Menu Close

Regards croisés sur « l’humanité carnivore »

« Le quartier de viande », de Claude Monet, vers 1864. Wikipedia

Ce texte est publié en partenariat avec « Sesame », revue semestrielle éditée par la Mission Agrobiosciences-INRA, qui s’intéresse aux questions alimentaires, agricoles et environnementales. Pour cet entretien dont nous publions un extrait, la rédaction de Sesame a convié les philosophes Catherine Larrère et Florence Burgat à débattre de notre alimentation carnée, à l’occasion de la parution en 2017 de l’ouvrage de Florence Burgat, « L’Humanité carnivore ».


Revue Sesame : Florence Burgat, pourquoi avoir écrit ce livre et pourquoi ce titre, L’Humanité carnivore, alors que l’on dit de l’homme qu’il est omnivore ?

Florence Burgat : Ce livre s’inscrit dans le prolongement de recherches que je mène depuis une vingtaine d’années. J’ai essayé d’écrire un ouvrage de fond qui pose une question qui, à mon avis, n’est pas véritablement posée : pourquoi l’humanité est-elle carnivore ? Nombre de disciplines comme la nutrition, l’histoire et la sociologie de l’alimentation ont répondu à cette question et apportent des éclairages mais, malgré cela, il m’a semblé qu’il restait un noyau qui n’était pas interrogé et qui le mérite pourtant.

Catherine Larrère : La consommation de viande, la condition animale sont des sujets sensibles, et le livre de Florence est un travail de très grande qualité, accessible à beaucoup. Extrêmement clair et très argumenté, il va dans le sens de mon travail sur la nature. Il est très important que sur des questions d’actualité, on ne cède pas sur l’importance d’une réflexion de fond.

F. Burgat : Ma question est « Pourquoi l’humanité mange-t-elle des animaux ? », et non « pourquoi mange-t-elle de la viande ? ». Je ne parle pas ici d’un régime alimentaire, qui est effectivement omnivore, mais bien du fait que l’humanité a institué l’alimentation carnée. Par ailleurs, l’humanité carnivore est un thème qui apparaît dans la littérature, dans les mythes…

C. Larrère : Je rappellerai la distinction entre carnassier et carnivore. Si l’humanité ne mangeait que de la viande par besoin physiologique, comme le font les loups, les chats, elle serait carnassière. Carnivore signifie que l’on mange de la viande, avec une référence qui dépasse de beaucoup l’apport de protéines dans un régime omnivore. D’où la question que se pose Florence : alors que l’humanité est omnivore, pourquoi la consommation de viande a-t-elle un rôle central, et non anecdotique ou passager ? Elle l’aborde philosophiquement, comme une question sur l’humanité dans son unité et son rapport, ou son absence de rapport à sa nature.

F. Burgat : C’est cela. Car même si l’humanité était physiologiquement carnassière, elle pourrait souhaiter moralement s’écarter de cette nature, comme elle le fait par exemple pour la reproduction. Mais il n’en est rien. Alors que l’humanité peut désormais choisir son régime et où elle peut se passer de viande, puisque que nous disposons des connaissances en nutrition et de savoir-faire, pourquoi choisit-elle de manger des animaux dans des proportions qui vont de façon croissante ? L’institution de l’alimentation carnée se radicalise, se développe et s’universalise. La question de l’humanité carnivore se pose donc encore plus nettement aujourd’hui. C’est là que l’on s’écarte d’une question simplement biologique ou nutritionnelle.

Fresque égyptienne présente dans la Tombe d’Idout (2374 à 2140 av. J.-C.). DR

Légal ou moral ?

Revue Sesame : Ce n’est donc pas l’industrialisation qui vous pose problème, mais le fait que l’homme mange des animaux…

F. Burgat : Je n’ai pas écrit ce livre pour faire une critique de l’industrialisation, par ailleurs bien développée et débattue. Le tournant industriel est suffisamment documenté, dans la façon dont l’élevage se trouve modifié et dans l’impact du développement des savoirs biologiques, de la génétique, etc. Ce que j’ai voulu interroger c’est, d’une part, ce rapport très ancien – je pars de la préhistoire – et, d’autre part, les sociétés dont les modes de consommation sont très différents des nôtres. En fait, le tournant industriel n’est pas une rupture, puisque l’élevage des animaux pour la consommation passe par un certain nombre de pratiques peu différentes en elles-mêmes de celles de l’élevage industriel, mais qui pèsent plutôt sur le nombre d’animaux. La contention, les mutilations, l’isolement, etc. sont autant de pratiques d’élevage que l’on retrouve, par exemple, chez les Romains.

C. Larrère : Là, il peut y avoir désaccord entre les positions de Florence et les miennes. Mon mari, Raphaël Larrère, et moi faisons partie de ceux qui ont critiqué l’industrialisation de l’élevage, la mécanisation que représente la zootechnie. La critique ne porte donc pas simplement sur des pratiques, mais aussi sur des savoirs et ce qui est enseigné. Alors, continuité ou rupture, large débat… Mais je pense qu’il y a dans l’industrialisation actuelle de l’élevage, non pas une rupture, mais une dérive et un abus extrêmes qui posent des problèmes spécifiques. Nous sommes à un moment où les questions d’élevage recoupent très fortement les questions environnementales.

