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Rester dans la rue plutôt qu’aller en centre d’urgence : comprendre le choix des sans-abri

Préférer la rue: ce « choix » est souvent dicté par des conditions d'hébergement insalubres et souvent dangereuses pour les personnes sans-abri. Môsieur J./flickr, CC BY-ND

« La promesse de l’État, c’est de garantir des places d’accueil. Et vous avez, à l’heure où je vous parle, encore des places d’accueil disponibles en Île-de-France et dans les grandes villes. Peut-être pas assez, mais il faut un petit peu de temps pour améliorer cela. Ensuite, il y a des femmes et des hommes qui refusent aussi, dans le cadre des maraudes, d’être logés, parce qu’ils considèrent que c’est leur liberté, et je n’ai pas à juger de savoir si c’est bien ou pas. »

Par cette déclaration à BFMTV datant de la fin du mois de décembre 2017, Christophe Castaner, secrétaire d’État chargé des relations avec le Parlement, a ravivé le débat sur les sans-abri qui refuseraient les propositions d’hébergement d’urgence faites par les maraudes. Ses propos indiquent clairement que les efforts de l’action publique pour apporter une réponse à toutes et tous se heurtent aux refus des personnes d’aller en centre d’hébergement.

En d’autres termes, l’État respecte son engagement en proposant des places d’hébergement et si les personnes restent dehors, c’est qu’elles en ont fait le choix. Il y a une dizaine d’années, la question du refus des propositions d’hébergement par les sans-abri avait conduit la ministre du Logement de l’époque, Christine Boutin, à une conclusion quelque peu différente, envisageant alors de rendre obligatoire l’hébergement des personnes à la rue en période de grand froid.

Pointer du doigt les sans-abri

Ces deux positions politiques, à dix ans d’intervalle, peuvent sembler diamétralement opposées, et pourtant, on peut constater qu’elles s’accordent à considérer que la situation problématique trouve sa cause dans le comportement individuel des sans-abri. En réponse aux propos de Christophe Castaner, les acteurs associatifs ont réagi en soulignant l’inadéquation entre l’offre d’hébergement et la demande, considérant, à l’image de la réaction de la Fondation Abbé Pierre, que ces « cas marginaux » de refus ne permettent pas de justifier « l’absence de prise en compte d’une urgence considérable ».

Effectivement, le refus des propositions est un phénomène marginal. S’il n’existe pas de données précises sur le nombre de refus reçus par les maraudes, certaines études permettent de constater la part de non-recours au 115 pour obtenir un hébergement d’urgence. À titre indicatif, une enquête flash réalisée auprès de 90 maraudes par la Fédération des Acteurs de la Solidarité avait constaté que 67 % des personnes rencontrées lors des maraudes n’avait pas fait appel au 115 (numéro de l’urgence sociale) pour une solution d’hébergement le jour de l’enquête.

Si le taux de non-recours au 115 est ici important, le nombre de personnes qui renoncent à solliciter une place d’hébergement ou qui refusent les propositions qui leur sont formulées reste minoritaire en comparaison avec celles qui demandent un hébergement via le 115 et qui obtiennent majoritairement une réponse négative : au cours de l’été 2017, seules 37 % des demandes ont donné lieu à un hébergement.

Pourtant, il est intéressant de s’attarder sur cette question qui revient régulièrement dans le débat public et de comprendre quelles sont les conditions et les raisons qui poussent une personne à refuser un hébergement d’urgence.

Ceux qui restent en bas de l’escalier

En France, et malgré diverses transformations au cours des dix dernières années, le champ de la prise en charge des personnes sans abri et sans domicile continue d’être majoritairement organisé comme un continuum que l’on qualifie de « modèle en escalier ». Ce modèle consiste en une succession d’étapes, comme autant de dispositifs, aboutissant à un logement personnel de droit commun (logement social, parc privé et autres dispositifs). Pour illustrer de manière simplifiée, une personne est ainsi censée passer par un hébergement d’urgence, avant d’accéder à un hébergement d’insertion, puis à un logement accompagné, avant d’accéder à un logement personnel.

Un SDF britannique rencontré au détour d’une rue. 2015. À l’été 2017, seuls 37 % des demandes au 115 ont eu accès à un hébergement. Charles Chevillard/Flickr, CC BY-SA

Les limites de ce modèle et de cette organisation ont été identifiées et renvoient notamment au caractère particulièrement exigeant et contraignant de ce parcours. Parmi ses effets néfastes, l’on constate que les personnes les plus marginalisées ou les plus fragiles sont finalement celles qui ont le plus de mal à gravir ces différentes marches. Elles se retrouvent en quelque sorte condamnées à rester au pied de cet escalier, dans une alternance entre les dispositifs de l’urgence sociale (dispositifs de premier accueil ou hébergement d’urgence ponctuel) et la rue, n’accédant que très rarement aux dispositifs dits « d’insertion » ou au logement.

Cette parenthèse sur l’organisation de l’offre sociale à destination des sans-abri est primordiale, car elle permet de comprendre que le refus ne concerne pas toute forme d’hébergement, mais l’hébergement d’urgence qui peut prendre des formes très variables selon les structures.

Comprendre le refus

Bien que les conditions d’accueil se soient améliorées au cours des dix dernières années, les plus grands centres d’hébergement d’urgence, qui sont généralement ceux dans lesquelles il reste des places vacantes, continuent de proposer des modes de fonctionnement que les personnes que j’ai eu l’occasion d’interroger refusent de manière explicite.

