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Régionales dans le Grand Est : vers une nationalisation du scrutin ?

Marine Le Pen signe un tract le 8 juin 2021, lors d'une visite dans un marché de Lunéville aux côtés de la tête de liste RN dans le Grand Est,  Laurent Jacobelli.
Dans le Grand Est comme ailleurs en France, les échéances nationales semblent parfois écraser les enjeux des régionales. Ici, c'est à Marine Le Pen, en visite à Lunéville, que l'on demande de signer le tract de la tête de liste RN Laurent Jacobelli. Jean-Christophe Verhaegen/AFP

L’élection régionale dans le Grand Est ne déroge pas à la tension entre nationalisation et régionalisation qui parcourt le scrutin. C’est un grand classique de la politique française : les élections « intermédiaires » ou de « second ordre » peuvent avoir une dimension nationale ou locale selon leur proximité avec un scrutin national. En l’occurrence, le laps de temps relativement bref entre les régionales et le scrutin présidentiel, de moins d’un an, tendrait à nationaliser ce scrutin. Pourtant, dans le Grand Est, ce constat doit être nuancé pour plusieurs raisons, qui tiennent à certaines spécificités territoriales.

Mêmes spécificités, candidats différents

En 2015 également, neuf têtes de liste se présentaient, mais la configuration était sensiblement différente : l’union n’était pas réalisée entre le Parti socialiste (PS), Écologie Europe Les Verts (EELV) et le Parti communiste (PC). La tête de la liste Les Républicains (LR) était Philippe Richert. Élu Président de la région en 2015, il a été finalement poussé à la démission en 2017 par l’hostilité des adversaires du nouveau redécoupage régional (loi Notre 2015), notamment en Alsace.

L’élu qui l’a remplacé est Jean Rottner (LR), ancien maire de Mulhouse, un paradoxe quand l’on sait que celui-ci était un farouche adversaire de la nouvelle grande région, initiateur d’une pétition contre la fusion. Il reprend aujourd’hui la tête de la liste LR.

Autre point commun entre l’élection régionale de 2015 et celle de 2020, l’existence de listes autonomistes toujours hostiles à l’institution de la grande région, notamment les listes intégrant Unser Land, le parti autonomiste alsacien.

Par ailleurs, si la droite était unie en 2015 dans une liste LR-UDI-MoDem, Nadine Morano en a été exclue pour avoir présenté la France comme un « pays de race blanche ». En 2021, même chose : elle est à nouveau écartée par Jean Rottner, malgré la décision initiale de leur parti, pour sa proximité avec les thèses du Rassemblement national. Un des enjeux est de savoir ce que sera l’effet électoral de cette division.

Nadine Morano est une figure nationale et locale de LR et apparait comme une dissidente localement. Elle ne soutient pas la liste officielle de son parti ce qui pose problème. Pour l’heure elle ne soutient pas non plus la liste du RN, qui s’efforce d’obtenir son ralliement.

La liste Rottner est concurrencée aujourd’hui par celle dirigée par Brigitte Klinkert (LREM-DVD), ministre issue de l’UMP et encouragée par l’Élysée.

Certains candidats de 2015 se présentent par ailleurs sous une nouvelle étiquette : Florian Philippot est passé du FN aux Patriotes, qu’il a fondés, Laurent Jacobelli migre de Debout la France au RN, dont il est porte-parole.

En 2021, une liste « l’Appel inédit » est également initiée par Aurélie Filippetti, ancienne ministre de la Culture aux côtés de Pernelle Richardot, trésorière nationale du PS, et Caroline Fiat, issue de la France insoumise, avec le soutien de Génération·s et Place publique.

Il s’agit de proposer une liste alternative aux logiques d’appareil, animée par trois femmes, ainsi qu’une nouvelle identité pour le Grand Est. Cette liste est concurrencée par celle d’EELV-PS-PC, soutenue par d’autres mouvements du centre gauche, et animée par l’écologiste Éliane Romani (« Il est temps »).

Des enjeux locaux dont la remise en question de la région Grand Est

L’enjeu national de la présidentielle est nuancé par une affirmation localiste, voire identitaire, de certaines listes. La difficulté du Grand Est réside dans l’hétérogénéité démographique et économique de son territoire, très étendu.

Traversé par la « diagonale du vide », il est également marqué par une configuration frontalière particulière (Belgique, Luxembourg, Allemagne, Suisse).

