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Relire Adolf Portmann pour voir les animaux autrement

Paon faisant la roue. Jos/Flickr, CC BY

À l’entrée de l’exposition « Le Grand Orchestre des animaux », qui a fermé ses portes le 8 janvier dernier, une installation appelée « Les oiseaux artistes » présentait de très belles vidéos du Cornell Lab of Ornithology.

Au programme, les impressionnantes parades nuptiales des paradisiers (oiseaux de Paradis parés de couleurs et de plumage flamboyants), les chorégraphies complexes des ménures superbes (oiseaux-lyre arborant une magnifique queue composée de longues plumes), ou encore les constructions décorées (tonnelles ou berceaux) des oiseaux jardiniers. Le succès de ces films devant un public nombreux, amusé et fasciné, ne pouvait se démentir.

Comment comprendre ces formes et ces marquages colorés qui nous captivent tant ? Comment penser cette complexité que l’on observe dans les comportements expressifs ? Car si l’apparence et les attitudes servent une fonction, pour se reproduire par exemple, cette fonctionnalité n’explique pas l’incroyable variété ni la profusion de leurs formes.

Incroyables paradisiers (Lab of Ornithology, 2012).

Auto-présentation et interanimalité

Pour aborder ces questions, deux grands types d’analyse se distinguent. Il y a d’abord l’approche fonctionnelle, selon laquelle l’apparence est mise au service d’une fonction ; et l’approche phénoménologique, qui présuppose et dépasse la première.

Les travaux du biologiste et zoologiste suisse Adolf Portmann (1897-1982), relayés par le philosophe belge Jacques Dewitte, éclairent l’analyse phénoménologique de façon originale en pensant le mode de manifestation de l’animal comme un apparaître et une « autoprésentation ».

Cette idée, que Portmann développe dans les années 1940, est tout à fait originale : la vie des animaux n’obéit pas seulement aux nécessités de la conservation, elle répond également à un besoin de manifester dans le champ du visible la spécificité de l’animal.

En fonction de ses spécificités physiologiques, de son corps organique, chaque espèce dispose d’un appareil perceptif privilégié (l’ouïe, l’odorat, le toucher ou la vision) qui l’unit non seulement au monde, mais aussi à l’autre. Car le corps de l’animal est aussi un « organe pour autrui », pour reprendre l’expression de Merleau-Ponty.

Le corps animal

La perspective phénoménologique ne peut se comprendre que si l’on pense différemment la relation entre l’apparence d’un sujet doté de caractères visibles et l’individu doté d’organes récepteurs qui le perçoit. Portmann avance l’idée d’une visibilité première.

« La Forme animale » est paru en 1948.

Dans son ouvrage La Forme animale, il souligne d’ailleurs que l’apparence « attire le regard » et qu’elle est destinée à apparaître. Selon cette logique, les dessins et les motifs colorés sont des organes à être vus, élaborés de la même manière qu’un organe de la locomotion ou de la digestion par exemple.

Car le corps animal est fait de deux antithèses, le visible obéissant à d’autres lois que l’invisible. L’intérieur du corps (c’est-à-dire l’organisation interne des organes vitaux) est plutôt asymétrique, tandis que la coloration de l’apparence extérieure est plutôt symétrique. Pour Portmann, l’opposition entre les lois de l’intérieur et celles de l’extérieur montre que le corps de l’animal n’est pas une enveloppe externe qui protège et dissimule les organes, mais qu’il manifeste l’importance réelle du visible.

Ceci se manifeste également à travers la différenciation sexuelle entre les animaux mâles et femelles d’une même espèce. La question soulevée ici est celle de la spécificité des formes qu’il faut penser selon leur valeur expressive. D’ailleurs, cette tendance à la profusion des formes se manifeste aussi dans le champ du comportement. Ainsi, certaines espèces pourtant très proches utilisent des parades sexuelles tout à fait différentes. Au Panama, on a par exemple observé une parade sexuelle spécifique pour chacune des vingt-sept espèces de crabes violonistes (Uca).

Crabe violoniste de Thaïlande. Rushen/Flickr, CC BY

Mais comment comprendre et penser l’originalité de ces formes animales ?

La première piste est darwinienne : l’importance et la transmission héréditaire des caractères visibles s’expliquent selon une sélection sexuelle qui s’appuie sur deux postulats : l’ardeur des mâles et la faculté de choix des femelles. Ainsi, la lutte entre les mâles pour s’assurer la possession des femelles favorise les individus les plus forts, c’est-à-dire ceux qui possèdent certains avantages provenant de leurs armes, ou de leurs attraits, qu’ils transmettent à leur descendance mâle.

Cette perspective peut être qualifiée d’« utilitaire » dans la mesure où tout ce qui ne contribue pas à la survie de l’organisme est condamné tôt ou tard à disparaître. La sélection est ici un principe d’économie où l’apparence et les comportements sont toujours nécessaires et suffisants. Or, il est évident qu’il existe un écart manifeste entre la profusion des formes et les rôles fonctionnels censés les analyser.

Un décalage

Du point de vue darwinien, la livrée de la guêpe a ainsi été sélectionnée parce qu’elle joue un rôle d’avertissement ; la roue de paon parce qu’elle sert de stimulus pour la femelle, etc. Mais comme le souligne justement Jacques Dewitte, cette logique présuppose quelque chose d’antérieur et d’externe au système : une forme déjà existante beaucoup plus riche et englobante que les quelques traits pertinents du point de vue fonctionnel.

