Dans un livre qui paraît le 13 septembre, « La gauche peut-elle combattre le néolibéralisme ? » (éditions Le Bord de l’eau), l’économiste David Cayla dépeint une gauche prise en tenaille entre deux stratégies qui se sont avérées, selon l’auteur, « stériles ». La gauche néolibérale, au pouvoir lors de la présidence de François Hollande entre 2012 et 2017 s’est effacée au profit d’une gauche de revendication incarnée par la figure de Jean-Luc Mélenchon. Or, élection après élection, cette dernière ne parvient pas à accéder au pouvoir. Dans cet extrait, David Cayla expose les limites de la thèse du « populisme de gauche » défendue par la philosophe Chantal Mouffe et explique pourquoi des solutions radicales telles que la décroissance, pour laquelle milite l’économiste Timothée Parrique, posent de nombreuses difficultés pratiques.
La défiance institutionnelle actuelle s’explique du fait que beaucoup d’institutions publiques ont été perverties de leur fonction initiale et que l’État lui-même a perdu en légitimité en se montrant impuissant à répondre aux enjeux sociaux et économiques qui ont été révélés par la crise de 2008. Il apparaît également impuissant à répondre de manière satisfaisante à la question climatique. Le cadre européen et la mondialisation, qui soumettent l’économie française à une concurrence sans véritable régulation politique, ont poussé les gouvernements français à mener des politiques fondées sur des mesures d’attractivité au bénéfice du capital et au détriment des classes moyennes et populaires. Le sentiment de défiance d’une grande partie de la population et le désintérêt grandissant qu’elle éprouve envers le fonctionnement de la démocratie sont les conséquences logiques de ces politiques qui semblent se mener contre les gens et non pour eux.
Pour autant, il faut aussi reconnaître que le rassemblement des colères est insuffisant pour porter un véritable projet de gauche. On ne peut pas défendre et légitimer tous les mouvements d’opposition au néolibéralisme au prétexte de construire une « chaîne d’équivalence ». Un projet de gauche doit faire des choix. Et ces choix doivent être fondés sur la raison plutôt que sur les affects.
Pour cela, il faut en revenir aux fondamentaux et commencer par admettre que la structuration politique d’une société est d’abord fondée sur des rapports sociaux, et que ces rapports sociaux s’inscrivent dans des rapports économiques. La politique ne peut se résumer au combat culturel et aux slogans creux. Elle doit d’abord penser les contraintes et proposer une vision cohérente du monde au lieu de légitimer par avance les revendications de groupes d’intérêt diverses qui affirment s’opposer au néolibéralisme.
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Construire un projet de société
Développer cette pensée et promouvoir une vision cohérente suppose de renoncer à la mise en avant de thématiques qui ne servent qu’à renforcer les identités politiques, à faire du « like » sur les réseaux sociaux et à rassembler les militants de son camp. Ces pratiques relèvent peut-être d’une stratégie électorale efficace dans l’art de faire du buzz mais ne suffisent pas à développer et à promouvoir un projet politique. Ainsi, il faudra nécessairement en passer par la hiérarchisation des luttes, ce qui suppose de renoncer à certains objectifs afin d’en privilégier d’autres au nom de la raison et non au nom des intérêts des uns contre les intérêts des autres.
Chantal Mouffe n’a pas tort d’affirmer que la politique est le terrain d’affrontement des antagonismes ; elle a raison de se méfier de l’illusion commode du consensus dans laquelle la gauche gestionnaire s’est souvent fourvoyée. Rendre du sens à la politique, c’est bien réaffirmer l’existence de clivages structurants au sein de la société. Il n’en reste pas moins qu’une vision politique ne peut se passer d’un projet de société susceptible d’intégrer les adversaires du jour dans un nouvel espace collectif à construire.
Enfin, la gauche doit réaffirmer que son but est de construire de nouvelles institutions et d’instaurer un rapport de confiance entre ces institutions et les individus. Elle doit défendre la démocratie représentative et ne pas propager une vision du monde apocalyptique dans lequel prévaudrait la guerre de tous contre tous. Un tel tableau ne peut que susciter l’effroi et renforcer le besoin d’autorité et les visions paranoïaques qui sont au cœur du discours de l’extrême droite.
La décroissance, nouvel imaginaire ?