Une carte démographique de la répartition de la population française sur le territoire. Un rouge plus foncé correspond à une densité plus élevée. Du Havre à Marseille, la ligne imaginaire à l’est de laquelle 60 % de la population française réside. En pointillés, les limites de la « diagonale du vide », qui englobe dans le Grand Est Ardennes, Meuse, Marne, Haute-Marne et Aube. Benjamin Smith/Wikimedia, CC BY

En outre, les débats autour de la restructuration régionale persistent, puisque ses objectifs en termes d’économies d’échelle et d’efficience n’ont pas été réalisés. Le nombre d’élus et de personnel n’a pas diminué : la région dispose toujours de deux assemblées régionales, à Metz et Strasbourg. En ce qui concerne le régime indemnitaire des agents de la région, c’est-à-dire le montant des primes et indemnités versées en plus du traitement de base, celui-ci a augmenté entre 2016 et 2021.

Nombre d’élus et une partie de la population d’Alsace souhaiteraient remettre en question la loi NOTRe et revenir aux trois anciennes régions. C’est d’ailleurs au programme de trois listes sur neuf : les régionalistes de « Stop Grand Est, en avant l’Alsace ! », le RN et les Patriotes de Florian Philippot.

Enjeux linguistiques

Certains candidats font également du développement des langues régionales un enjeu de campagne, comme Éliane Romani, Aurélie Filipetti, et les autonomistes de la liste « stop Grand Est ».


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Dans ce contexte, l’Alsacienne Brigitte Klinkert assoit son implantation territoriale en suggérant d’accorder des vice-présidences aux trois anciennes composantes du Grand Est, la Champagne-Ardenne, la Lorraine et l’Alsace, et en rappelant son rôle dans la construction de la Collectivité européenne d’Alsace, lorsqu’elle était présidente du Conseil départemental du Bas-Rhin.

Elle oppose ainsi sa conception de la région « girondine », basée sur une décentralisation locale où les anciennes régions disposeraient de plus de pouvoirs, au « jacobinisme » régional de Rottner. Dans les anciennes régions, on critique l’hégémonisme alsacien incarné par le président sortant.

Jean Rottner, un bilan à l’épreuve de la pandémie

La « régionalisation » du scrutin doit aussi à l’évolution de l’image de Jean Rottner, peu connu de la France et des autres anciennes régions. L’Alsacien a eu l’occasion de se révéler pendant la crise du Covid, passant de président d’une collectivité qu’il rejetait, à président expert, spécialiste de la crise sanitaire grâce à son statut de médecin urgentiste. Il affirme ainsi que : « la crise a accéléré le fait régional ». Dans les faits, la pandémie a été l’occasion d’un interventionnisme régional renforcé, en coopération avec la préfète de région. Ce rôle a été notamment crucial dans la distribution des ressources de lutte contre le virus (masques et vaccins).

Sa position est en rupture avec celle de plusieurs responsables départementaux, pour qui l’espace pertinent en matière de santé est le département.

Le discours de la proximité et du localisme devient donc un enjeu majeur pour certains candidats, auquel s’ajoutent des préoccupations sécuritaires (RN), environnementales, au sujet des transports gratuits, du développement de la recherche (listes de gauche), de la démocratie participative et des services publics de proximité (Filippetti), ou de l’investissement de la région dans la santé (Rottner).

Des alliances à géométrie variable

La nature hybride du scrutin, simultanément départemental et régional, révèle la dualité des logiques d’alliances, selon les types de collectivité, et les limites des allégeances partisanes.

Ainsi, la liste Klinkert, liée à la majorité présidentielle, comporte le républicain alsacien Georges Schuler, secrétaire départemental LR, mais aussi l’ancien socialiste Christophe Choserot. Président du groupe majoritaire de gauche de la métropole de Nancy, il en a démissionné en intégrant cette liste.

À gauche, Pernelle Richardot, trésorière nationale du PS, première secrétaire fédérale du PS 67 et l’une des animatrices de la liste « l’Appel inédit », est désavouée par sa fédération, qui n’a pas voulu la suivre dans cette initiative.

Elle n’a donc pas rejoint la liste EELV-PS-PC, officiellement soutenue par la direction nationale du PS. Cela a entraîné certaines confusions, agaçant les animateurs de la liste « Il est temps », lorsque par exemple la publicité pour le grand débat télévisé régional, dans l’Est Républicain, accole à Aurélie Filippetti l’étiquette « Parti socialiste ». Lors du débat, c’est l’étiquette « Union de la gauche » qu’on lui associe, un concept que la liste d’Éliane Romani prétend aussi incarner.

À cela s’ajoute une différence d’alliance, paradoxale et source de dissonances, entre le scrutin départemental et le scrutin régional, alors que les cumuls de candidatures sont relativement fréquents. En effet, dans le département de Meurthe-et-Moselle, par exemple, un accord d’union a pu être réalisé pour les départementales entre EELV-PS-PC-LFI, contrairement à l’élection régionale.

