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Relire Condorcet pour réduire les inégalités sociales et environnementales

Le Programme des Nations unies pour de développement préconise de « prendre les mesures audacieuses […] afin d’orienter le monde sur une voie durable et résiliente » d’ici 2030. Shutterstock

Les Objectifs de développement durable (ODD) de l’ONU pour 2030 sont clairs : « nous sommes déterminés à protéger la planète contre la dégradation ». Et pour cela, il s’agira de « prendre les mesures audacieuses et transformatrices qui s’imposent de toute urgence afin d’orienter le monde sur une voie durable et résiliente ».

Dans une interview donnée le 23 septembre 2020 à Carenews, Olivia Grégoire, secrétaire d’État chargée de l’Économie sociale et solidaire auprès du ministre de l’Économie, des Finances et de la Relance, indique dans cette perspective qu’elle veut « créer des passerelles entre l’économie sociale et solidaire (ESS) et le reste de l’économie » car « les structures de l’ESS ont une caractéristique, celle de […] pallier des inégalités sociales et environnementales ».

De fait, comme tout le monde peut le constater aujourd’hui, la finance et la financiarisation de l’économie mondiale depuis 1980, culminant avec la crise de 2008, constituent un exemple frappant d’orientation non durable et non résiliente de l’économie, ayant fortement accentué les inégalités sociales et environnementales.

Les travaux d’études sociales de la finance et la sociologie des quantifications ont montré que cette accentuation des inégalités était due à l’emprise des raisonnements de la théorie financière néoclassique sur la société ainsi que des lacunes de cette théorie dans la prise en compte des contraintes socio-économiques et biophysiques du monde.

On parle pour cette raison de « l’ontologie financière des catastrophes naturelles » : la racine financière néoclassique des dégâts environnementaux ou sociaux. La financiarisation de l’économie a ainsi causé des dommages considérables à l’environnement et aux sociétés, les objectifs purement financiers primant sur les objectifs de durabilité environnementale et sociale. Les solutions néoclassiques du XXe siècle sont devenues les problèmes écologiques et sociaux du XXIe siècle.

Renouveler nos façons de penser

Nicolas de Condorcet, mathématicien, philosophe et homme politique français (1743-1794). Wikimedia, CC BY

Dans un article récemment publié sur ce problème, je propose de relire le philosophe des Lumières Condorcet pour y trouver une manière renouvelée de pallier les inégalités sociales et environnementales dues au hasard d’une croissance non maîtrisée. Dans son Tableau historique des progrès de l’esprit humain (1772-1794), Condorcet aborde la question des inégalités qui peuvent menacer nos sociétés.

Pour contrer cette menace, il propose comme solution : « opposer le hasard à lui-même ». C’est-à-dire utiliser le calcul des probabilités pour repérer le hasard néfaste à l’origine des inégalités et contrer la croissance dangereuse en la prenant à sa racine aléatoire. Comment comprendre Condorcet aujourd’hui ?

Dans la sphère financière, le hasard prend la forme du risque. Suivant Condorcet, on comprend que, pour la réduction effective des inégalités sociales et environnementales, il y a un enjeu social majeur dans la modélisation probabiliste des risques.

C’est la raison pour laquelle, dans cet article, je propose d’aborder la question posée dans les ODD de l’ONU (et par Olivia Grégoire) par le biais de la morphologie de l’incertitude qui détermine les modélisations du risque. Je propose de comparer la morphologie de l’incertitude financière et la morphologie de l’incertitude environnementale et sociale.

Mon diagnostic est que, dans le cas où les deux morphologies ne sont pas accordées, la croissance économique se détachera de ses contraintes environnementales et sociales, en un sens ne touchera plus… Terre. C’est ce qui s’est passé depuis les années 1980 avec les raisonnements de la financiarisation néoclassique : un système idéologique dogmatique a fait perdre à l’économie son ancrage dans la réalité et la représentation chiffrée de ce système, exprimée dans les calculs probabilistes, est devenue intenable.


