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Restituer les biens culturels à l’Afrique : idée d’avenir ou dépassée ?

Samuel Fosso: « Le Chef, celui qui a vendu l’Afrique aux colons », 1997. C-print monté sur aluminium, collection Gervanne et Matthias Leridon. RFI

Lorsque nous restituons le patrimoine artistique africain, célébrons-nous la modernité ou tentons-nous de réparer l’histoire ? Sommes-nous tournés vers l’avenir ou vers le passé ? L’idée s’inscrit incontestablement dans une tendance qui prolonge un mouvement amorcé dès la seconde moitié du XXe siècle, consécutif à la décolonisation. Le texte de référence est la Convention Unesco de 1970 qui oblige les États signataires à restituer le patrimoine sorti illicitement (pillages, trafics etc.). Ce texte est efficace s’agissant d'objets entrés illégalement dans les collections publiques. Il l’est beaucoup moins lorsqu’ils sont passés en mains privées. Dans ce cas, il existe deux systèmes juridiques susceptibles d’interférer avec la convention de 1970.

Statue royale anthropo-zoomorphe, dite bochio, de style Fon. Provenance : Abomey, royaume du Danhomé (aujourd’hui Bénin). Quai Branly/Wikipédia

Dans les pays de droit anglo-saxon, la règle est qu’il n’est pas possible de transmettre un droit de propriété défectueux : « Nemo dat quod non habet ». On ne transmet pas ce que l’on n’a pas. Cette règle a par exemple, dans le cas des biens spoliés aux juifs, permis au portrait de Judith Bloch Bauer de Klimt, alors exposé dans un musée autrichien, d’être restitué aux héritiers de son légitime propriétaire. Dans les États de droit civil, à commencer par la France, patrie du Code Napoléon, le principe qui prévaut est qu’en matière de meubles, possession vaut titre.

En d’autres termes, si un acquéreur entre en possession de bonne foi d’un objet mal acquis, il en devient propriétaire. Ce qui rend la restitution illusoire. Fondamentalement donc, en matière de droit, le débat – placé non pas sous le vocable de « retour » mais celui de « restitution » (« rendre quelque chose qu’on possède indûment ») – du patrimoine africain aux pays dont il provient pose, de manière implicite, la question de la légalité des acquisitions effectuées sur le continent à l’époque coloniale.

Schémas et désirs occidentaux

Quelle sera la portée du débat sur les restitutions lancé par Emmanuel Macron le 28 novembre 2017 à Ouagadougou ? Celui-ci affirme avec force l’idée d’une restitution du patrimoine artistique à l’Afrique, ce qui invite dans un premier temps à examiner si, dans les collections des musées de France, des objets doivent être restitués au regard des conventions déjà signées.

La seconde étape, qui est la véritable portée de ce discours, portera sur les collections des musées de France constituées avant l’entrée en vigueur à l’égard de la France et des États d’origine concernés de la Convention de 1970. En clair, le discours prononcé par le Président de la République a manifestement une ambition politique créatrice de droit. Un élan de l’esprit qui vise à bousculer le vieux principe issu de l’Edit de Moulins de 1566 de l’inaliénabilité des collections publiques. Finie l’époque où l’on accumule sans jamais rendre, de cette vision immobile d’une société pétrifiée et satisfaite ! Place à la générosité, au dynamisme et à la modernité !

Oui, mais cela risque de tourner très vite à un exercice académique et de faire long feu si on projette sur l’Afrique des schémas, des concepts et surtout des désirs occidentaux. Ou encore, si on entraîne les États africains à s’exprimer selon notre propre voix, ce qui revient pratiquement au même. Schématisons avec les risques que cela comporte : pour les Occidentaux, l’art dialogue avec l’esthétique et la beauté, pour les Africains, la beauté est presque symptomatique. Dans les arts classiques du continent, elle révèle l’efficacité de l’objet. Picasso décrivait la relation des Africains à l’art à partir de l’idée d’intercession. L’objet a une fonction : celle de permettre le dialogue entre les esprits et les hommes. Cela ne signifie pas que la beauté n’est pas un sujet, mais que le beau est efficient.

