Oh Malraux si tu savais !
Bien sûr, Emmanuel Macron n’était pas là le jour où André Malraux a inauguré la Maison de la Culture d’Amiens… Le 19 mars 1966 est néanmoins resté gravé comme une date clé de l’histoire de la politique culturelle française. Ce jour-là, par l’un de ses discours au ton et à l’inspiration inimitables, Malraux réaffirme les bases de l’action de son jeune ministère et légitime l’impérieux devoir qu’il fait à l’État de soutenir et protéger la création artistique.
Dans le monde de l’après-guerre fracturé en deux blocs, entre lesquels la France tente de restaurer son prestige de grande Nation éclaireuse, Malraux voit un péril mortel pour l’Humanité dans ce qu’il appelle « les usines de rêve ». Entendons par là les industries culturelles qui ont pris essor avec le cinéma, et dont l’objet est de remplir de vide spirituel le temps laissé vacant par les loisirs récemment conquis. Pour Malraux,
« Ces usines si puissantes apportent les moyens du rêve les pires qui existent, parce que les usines de rêve ne sont pas là pour grandir les hommes, elles sont là très simplement pour gagner de l’argent. Or, le rêve le plus efficace […], c’est naturellement celui qui fait appel aux éléments les plus profonds, les plus organiques et, pour tout dire, les plus terribles de l’être humain et avant tout, bien entendu, le sexe, l’argent et la mort ».
À la redoutable efficacité des machines qui produisent et diffusent les images de mort, Malraux oppose la force intemporelle et universelle des œuvres de l’esprit qui éclairent le destin de l’Homme à travers les siècles et les continents : « Les seules images aussi puissantes que les images de sang, ce sont les images d’immortalité. »
Grandeurs et misères de la démocratisation
C’est sur cette base que le premier ministre des Affaires culturelles donnera à son projet la double mission d’organiser l’accès de tous aux grandes œuvres de l’esprit et de soutenir la création artistique. Il s’agissait, comme l’a écrit Jean Caune, de « produire une culture contemporaine », en donnant en partage un patrimoine que les artistes vivants viendraient réinterpréter pour garantir son immortelle puissance émancipatrice. Ainsi conçue, la politique culturelle est avant tout un combat : il s’agit de dresser une sorte de cordon sanitaire autour de la culture dite cultivée, que Malraux entend protéger des « démons » enfantés par le lucre industrialisé.
On sait aujourd’hui que ce projet – qualifié a posteriori et de façon très réductrice de « démocratisation culturelle » – a échoué. Il est vrai qu’il portait en lui ses propres limites. Très vite en effet, il est apparu que pour être efficace, la politique culturelle ne pouvait s’abstenir de prendre en compte, en même temps que la culture cultivée, les cultures populaires. Ainsi vint le temps de la revendication d’une démocratie culturelle, phénomène ascendant censé équilibrer le mouvement descendant de la démocratisation culturelle. Dès lors le mot d’ordre sera celui de la créativité, dont Jack Lang fera son cheval de bataille : chaque individu recelant un talent créatif, il suffirait de lui donner l’occasion et les moyens de l’exprimer pour que la messe culturelle soit dite.
Le malheur fut que sous couvert d’objectifs soi-disant démocratiques parés d’intentions fort généreuses, ce mouvement s’est opéré dans la plus grande confusion. Au point qu’il a fini par déboucher sur ce que Malraux redoutait par-dessus tout : une forme de relativisme culturel mortifère non seulement pour l’ensemble de la société, mais pour le ministère de la Culture lui-même.
Toute la culture vient de là
Car pour établir une relation équitable entre culture cultivée et culture populaire, encore aurait-il fallu prendre la peine de définir la seconde pour lui donner ses lettres de noblesse. Lesquelles résident dans la capacité des cultures populaires à produire des formes esthétiques exprimant les aspirations d’un groupe donné à un moment donné, et susceptibles de nourrir des représentations symboliques universelles.
Ainsi, la culture dite cultivée est fondamentalement le produit d’une mise en forme syncrétique des innombrables cultures populaires qui ont jalonné, exprimé, illustré et transmis l’histoire de l’Humanité. Que ces expressions dites populaires irriguent en permanence la culture cultivée est donc dans l’ordre naturel des choses de la culture. Les exemples en sont légion, des chants traditionnels au hip-hop, en passant par le jazz ou le rock. S’il n’avait pas d’abord fait rire dans les cours de ferme, Molière n’aurait jamais eu l’occasion de se rire de la cour… et on ne le jouerait plus aujourd’hui.
Mais cela ne veut pas dire que la créativité peut se substituer à la création. Le prétendre relève de la pure supercherie, et ne peut déboucher que sur un désastreux malentendu. Car le travail de création artistique, qui inlassablement renouvelle la culture, exige une maîtrise des formes qui ne s’improvise pas : s’il n’avait pas été en concurrence avec Corneille et Racine pour obtenir les faveurs du roi, Molière n’aurait pas atteint l’excellence qu’on lui reconnaît… et on ne le jouerait plus aujourd’hui.