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Je dis aussi que, à l’inverse, lorsque les deux morphologies de l’incertitude sont accordées, une sorte de « frein naturel » empêche l’économie et la finance de décoller car l’économie et la finance deviennent emboîtées dans les géographies physiques et humaines « naturelles » : cette homologie des morphologies de l’incertitude fait réapparaître les limites naturelles de la croissance.

Ma proposition revient à dire que la durabilité ou la non-durabilité d’une mesure de risque est liée à la morphologie de l’incertitude qui la constitue et qui façonne les dispositifs de gestion qui en sont issus.

La notion de « proximité du réel » qui empêche le système d’exploser en limite catastrophique désigne une similitude entre la morphologie de l’incertitude du modèle probabiliste et la structure de l’incertitude du phénomène réel (environnemental ou social) à modéliser.

Je considère que c’est la différence de morphologie de l’incertitude entre un modèle de risque et la réalité de ce risque qui est une cause de non-durabilité et d’ontologie financière des catastrophes environnementales. Réciproquement, une similitude entre les morphologies de l’incertitude est une condition nécessaire mais non suffisante de la durabilité.

Pour le dire autrement, pour construire une modélisation durable des risques financiers, il est nécessaire de modifier non pas seulement les techniques mathématiques de modélisation, mais plus généralement la culture du risque elle-même. Pour utiliser une terminologie épistémologique empruntée au philosophe des sciences Thomas Kuhn, il est nécessaire de changer de paradigme pour modifier la culture du risque dans le sens des ODD.

Imiter la nature pour accéder à la durabilité

La lecture que je fais de Condorcet rejoint un courant de pensée récent, selon lequel le biomimétisme permet d’accéder à une croissance durable et résiliente. J’applique cette hypothèse à la mesure et à la modélisation des risques en proposant un biomimétisme des risques.

Selon le biomimétisme, la nature apporte des réponses aux problèmes de société aujourd’hui (exemple des feuilles des arbres et du problème des énergies renouvelables : la feuille d’un arbre est un quasi panneau solaire, quand la feuille se fane, elle tombe au sol et devient une ressource qui va créer de l’humus, donc une économie circulaire et non linéaire comme dans les modèles économiques du XXe siècle).

Selon le biomimétisme, l’étude de la nature peut permettre d’apporter des solutions aux problèmes sociaux. Pixabay, CC BY

Le biomimétisme considère que la transposition de ces connaissances aux sociétés humaines permettrait de les transformer de façon durable en favorisant le maintien de la biodiversité, comme des villes durables ou des organisations mieux conçues. La bio-inspiration s’appuie sur le biomimétisme pour développer de nouveaux systèmes industriels.

L’autre avantage de cette approche est qu’elle permet de relire différemment le passé de l’économie et de poser un diagnostic complémentaire sur les accidents financiers à répétition et sur les causes de la croissance non durable et non résiliente de l’économie depuis les années 1980.

En effet, la relation entre le risque financier et les risques environnementaux et sociaux avait été négligée dans la théorie financière néoclassique car cette relation n’était pas considérée comme pertinente dans l’idéologie de l’ordre spontané du marché. Aucune autre contrainte que financière n’était incluse dans la mesure des risques pour atteindre des objectifs de résilience sociale ou environnementale.

Il est donc possible d’affirmer que l’une des raisons du détachement « hors-sol » de l’économie et de la perte de l’ancrage dans la réalité provenait de la mesure des risques. Le fait que ces modélisations du hasard n’aient pas intégré les contraintes naturelles des écosystèmes environnementaux ou humains a été une des causes importantes des catastrophes dites « naturelles ».

Aussi, parmi les mesures « audacieuses et transformatrices » (ODD) nécessaires pour mettre le monde sur une voie durable et résiliente, figure le besoin de reconstruire une théorie financière en calant la modélisation des risques dans les contraintes « naturelles » des géographies physique et humaine. Cette démarche semble un chaînon indispensable dans la voie de l’élaboration d’une nouvelle « théorie financière écologique ».