Ainsi, Caroline Fiat (LFI) est candidate de la majorité de gauche sortante au Conseil départemental, comme le premier secrétaire fédéral du PS, Bertrand Masson. Or tous deux s’affrontent pour la régionale, ce dernier étant tête de liste en Meurthe-et-Moselle sur la liste d’Éliane Romani, alors que Caroline Fiat est co-initiatrice de la liste « l’Appel inédit ».

Une alliance de gauche peu crédible

La perspective de la présidentielle aboutit inévitablement à une comparaison entre régions pour repérer les logiques d’alliances.

De ce point de vue, la constitution de la liste Romani peut être perçue à l’aune d’une stratégie de domination de la gauche par EELV, dans la perspective de l’élection présidentielle.

De fait, le PS n’a pu qu’accepter cet accord compte tenu de sa faiblesse électorale dans le Grand Est. La liste « l’Appel inédit » en a d’ailleurs fait un argument de campagne, justifiant sa présence comme une résistance à la tentation hégémonique d’EELV. Mais Éliane Romani est à 14 %, en 4e position pour le moment. Certes, son succès renforcerait l’idée d’une Union PS-EELV au niveau national et accréditerait l’idée d’une recomposition de la gauche.

Caroline Fiat, co-initiatrice de la liste « l’Appel inédit » et députée de Meurthe-et-Moselle, est une figure parlementaire de la France Insoumise. Ici, elle prend la parole lors d’une session de questions au gouvernement, le 6 avril 2021. Bertrand Guay/AFP

Cependant, pour l’heure, les schémas de coalition PS-EELV sont plutôt marginaux en France pour ce scrutin régional : dans six des treize régions, l’accord PS-PC est privilégié. Comme dans le Grand Est, l’alliance PS-EELV est plutôt dirigée par un·e écologiste, comme dans les régions PACA ou Hauts-de-France. La seule union de la gauche et des écologistes animée par une socialiste se réalise en Normandie.

Un scrutin troublé par les désistements

Malgré son refus d’accueillir Nadine Morano, la liste Rottner s’inscrit tout à fait dans la ligne nationale de LR, à savoir « pas d’alliance avec les partis de la majorité présidentielle ».

Comme partout ailleurs plane l’ombre de la désaffection pour les partis « de gouvernement », de l’abstention et du Rassemblement national, représenté par Laurent Jacobelli. L’issue du scrutin demeure néanmoins incertaine, tout dépendant des désistements. Si la liste Klinkert se désiste ou fusionne, la victoire de la liste Rottner sera nette. En revanche, en cas de quadrangulaire, le RN peut arriver en tête, devant la liste Rottner.

En 2015, lors du scrutin régional, avec 36,08 %, le FN était en tête au premier tour dans la région Grand Est (à l’époque ACAL) avec 9 points de plus qu’au niveau national. Les stratégies d’alliance sont ainsi déterminées partiellement par le débat sur la pertinence d’un front républicain. La tête de liste RN Laurent Jacobelli, tout en se positionnant clairement contre la grande région, s’efforce d’éviter un débat sur les enjeux identitaires locaux et cherche à nationaliser le débat, pour y ramener des questions sécuritaires qui ne relèvent pas des compétences de la région.

Manque de lisibilité

En 2015, l’abstentionnisme, traditionnellement important pour les élections régionales, a été légèrement plus élevé qu’au niveau national, de 2 points (52,09 %), dans cette région. Il peut se nourrir de la confusion qui naît de deux élections simultanées, où la nationalisation du scrutin et le manque de lisibilité de l’offre électorale contribuent à rendre le rôle de ce scrutin peu clair.

En 2021, le poids notable du Rassemblement national dans le Grand Est, donné en tête dans un premier sondage, puis en deuxième position après la liste LR et devant la liste LREM depuis, suggère l’idée d’un ralliement au second tour.

Toutefois, le premier tour reproduira l’affrontement LR-LREM qui existe au niveau national, à la différence de ce qui s’est produit pour certains scrutins municipaux et dans la plupart des cantons de Meurthe-et-Moselle, par exemple.

Ainsi, à l’image de ce qui se passe dans toutes les régions, on peut lire ce scrutin dans le Grand Est comme un test pour la présidentielle et les chances de réussite du RN. Cependant, c’est également l’avenir de la région qui s’y jouera, entre pressions autonomistes alsaciennes et sentiment nouveau d’appartenance régionale issue de la crise sanitaire.

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