des raisons et de la portée potentielle de cette proposition de loi et des éléments annoncés dans la future loi PACTE.

Sortir de la seule logique du profit

La première raison avancée tant par le gouvernement (dans la bouche de Bruno le Maire ou de Nicolas Hulot par exemple) est que le but (ultime) d’une entreprise ne pourrait se résumer à faire seulement du profit.

De nombreux observateurs ou experts ont eu l’occasion de dénoncer depuis de nombreuses années les dérives de cette idéologie largement répandue et qui consiste à ce que l’entreprise fasse le plus de profit possible (à le maximiser comme disent les économistes) : entreprises fermant des sites pourtant rentables, externalisation et focalisation sur le cœur de métier en vue de diminuer le coût du travail et d’augmenter les profits, focalisation exclusive sur la création de valeur actionnariale), stratégies d’optimisations fiscales et sociales, prolifération des externalités négatives dénoncées par une partie des patrons eux-mêmes…

Prenant acte de cette dérive qui remet en cause le pacte républicain et les équilibres écologiques, le gouvernement semble vouloir infléchir les pratiques et cette idéologie du tout profit en se faisant le promoteur d’un « capitalisme plus moral » qui ne se focaliserait plus uniquement sur le profit ou les dividendes des actionnaires mais qui aurait bien des objectifs plus larges permettant de prendre en considération d’autres parties prenantes (l’environnement, la société, les salariés).

Milton Friedman a écrit le 13 septembre 1970 une tribune dans le New York Times intitulée « The Social Responsibility of Business Is to Increase Its Profits ». Wikipedia, CC BY-SA

La défense habituelle des défenseurs de la valeur actionnariale est désormais bien connue : à quoi bon imposer un nouveau lot de contraintes, alors que l’entreprise se préoccupe déjà des salariés et de la société, en versant des salaires et en payant des impôts. Et leur argument semble imparable : c’est justement parce que l’entreprise cherche à maximiser ses profits qu’elle peut verser des salaires décents et des impôts conséquents.

Cette position est fort bien résumée depuis 1970 dans la fameuse tribune de Milton Friedman : « La seule responsabilité de l’entreprise est de faire des profits ». La position des partisans et des adversaires de cette position semble clairement irréconciliables comme l’explique par exemple Alex Edmans.

La remise en cause du « tout pour l’actionnaire » en trois actes

Depuis 1970, les mentalités et les idéologies sous-jacentes ont néanmoins évolué et une approche beaucoup plus inclusive de la gouvernance des entreprises se répand peu à peu. Elle dispose de très solides arguments pour rejeter dans un premier temps la mainmise des actionnaires sur l’entreprise et faire la promotion dans un second temps d’une approche plus partenariale de l’entreprise, sa performance et sa gouvernance.

Cette remise en cause s’effectue en trois actes.

Acte 1 : Le premier argument, connu des juristes depuis des décennies, est de dire que l’entreprise n’existe pas en droit. Pour le dire de façon imagée, le droit de l’entreprise n’existe pas, on parle seulement du droit des sociétés. Le droit ne connaît pas l’entreprise mais seulement la société : on parle en effet de société par actions, de société à responsabilité limitée ou de société anonyme mais jamais d’entreprise anonyme.

Or, le tour de force d’éminents économistes aura été de nous faire croire que l’entreprise (et non la société) appartenait aux actionnaires ! L’un des articles les plus célèbres et les plus repris en finance et en économie propage depuis 1976 cette vision simpliste et erronée d’une entreprise, simple coquille juridique, appartenant aux seuls actionnaires.

Acte 2 : L’entreprise n’existe pas, seule la société est reconnue en droit mais les actionnaires disposent-ils malgré tout de droits de propriété ? Là encore, la réponse des juristes est limpide. Les parts sociales ou les actions ne constituent et n’ont jamais constitué de titres de propriété en bonne et due forme. Il s’agit seulement de titres représentant des fractions de capital social offrant certains droits (droit de participer à l’assemblée générale, de pouvoir y voter, de toucher une partie des résultats de l’entreprise).