Durées de séjour limitées (en dépit du principe de la continuité inscrit dans la loi), conditions d’hygiène et de sécurité parfois inacceptables, interdiction de rester dans la structure en journée font partie des motifs invoqués par les personnes pour expliquer leurs refus de se rendre dans ces structures.

Mais les critiques qui reviennent le plus fréquemment dans les discours des personnes que j’ai rencontrées portent sur le caractère collectif de l’hébergement. Qu’il s’agisse de gymnases où des dizaines de personnes se retrouvent à dormir dans des lits de camp, où de chambres dans lesquelles quatre, six ou huit personnes dorment sur des lits superposés, le fait de partager un espace avec des personnes que l’on ne connaît pas, avec le risque de se retrouver à « cohabiter » avec quelqu’un à l’hygiène dégradée, d’agressif, d’alcoolisé, etc. est l’argument principal qui motive le refus des propositions d’hébergement ou le fait de ne pas demander une place.

Hakim, quarante-trois ans, après plus de quinze ans à alterner entre séjours à la rue et habitats précaires, vit désormais depuis plus de deux ans dans un centre d’hébergement parisien au sein duquel il dispose d’une chambre individuelle, de sa salle de bain et de ses sanitaires. Mais avant cela, il a connu diverses structures où les conditions d’accueil, et notamment le caractère collectif de l’hébergement, l’ont finalement conduit à éviter les services d’aides qui auraient pu l’y conduire.

J’ai longuement discuté avec lui de son rapport aux équipes mobiles d’assistance et leurs propositions d’hébergement d’urgence quand il était dans la rue.

Hakim : […] Je me mélangeais pas avec ça moi. Ouais, les équipes mobiles, le SAMU social… Non, non, non. À la rigueur, des fois, j’allais manger aux Restos du Cœur […]… voilà. […] Parce que je savais qu’est-ce qu’ils allaient me faire, quoi. Ils allaient m’orienter vers des trucs que je connais, et que j’ai déjà entendu que c’est pas bien, quoi.

Julien : Et genre quoi par exemple ?

Hakim : Ben, genre, quand tu les appelles, même le 115, quand des fois j’appelais le 115, ils me mettaient à [grand centre d’hébergement d’urgence]. C’est un entrepôt, il y a 400 bonshommes par nuit, hein. Ça arrive par bus, et tout. Non, non, merci. Tu vois. Sinon, je dormais dehors, à gauche à droite.

Bernard, la cinquantaine passée, hébergé dans un centre d’hébergement depuis trois ans après un parcours de rue de près de quinze ans, explique quant à lui avoir très peu sollicité les structures d’hébergement et avoir refusé différentes propositions pour des raisons proches de celles invoquées par Hakim :

Julien : Y a des choses qui existent. Qu’est-ce qui fait que tu n’as pas sollicité des services d’hébergement ?

Bernard : Alors, on m’a fait plein de propositions, moi… […] Madame M. une [référente sociale], un jour, elle me propose un [centre d’hébergement d’urgence collectif]. Donc là, tu touches ton RSA, ils ne demandent même pas un centime. […]. Cinq par chambre. Donc, je lui ai téléphoné le soir, je lui ai dit à madame M. : « Non madame M., je peux pas moi. Moi, je veux un truc tout seul. ». « Mais y a pas de structure pour les gens seuls ». Donc voilà.

Trouver « un coin tranquille »

Comme le disait Christophe Castaner, « la responsabilité de la réponse publique, des collectivités comme de l’État, c’est d’offrir des capacités d’accueil, au chaud, dans de meilleures conditions que celles qu’ils connaissent dans la rue ».

Toute la difficulté réside dans la divergence de jugement qui peut exister entre ce qui est considéré ou non comme une « meilleure solution » que la rue.

Alors que toute forme de mise à l’abri est bien souvent considéré comme une solution acceptable, dans une logique du « mieux que rien », les personnes interrogées affirment qu’elles préfèrent refuser et trouver par elles-mêmes des solutions alternatives plus acceptables. Ce sont des « coins tranquilles », derrière des bâtiments, dans des cages d’escalier, ou dans des garages souterrains par exemple. Bernard a par exemple dormi plusieurs mois dans une tente installée dans le jardin d’une maison de retraite. Hakim, quant à lui, a connu les squats, l’hébergement chez des tiers, les cages d’escalier et a même dormi à une époque dans des wagons de train désaffectés.

« Un coin tranquille » : Paris, juin 2017 : un grand nombre de personnes préfèrent trouver un lieu paisible sans danger plutôt que d’affronter la vie collective dans certains centres. Denis Boquet/Flickr, CC BY-SA

Alors que le refus de l’offre d’hébergement est parfois considéré comme la manifestation d’un comportement irrationnel, un « symptôme » de la situation d’exclusion aggravée dans laquelle se trouverait la personne, il nous semble intéressant de considérer ce non-recours volontaire à l’offre sociale d’hébergement comme l’expression d’une contestation individuelle qui semblerait se rapprocher de comportements politiques tels que le boycott par exemple.

Le propos des personnes n’est pas de refuser l’offre sociale dans sa globalité, alors même qu’elles ont bien souvent fréquenté différents services sociaux ne proposant pas d’hébergement au cours de leur parcours à la rue, mais de refuser une offre jugée inadaptée et donc inacceptable. Or, cette manifestation critique du désaccord avec l’offre est sans doute la part visible d’un sentiment partagé par d’autres qui, si les conditions n’évoluent pas, finiront par renoncer à solliciter l’hébergement d’urgence.

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