Or de même que la maîtrise des formes est une condition de la création, la maîtrise des codes est indispensable au travail culturel, qu’on le veuille ou non, qu’on le déplore ou qu’on s’en satisfasse. L’ignorer, c’est vouer à l’échec tout processus démocratique de mise en culture de l’art, c’est condamner à une vie séparée culture cultivée et culture populaire, c’est consacrer des pratiques culturelles socialement distinctes et distinctives. Et c’est aussi, et peut-être surtout, jeter la culture populaire dans les bras avides des industries culturelles. Lesquelles peuvent produire le meilleur quand la puissance publique les protège de leurs propres appétits lucratifs. Mais lesquelles sont avant tout, et intrinsèquement, de formidables machines à fabriquer une culture de masse sans âme qui fait feu de tout bois, sans autre projet que le profit financier généré par l’obsession du divertissement.
Or si la créativité ne se confond pas avec la création, le divertissement n’est pas équivalent à la délectation. Si tel était le cas, toutes les chaînes de télévision programmeraient Molière en prime time, et les centres dramatiques n’auraient aucun mal à élargir et renouveler leur public.
Bête de scène
Dans le triangle sensoriel-sensible-symbolique qui contient le processus de création artistique et de mise en culture de l’art, le travail culturel se concentre sur le lien entre sensible et symbolique : celui qui permet de déconstruire des propositions esthétiques individuelles, pour construire des représentations éthiques collectives. La consommation culturelle suscitée et organisée par les industries du divertissement est pour sa part totalement indifférente à ce processus : seule l’intéresse la dimension sensorielle, celle qui procure un plaisir immédiat, déconnecté de toute opération symbolique.
De ce point de vue, on ne peut qu’être frappé par la façon dont les commentateurs de tout poil ont insisté sur les qualités de « bête de scène » prêtées à Johnny Hallyday, lors des longues journées d’enflure médiatique qui ont suivi son décès. Le caractère physique, voire animal de ses prestations scéniques, a été longuement salué – un psychanalyste allant jusqu’à souligner sa « stature phallique »… Et dans l’hommage qui lui a été rendu a éclaté, dans toute sa puissance, la relation compassionnelle qu’il avait su entretenir, tout au long de sa remarquable carrière, avec le public nombreux qui l’accompagnait de façon inconditionnelle.
« L’idole-copain », pour reprendre les termes d’Edgar Morin, était sans conteste passé maître dans l’art de se faire désirer. Il avait un talent exceptionnel pour susciter l’empathie, pour distiller à bon escient bonnes et mauvaises nouvelles, pour faire rêver de ses succès et pleurer de ses malheurs. Revendiquant la banalité de ses aspirations pour mieux rendre spectaculaire leur mise en scène, Johnny Hallyday était un authentique virtuose du show-business. Doué d’un sens des affaires hors du commun, il se donnait d’autant plus volontiers à son public qu’il savait très exactement ce que ses fans attendaient de lui : une relation charnelle, directe, dont les albums studio attisaient le désir, autant que les albums live entretenaient le souvenir.
Pour autant, son immense succès commercial fait-il de lui un « artiste exceptionnel », comparable à Victor Hugo et digne du Panthéon de la chanson française, comme l’ont affirmé des personnalités politiques de haut rang ?
Faire de lui une icône du rock français au motif qu’il a introduit le rock’n roll en France dans les années soixante, n’est-ce pas faire insulte aux musiciens qui, depuis des dizaines d’années et bien souvent dans l’ombre, explorent et redéployent l’esthétique rock dans de nombreux courants et sous-courants véritablement populaires ? Certes, Johnny Hallyday bénéficiait d’une immense popularité. Mais le mot est piégé. Inventé par les industries culturelles pour glorifier la culture de masse, il tend à faire croire que le caractère populaire d’une proposition artistique se mesure au nombre de disques ou de billets vendus.
L’État piégé
Le piège fonctionne à merveille. Cela fait vingt ans déjà que l’État est tombé dedans : dès 1997, on a pour la première fois ajouté aux missions historiques du ministère de la Culture celle de « veiller au développement des industries culturelles ». Et dans une totale confusion des genres, c’est la ministre chargée de cette mission, Catherine Trautmann, qui avec bonheur inventera les Scènes de musiques actuelles (SMAC) pour que s’y développent les musiques populaires… tandis qu’au même moment la France se couvre des Zéniths si chers à Johnny !
Dans les heures et les jours qui ont suivi le décès de Johnny Hallyday, le piège s’est cruellement refermé : entre une ministre de la Culture souhaitant un « hommage national » pour l’idole des (ex-)jeunes, et un président de la République lui rendant officiellement un hommage « populaire » à l’occasion de ses obsèques, tout porte à croire que l’on a durablement renoncé, rue de Valois, à tenter d’organiser des relations équitables entre culture cultivée, culture populaire et culture de masse.
Dès lors une question demeure, lancinante : à quoi peut bien encore servir un ministère de la Culture ?