Ouvrir la tenaille foucaldienne

Où en est-on aujourd’hui ? Pour le moment, les voies de recherche explorées pour intégrer les caractéristiques de la nature et de la société dans les modèles de risque afin de les rendre durables semblent surtout consister à ajouter des paramètres « verts » ou « sociaux » ou « religieux » (finance verte, finance sociale, finance chrétienne, finance islamique) aux modèles néoclassiques. Au contraire de cette approche nietzschéenne (on ajoute un supplément d’âme au néolibéralisme), mon article propose une autre approche dans laquelle la durabilité ne vient pas seulement du fléchage des préférences sociales ou environnementales des investisseurs, mais aussi des mesures de risque qui la construisent comme une « colonne vertébrale ».

Michel Foucault, philosophe français (1926-1984). Off/AFP

En effet, il est aujourd’hui largement documenté que la crise financière de 2008 n’a pas été pour l’essentiel le résultat de la seule cupidité d’acteurs avides de gains à court terme. Elle vient pour une grande part d’une financiarisation passive portée par les outils de gestion qui ont constitué un véritable « dispositif » au sens de Michel Foucault. Une structure financiarisante qui a emporté les prises de décision des acteurs industriels quelle que soit leur intégrité éthique ou leur souci de prendre en compte autrui, le tout avec une incompétence d’autant plus grande que les outils étaient garantis sans risque par les financiers professionnels ou universitaires.

Cette technologie a été d’autant plus puissante dans les prises de décision non durables qu’elle était invisible, car « masquée » par une croyance en la neutralité axiologique des outils de gestion. Ce dispositif de gestion a été soutenu par un « discours » financiarisant (le deuxième pilier de la gouvernementalité selon Foucault), le « logos financier ».

La financiarisation non durable due à la finance néoclassique est ainsi un processus sociotechnique dont la structure est faite de modèles de risque financier et peut s’analyser comme une « tenaille foucaldienne » (dispositif + discours) qui enserre la finance non durable dans des outils techniques et mentaux de modélisation des risques. Cette tenaille foucaldienne a créé des fictions amenant à imaginer l’extension possible du marché à des biens qui n’avaient jamais été considérés comme pouvant y entrer (le corps humain, la Terre).

Dans mon article, je propose d’ouvrir la tenaille foucaldienne en introduisant un nouveau cadre ontologique et épistémologique cohérent qui prend en compte les interactions entre les sphères financière, socio-économique et physique, en utilisant comme « levier d’ouverture » de la tenaille la morphologie de l’incertitude et le rôle crucial de la modélisation des risques financiers à cet égard.


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Cela signifie qu’il ne s’agit pas simplement d’utiliser de façon nietzschéenne la théorie financière néoclassique pour la « verdir », l’« humaniser » ou la « socialiser », c’est-à-dire reporter sur les seules préférences des investisseurs le poids du changement, mais au contraire de changer la structure mathématico-technique de l’ontologie financière, c’est-à-dire de changer les outils de gestion et les mesures de risque.

En effet, la démarche nietzschéenne revient à reporter sur les préférences des investisseurs la responsabilité du bon fléchage durable de l’activité financière, sans toucher à la tenaille foucaldienne (dispositif + discours) qui enserre la finance non durable dans des outils techniques et mentaux de modélisation des risques. Les outillages techniques (outils de gestion) et mentaux (culture du risque) ont produit des chiffres qui sont devenus des « images vraies » du monde, masquant par là même la réalité de la complexité des interactions en cours. Je propose d’utiliser l’épistémologie et la sociologie pour faire entrer dans les débats publics la façon dont ces images chiffrées ont été construites, afin de pouvoir en discuter de manière contradictoire.


Cette contribution s’appuie sur l’article de recherche intitulé « Sustainable Financial Risk Modelling Fitting the SDGs : Some Reflections » publié dans la revue « Sustainability » en septembre 2020.

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