Guêpe butinant. Jaime González/Flickr, CC BY

Il y a là un double décalage, à la fois morphologique et temporel, poursuit Dewitte : décalage morphologique entre la forme effective telle qu’elle se présente dans sa globalité et les quelques traits fonctionnels qui n’en sont qu’une partie limitée ; décalage temporel entre la genèse de la forme et le moment nécessairement postérieur où les relations fonctionnelles ont pu intervenir et entrer en ligne de compte.

L’apparence extérieure prend toute son importance par sa valeur existentielle de manifestation et de présentation. Dans ce cadre-là, les marquages sexuels périodiques que l’on aurait tendance à subordonner totalement à la fonction de reproduction, manifestent dans une sorte d’urgence l’exigence de ce que l’animal a à être. De la même façon, les ornements démesurés – les évolutionnistes parlent de « caractères aberrants » parce qu’ils attirent l’œil des prédateurs ! –, contribuent à élever l’espèce à un niveau supérieur de différenciation qui n’est pas nécessairement une amélioration fonctionnelle.

L’apparence inadressée

Nous avons dit que l’animal devait apparaître et que l’apparence était une autoprésentation de soi. Mais l’apparence implique-t-elle toujours un sujet capable de la percevoir ? Que penser des espèces qui n’ont pas d’appareil perceptif et qui ont pourtant des couleurs et des formes extravagantes, comme les étoiles de mer ou les éponges ?

Étoile de mer Couronne d’épines se nourrissant de corail dans les eaux des Maldives. Shutterstock

Pour Portmann, elles nous montrent que l’apparence excède la relation sujet-objet et devient auto-façonnement gratuit et pur apparaître. Dans le champ du comportement, cette apparence dite « inadressée » est à la fois antérieure et contemporaine de l’apparence « adressée ».

Elle est contemporaine parce que les parades amoureuses utilisent et déplacent ces traits caractéristiques qui manifestent l’animal. Elle est antérieure, car c’est seulement dans un deuxième temps qu’elle devient apparence adressée à des yeux, dans le champ d’une communication visuelle entre animaux. Dans le cadre de cette interprétation, le fonctionnel émerge à partir du non-fonctionnel ; le principe de sélection n’est donc pas contesté, il est déplacé.

Le point de vue fonctionnaliste devient ici un cas particulier à l’intérieur d’un champ de réalité plus vaste ; on voit se mettre en place une relation bien spécifique, que Jacques Dewitte appelle « relation d’enveloppement » entre deux sphères de réalité : le champ phénoménal et le champ fonctionnel.

Selon cette même logique il n’y a pas de contradiction entre les notions d’« interanimalité » et d’« apparence inadressée » : un envoi est émis sans que la réception ne soit la condition préalable de son émission, et sans qu’il se règle par avance sur la réception.

Voici un exemple (donné par Portmann dans un ouvrage de 1965) qui illustre cette idée de façon très concrète. Il existe chez une espèce de fauvette deux types de chants principaux : le chant juvénile (dit « chant spécifique ») très complexe et auquel s’adonne l’oiseau avec beaucoup d’entrain même lorsqu’il est seul ; et le chant dit « à motifs », plus simple, qui sert à rechercher un partenaire ou à revendiquer un territoire.

Le chant de la fauvette à tête noire (Digiscopie, 2009).

Il s’avère qu’après analyse minutieuse des séquences chantées, les ornithologues se sont aperçus que le chant à motifs est une version simplifiée du chant juvénile. Ici, le chant s’est comme appauvri pour assumer des fonctions liées à l’autoconservation. Dans ce cas, le chant non fonctionnel constitue une sorte de chant originaire enveloppant le chant fonctionnel.

Dépasser les clivages

La force de la pensée de Portmann tient à ce qu’elle propose de dépasser le clivage entre la pensée scientifique et le monde sensible proposé par la science moderne qui a tendance, il faut bien le dire, à se couper du monde de la vie.

Planche extraite du « Dictionnaire universel d’histoire naturelle », publié en seize volumes entre 1841 et 1849 sous la direction du botaniste et géologue français, Charles d’Orbigny). Biodiversity Heritage Library/Flickr, CC BY

Fondamentalement, le spectateur et le scientifique, captivés par les « oiseaux artistes » de l’exposition Le Grand Orchestre des animaux, sont saisis par le même enchantement. Nous sommes subjugués par la beauté, la complexité et la variété des formes animales dont les raisons nous restent mystérieuses ; il y a bien quelque chose de fantastique et de poétique dans la prolifération de ces couleurs, de ces formes et dans l’originalité de ces parades.

La coexistence du sentiment poétique d’émerveillement et du regard scientifique est-elle possible ? Il pourrait sembler au premier abord qu’ils soient incompatibles, soit parce que l’on voudrait renoncer au savoir scientifique pour retrouver l’émerveillement, soit parce que la connaissance scientifique aurait démystifié ou transformé l’animal en objet – ce dernier point est crucial parce qu’il soulève le problème de l’exploitation systématique du monde animal.

Pourtant, une autre position semble possible si l’on comprend l’attitude d’émerveillement comme quelque chose d’indépassable à laquelle la science fait appel – parfois à son insu – pour puiser une part de ses questionnements.

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