F. Burgat : Dans le même temps, on peut se demander ce que l’élevage pourrait être d’autre qu’industriel pour nourrir autant de gens qui veulent manger autant de viande aussi peu chère.


Revue Sésame : Ne voyez-vous pas émerger quand même un changement de regard de la société sur la souffrance ou le bien-être animal, suite notamment à la diffusion d’images volées dans les abattoirs ?

F. Burgat : Un débat s’est installé et je crois que sa légitimité est reconnue. En même temps, en réponse à ce débat, on assiste souvent à la mise en place d’une rhétorique qui occulte les problèmes. L’inflation du terme « bien-être » s’agissant par exemple des animaux dans les abattoirs n’a pas de sens ! J’ai l’impression que ce qui est aujourd’hui instillé dans l’esprit du plus grand nombre, c’est que ce qui a été montré dans les abattoirs pourrait être, d’une certaine manière, extirpé du processus tout en laissant le processus intact. Il y a, là, une croyance qui n’est pas valide. Donc je crois que si on veut prendre en main le problème, c’est tout un mode de vie et d’alimentation qui doit être revu.

C. Larrère : Il faut aussi insister sur la transformation importante des sensibilités vis-à-vis de la question animale. Non seulement les animaux sont des êtres sensibles, comme cela est désormais inscrit au code civil, mais les images des abattoirs posent aussi une question entre ce qui légal et ce qui est moral. La sensibilisation du public se fait non seulement pour condamner la non-application de la loi mais aussi pour montrer que la loi, telle qu’elle est, conduit à des actes immoraux.


Revue Sesame : Par ailleurs, vous réinterrogez le fameux « L’homme ne mange que ce qui est bon à penser » enseigné par les sciences sociales.

F. Burgat : Pour être plus précise, le titre du chapitre sur les sciences sociales est : « Quand le bon à manger est bon à penser comme bon à manger ». Comme je l’ai dit, les approches disciplinaires qui se sont emparées de cette question ne permettent pas de penser l’animal dans la viande. C’est inhérent à leur objet de recherche et à leur méthodologie, qui consiste à réfléchir à l’animal une fois qu’il est déjà passé du côté de la cuisine. Donc si les sciences sociales ont montré que les hommes ne mangent pas n’importe quoi, encore que la palette de l’alimentation peut varier considérablement d’une société à l’autre et d’une époque à l’autre, il y a toujours du bon à penser, c’est-à-dire une signification qu’on ajoute. Mais, au fond, ce bon à penser revient toujours en boucle vers le bon à manger. On est donc dans une circularité qui ne permet pas de penser la place de l’animal. Cela laisse dans l’ombre le cœur même de ce qui est à penser, et que Pythagore puis Plutarque nomment le « meurtre alimentaire ».

Image réalisée par l’association de protection animale L214 dans un abattoir francilien en 2016. L214

Nature et culture

C. Larrère : Dit autrement, nous ne mangeons pas de l’animal, mais de la viande. Nous ne mangeons pas un individu singularisé, mais une matière. On demande du steak haché au boucher. Dans le langage même et dans la pensée, il y a une transformation entre les animaux et ce que nous allons trouver dans notre assiette au point que, dans certaines langues, l’animal sur pied n’a pas le même nom que celui dans l’assiette – pig/pork, cochon/porc. On peut dire de cette transformation qu’elle est une dissimulation, une façon de nous cacher que nous mangeons quelque chose qui était vivant, individualisé, sympathique, etc. Pour ma part, j’ajouterais que nous ne mangeons pas de la nature, nous mangeons de la culture. Par exemple, Braudel parle des « plantes de civilisation ». Ainsi le thé est bon à penser car, plus qu’une simple feuille séchée que l’on infuse, il est entouré de quantité de pratiques, de toute une culture. On peut le dire aussi de l’importance de la viande dans notre culture, plus que des légumes, car elle est liée à des pratiques, à des formes de repas, à de la littérature, à des recettes de cuisine, etc. On peut donc voir cette question de deux façons : comme Florence, pour qui le bon à penser est une façon de dissimuler ce qui est réellement mangé, par une opération intellectuelle complexe (le langage et quantité d’autres formes). Mais aussi, le bon à penser dans le sens où manger est un acte culturel s’accompagnant de tout un réseau de significations qui se construit autour de la viande. Quand je dis que l’alimentation est culturelle, je veux dire que, même si l’élevage est orienté vers la mort animale, il peut avoir des retombées positives dans notre rapport avec les animaux que ce livre ne permet pas de comprendre. Florence a tendance à penser qu’à trop insister sur la culture, on passe à côté de la chose même.

F. Burgat : C’est ça. Toutes ces constructions mentales et techniques, ces habillages aboutissent à autonomiser ce qu’on appelle la viande. Même le poulet mort n’est plus un poulet. C’est déjà quelque chose d’autre, une forme refermée sur elle-même. Une opération presque magique mais qui fonctionne.


Retrouvez l’intégralité de cette interview sur le site de Sesame.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,300 academics and researchers from 4,941 institutions.

Register now