Les actions ou parts sociales ne constituent pas un quelconque titre de propriété. Un actionnaire ne pourrait en aucun cas rentrer dans une entreprise et en repartir avec une chaise ou un ordinateur au motif qu’il est propriétaire d’une fraction du capital. Ce serait assurément considéré comme de l’abus de bien social. Mais alors, à qui appartient l’entreprise ? Et bien justement à personne, comme nous l’expliquons dans un article publié en 2014, car les actionnaires ne sont propriétaires de rien et sûrement pas de quelque chose qui n’existe pas !

Acte 3 : Une fois que l’on a examiné sérieusement cette question et conclu que les actionnaires ne sont pas propriétaires de l’entreprise, il reste à en déduire que la société est un être juridique autonome à part entière. À ce sujet, ne parle-t-on pas de personnes morales (dont certaines se font d’ailleurs condamner) pour désigner ces entités abstraites qui existent en droit ? Dès lors, si l’on considère que la société, personne morale, peut avoir des intérêts potentiellement différents des membres physiques qui la composent, on peut tout à fait admettre que l’intérêt des sociétés ne rejoint pas nécessairement celui de ses actionnaires, de ses dirigeants ou de ses salariés.

Qui possède quoi ? Pixabay

Ainsi, des dirigeants peuvent verser des dividendes trop élevés alors que la situation de l’entreprise nécessiterait plutôt que la société investisse ! De la même manière, une entreprise trop généreuse avec ses salariés peut potentiellement se retrouver en difficultés dans le futur alors que ces ressources auraient pu être consacrées à l’investissement ou la recherche et développement. C’est donc l’intérêt de la société elle-même et la pérennité du projet économique de l’entreprise qui doivent orienter la gouvernance et en aucun cas l’intérêt d’une des parties prenantes qui dans cette situation réaliserait un hold-up sur la valeur créée collectivement.

Une proposition de loi qui remet en cause l’article 1833 du code civil

La proposition de loi discutée le 18 janvier défend clairement cette optique et propose ainsi de redéfinir la finalité et les objectifs de la société. C’est le sens de l’article n°1 qui entend compléter l’article 1833 du Code civil (« Toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l’intérêt commun des associés ») par la phrase suivante, lourde de conséquences : « La société est gérée conformément à l’intérêt de l’entreprise, en tenant compte des conséquences économiques, sociales et environnementales de son activité. »

En voulant modifier cet article du code civil, les promoteurs de cette proposition de loi entendent ainsi sanctuariser la notion d’intérêt social de l’entreprise qui agit comme un paravent à toute tentative d’accaparement de la société par une de ses parties prenantes. La société ne serait ainsi plus seulement gérée dans l’intérêt unique et corporatiste de ses seuls actionnaires mais dans un intérêt commun et nécessairement collectif faisant coïncider intérêt de l’entreprise et intérêt sociétal.

Au-delà de ce premier article, la proposition de loi avance également, au travers de son article 10, la proposition de société à objet social étendu, qui inclut ainsi les parties prenantes essentielles au développement des organisations. Cette autre proposition révolutionnaire vise à « mobiliser tous les acteurs de l’entreprise autour d’un objet social incluant un objectif social ou environnemental ». La « mission de la société devra être définie à la fois par les actionnaires (qui l’inscriront dans les statuts) et par les salariés (qui la valideront par voie d’accord d’entreprise) ».

Deux chercheurs français, Armand Hatchuel et Blanche Segrestin, ont directement inspiré la réflexion conduisant à proposer cette nouvelle forme de société. S’inspirant fortement des expériences étrangères (notamment la Social Purpose Corporation qui a succédé à la Flexible Purpose Corporation), ils avaient dès 2012, publié un ouvrage prémonitoire et visionnaire, Refonder l’entreprise, qui résumait à la fois l’ambition et la portée de cette évolution. Sous l’impulsion d’Emmanuel Faber ce statut a été récemment adopté par la filiale américaine de Danone en avril 2017.