Pablo Picasso dans l’atelier du Bateau-Lavoir, en 1908 (Burgess Gelett Frank, 1866-1951). Musée national Picasso

À l’origine des musées sur le continent africain

Dès l’époque coloniale, le Musée sur le continent africain n’a pas été le seul fait des pouvoirs administratifs, mais selon les cas, le fruit de la colonisation, un enjeu de pouvoir, l’expression identitaire d’un peuple, ou un rêve d’ethnologue ou d’archéologue. Dans un article très éclairant, « La Maison du Pays », Marguerite de Sabran, Directrice du département des arts d’Afrique et d’Océanie chez Sotheby’s, décrit la manière dont le patrimoine est exposé dans les musées privés d’Afrique de l’Ouest et du Cameroun.

Mosé Yeyap. Wikipédia, CC BY

Le premier musée camerounais est créé en 1922 par le Sultan Njoya à l’intérieur du palais de Foumban afin d’asseoir son pouvoir face aux Français et de rappeler l’histoire du Royaume Bamum. En réaction, les Français chargèrent un interprète converti au christianisme, Mosé Yeyap, de créer un centre appelé « Artisanat », rassemblant les artistes qui avaient travaillé pour le roi. À l’époque, on est en pleine colonisation. L’art sert des ambitions politiques. Une deuxième vague de musées d’initiative privée voit le jour lorsque la colonisation s’achève. Au Ghana, en 1952, en réaction à l’ouverture d’un musée militaire par les Anglais, les Ashantis créent l’Asante Culturel Centre.

Au Nigeria, les musées d’Esie, de Jos et d’Oron sont créés par l’administration coloniale. En 1940, s’ouvre dans la ville de Bénin le musée des collections du souverain Oba et à Ife celui du souverain Oni. « En valorisant une tradition artistique fondée sur la royauté, l’Oba de Bénin et l’Oni d’Ife rappelaient que même s’ils avaient perdu leur autonomie politique, les anciens royaumes conservaient une forte cohésion appuyée sur les traditions, les héritages et sur les autorités coutumières détenant encore des pouvoirs puissants », explique Marguerite de Sabran.

Le sultan Ibrahim Njoya. Wikipédia

À Abomey, le musée naît de la coopération de Français (Institut d’Afrique Noire, IFAN) avec les membres de la famille royale sous l’autorité de laquelle ils sont placés. Après la défaite du roi Gbéhanzin et l’incendie de son palais lors de la conquête du royaume par les Français en 1892-1894, il s’agissait en 1944 de consolider et de légitimer l’accession au trône du roi Gléglé.

D’autres musées servent à affirmer un pouvoir religieux : en 1958, à Vavoua, en Côte d’Ivoire. Plus récemment, en 1991, le musée sert à affirmer une identité : la Culture Sérère et Fatick au Sénégal ; les cultures Dan et Guéré en Côte d’Ivoire. En 1973, les Eotilé demandent à l’archéologue Jean Polet de créer un musée destiné à légitimer leur souveraineté sur des îles situées à l’extrême sud-est du réseau lagunaire Ivoirien dont ils avaient été chassés par les Anyi au XVIIIe siècle. C’est le cas d’autres peuples que Marguerite de Sabran donne en exemple : comme les Abouré dans la région de Bonoua. Une vague de création de musées intervient dans les années 1990 à l’initiative d’archéologues occidentaux : Bertrand F. Gérard à Pobé Mengao au Burkina Faso (Culture Kurumba), musée du Poni par l’ethnologue Madeleine Père en pays Lobi au Burkina Faso également. En réaction, en 1995, l’homme d’État Malien Alpha Oumar Konaré met en garde contre l’approche occidentale du patrimoine des Africains. Car certains objets peuvent être interdits à la vue des femmes, revendique Z. Parfait Bambara concernant le musée provincial du Houet au Burkina Faso.