Les théoriciens de la décroissance se plaisent à démystifier le PIB en tant qu’indicateur. Pourtant, on comprend que la réduction du PIB n’est pas l’essentiel. L’essentiel est de réduire les activités polluantes, qu’elles soient incluses ou non dans le PIB.
Comment y parvenir ? Que doit-on réduire prioritairement ? Les dépenses de consommation des ménages ? La production de services publics et des associations caritatives ? L’investissement ? Et dans quelle proportion le PIB devrait-il être réduit ?
Dans son ouvrage l’économiste pro-décroissance Timothée Parrique en appelle à
« une redirection graduelle de l’économie, planifiée démocratiquement, dans laquelle une partie de nos ressources, de notre temps de travail, de notre énergie, et de nos matériaux cessera d’être mobilisée pour produire certaines marchandises (surtout celles qui polluent et qui ne contribuent pas ou peu au bien-être), et pourrait alors être remobilisée partiellement au bénéfice de la société. »
Il ajoute plus loin qu’il serait possible de diminuer le PIB tout en augmentant la valeur ajoutée sociale et écologique.
Le problème est que, s’il faut réduire la taille de l’économie anthropologique cela signifie qu’on est condamné à réduire certains besoins. L’économie anthropologique correspond à l’ensemble des activités humaines qui permettent d’assouvir un besoin humain, que cette activité soit ou non incluse dans le PIB. Il peut s’agir d’actions d’entraides ou autres qui ne donnent pas nécessairement lieu à des transactions monétaires. Dès lors, comment le faire de manière démocratique et planifiée ? Qui doit décider quels besoins ne méritent pas d’être assouvis ?
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Les partisans de la décroissance affirment que la diminution de l’activité économique pourrait être acceptée en échange d’une hausse du temps libre. Le problème est que si on augmente le temps libre, il est possible que les activités autrefois produites au sein de la sphère monétaire le soient à présent au sein de l’économie anthropologique. Dans ce cas, la taille globale de l’économie ne diminue pas réellement et rien ne permet d’affirmer qu’on allège les contraintes écologiques. Si l’on préfère conduire son ami à la gare plutôt que d’acheter les services d’un taxi, on ne réduit pas l’empreinte carbone du déplacement.
En somme, rien ne garantit qu’en sortant une partie de nos activités du PIB et du marché, nous soyons plus respectueux de l’environnement. Si l’humanité émet du CO2 ce n’est pas par plaisir de nuire, c’est parce que ces émissions permettent d’assouvir un besoin. Or, il est délicat de planifier l’évolution de nos besoins et d’interdire aux ménages de produire ce dont ils estiment avoir besoin. L’argument démocratique ne suffit pas à convaincre. En effet, dans une démocratie, la majorité doit respecter les droits de la minorité et lui permettre d’assouvir des besoins qu’elle estime légitime. Le problème est de savoir comment limiter arbitrairement – voire autoritairement – la capacité d’une partie de la population à assouvir une partie de ses besoins alors qu’elle en a la possibilité matérielle.
Comment concilier économie et écologie ?
Les théoriciens de la décroissance ont sans doute raison sur un point : la baisse du PIB, en tout cas la fin de sa hausse infinie, sera peut-être nécessaire, à terme, pour rester sous le plafond écologique c’est-à-dire ce que la biosphère peut supporter. Disons les choses de manière plus réaliste : le risque d’effondrement écologique conduira sans doute l’humanité à réorganiser en profondeur son économie pour parvenir à une forme de post-croissance. Quantitativement, quel sera alors le niveau de PIB de cette économie ? Pourra-t-on limiter sa diminution à 25 % ? Personne ne peut l’affirmer avec certitude.
Et si le plafond écologique nécessite plutôt une baisse de moitié du PIB, devrait-on supprimer toute la production marchande et organiser une forme de collectivisation des moyens de production pour s’assurer que chacun pourra vivre dans un confort minimum malgré les contraintes très fortes qui pèseront sur la consommation ? Devrions-nous limiter l’accès à certaines ressources pour éviter que, dans le cadre de leur temps libre, les individus continuent de produire et d’approfondir leur empreinte écologique ? Ces questions concrètes méritent d’être posées. Hélas elles ne le sont pas, ou pas suffisamment, par les théoriciens de la décroissance.
L’auteur vient de publier « La gauche peut-elle combattre le néolibéralisme ? » (éditions Le Bord de l’eau).