Code civil Napoléon (Historisches Museum der Pfalz). DerHexer/Wikimedia, CC BY-SA

Une évolution à mener sous deux conditions

Si le gouvernement entend « moraliser » le capitalisme et offrir un autre horizon aux entreprises que la seule maximisation du profit, il faudra sans doute vaincre de nombreuses résistances, tant du côté du patronat que des salariés d’ailleurs. C’est à ce prix que l’on pourra véritablement faire entrer la société et l’entreprise dans l’économie du XXIe siècle, qui ne peut qu’être plus inclusive et plus responsable. Cette évolution de la loi appelle toutefois deux précautions qui si elles ne sont pas anticipées pourraient se retourner contre les promoteurs :

1. Certains commentateurs ont souligné les risques de modifier les articles du Code civil ou du Code Commerce, qui d’après certains juristes ne sont pas à l’origine des dérives que tentent de corriger cette proposition de loi. Corriger ou modifier les articles 1832 et 1833 du Code civil ne permet pas de s’attaquer fondamentalement à la racine du problème, qui, d’après une partie du patronat est la financiarisation extrême du capitalisme moderne. L’un des meilleurs experts de cette question précise que ce n’est pas tant les articles du Code civil qui posent problème que les impératifs de maximisation de la valeur actionnariale qui conduisent peu à peu à des dérives stratégiques, managériales et environnementales de plus en plus inacceptables. Pour le dire autrement, ce n’est pas le droit qui pose problème mais bien l’idéologie économique actuellement en vigueur qui conduit à ces dérives et qui s’incarne à travers les codes de gouvernance comme le code Afep-Medef pour le cas spécifique de la France.

2. Deuxième écueil possible : Le risque en s’attaquant au cœur du Code civil est d’assister à une levée de boucliers de la plupart des acteurs de ce dossier. Le patronat n’a objectivement aucun intérêt, hormis quelques voix « dissidentes », tel qu’Emmanuel Faber (Danone) ou Antoine Frerot (Veolia), à soutenir cette initiative. Les salariés pourraient également s’y opposer (et être sur la même ligne que le patronat), tant il peut apparaître dangereux pour eux d’être associés directement aux décisions stratégiques, comme celles consistant par exemple à licencier…

Revoir la loi… mais aussi les soft laws de la gouvernance

Réformer la gouvernance des entreprises françaises en s’attaquant à des articles essentiels du Code civil et du droit des sociétés est à la fois ambitieux mais potentiellement risqué. Reste que l’action conjointe de cette proposition de loi et de la future loi PACTE laisse de côté un élément essentiel de la gouvernance de nos entreprises. En effet, à aucun moment, il n’est envisagé de réécrire ou de réaliser une nouvelle mouture des principaux guides de gouvernance, dont le code AFEP-Medef qui fait autorité.

Or, c’est bien souvent cette « soft law » qui fixe des règles et des pratiques qui ont cours au sein de nos entreprises. Ainsi, 118 entreprises des 120 plus grandes entreprises françaises font explicitement référence dans les rapports annuels au code AFEP-Medef alors que plusieurs dispositions de ce code sont discutables, voire juridiquement fausses, mais profitent toujours in fine à certaines catégories d’actionnaires toujours plus préoccupés par la capture de dividendes que les projets stratégiques de long terme.

Ainsi les prochaines semaines peuvent marquer un tournant décisif pour notre modèle de gouvernance d’entreprise, à condition que de nombreuses résistances soient vaincues et que l’ensemble des acteurs comprend qu’un changement de logiciel est nécessaire pour renforcer en même temps la compétitivité et la responsabilité des entreprises !

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