Le musée historique d’Abomey. Bénin tourisme

À travers ces illustrations, on constate que l’approche muséale des peuples d’Afrique est à la fois récente et influencée directement par l’Occident ou en réaction à son hégémonie. La conquête coloniale n’est jamais loin des querelles de revendication. On se souvient de la restitution en 2005 par l’Italie à l’Éthiopie de l’Obélisque d’Axoum qui avait été spolié par Mussolini en 1937, de la demande du Bénin présentée à la France en 2016 sollicitant la restitution des biens emportés lors de la prise d’Abomey.

Sans titre (Femme assise en robe à chevrons), Seydou Keïta, 1956. MET

Une terre d’art vibrante et créative

L’Afrique demeure aujourd’hui une terre d’art vibrante et créative. Des expositions d’art contemporain sont organisées dont celle de la remarquable collection Pigozzi en 2017 à La Fondation Louis Vuitton. Des photographes comme Seydou Keïta ont pu émouvoir un large public lors de la rétrospective qui lui a été consacrée à la RMN en 2016. L’AKAA, foire d’art contemporain et de design d’Afrique, a attiré en 2017 au Carreau du Temple plus de 15 000 visiteurs en seulement trois jours. À cet égard, l’art contemporain est probablement un point d’entrée intéressant pour réfléchir à la question des restitutions.

Qu’il me soit permis d’évoquer ici une anecdote personnelle. Il y a de cela des années, Jacques Giès, alors directeur du musée Guimet, m’avait fait, plus que comprendre, « sentir » l’art contemporain en exposant des œuvres extrêmement contemporaines à côté d’œuvres anciennes. J’avais alors vu et surtout ressenti que les Indiens ou les Chinois d’aujourd’hui utilisaient à travers des œuvres particulièrement transgressives un alphabet artistique millénaire. C’est toujours le même fil qui sous-tend la création. Et le fait de laisser aux artistes et à la jeunesse africaine le soin d’inventer des solutions nous semble une piste à explorer. Quelle est l’alternative ? Il faudrait faire une plongée dans les collections africaines.

Dépasser le passé

Si on commence par restituer l’art en se basant sur des critères historiques, liés à la culpabilité de l’occident, le résultat risque d’être décevant et de se traduire par du dépit, de la colère et des frustrations. Cela raviverait des blessures profondes au regard de la culpabilité indéniable des Portugais, des Anglais, des Français, des Hollandais notamment envers l’Afrique. On se rappellerait aussi que les Africains eux-mêmes sont parties prenantes à ce commerce d’art. Il ne faut pas oublier le passé mais il vaut mieux l’intégrer dans un projet d’avenir tout en se gardant d’une pure approche victimaire de l’Afrique.

Sur ce continent, une jeunesse extraordinaire est prête à écrire une page importante du XXIe siècle. Déjà, des initiatives existent qui traduisent la relation spécifique de l’Afrique à l’objet et au patrimoine. Dans un contexte traditionnel, la pièce originelle peut être détruite lorsqu’elle est usagée et que l’on peut transférer sa puissance vers la nouvelle pièce. Toujours, cette idée d’intercession, qu’avant tous, Picasso avait comprise. Ce qui compte plus que l’objet c’est la charge. Citons aussi l’exemple récent des banques culturelles qui se sont développées au Mali, où des musées créés dans les villages rassemblent des œuvres confiées par leur propriétaire qui en garde la possession et l’usage occasionnel.

Faisons dialoguer artistes, collectionneurs, patrons de musées, créons une effervescence participative autour de cette question des restitutions. L’art, depuis toujours, suit les lignes de force du monde : la guerre et l’argent. Le projet du retour de l’art africain à l’Afrique est grand et ambitieux. Il comporte une dimension évidemment rédemptrice et messianique. Il ne peut aboutir par la seule raison ou la seule méthode. Pour réussir, il faudra laisser place aux artistes, à la jeunesse du monde, à l’originalité et à un brin de folie car l’histoire des hommes et de l’art est aussi faite de cela.

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