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Retour en Arakan ou comment comprendre la lente exclusion des Rohingyas

Des réfugiés Rohingya arrivent au Bangladesh début septembre. Plus de 370 000 d'entre eux ont fui les violences dans l'état de l'Arakan. MUNIR UZ ZAMAN / AFP

Le 25 août dernier, des membres d’une organisation armée dénommée l’Armée de libération des Rohingyas de l’Arakan (ARSA) ont mené une série d’attaques contre des postes de police dans l’État d’Arakan (ou Rakhine), à l’ouest de la Birmanie, afin de « défendre et de protéger la communauté musulmane d’Arakan ».

En octobre 2016, ce groupe avait déjà attaqué trois postes frontière dans la région. La réponse de l’armée birmane et les affrontements qui ont suivi ont provoqué en l’espace de deux semaines, un nouvel exode de musulmans dans le Bangladesh voisin. Quelques 300 000 réfugiés sont alors venus s’ajouter à d’autres dizaines de milliers, installés dans des camps, ou alentours, près de la frontière, tandis que les autres populations civiles d’Arakan non musulmanes, bouddhistes et hindoues surtout, se réfugiaient vers le sud de la région.

L’Arakan, foyer de conflits

L’Arakan est devenu un foyer de cristallisation des difficultés et des conflits de la Birmanie contemporaine. Son rapport au pouvoir central birman, ses attentes en matière de développement économique, de partage du pouvoir et des richesses au sein d’un système fédéral, sont commun aux autres États et régions périphériques du pays.

Zones de conflits au Myanmar depuis 1995 (carte datée de 2016). CentreLeftRight, Aoetearoa/Wikimedia, CC BY

En même temps, l’Arakan se singularise par ses populations musulmanes, près d’un tiers des quelques 3 millions de personnes composant sa population totale sur près de 60 millions de Birmans au total.

L’aggravation des conditions de vie des musulmans d’Arakan, régulièrement dénoncée par la communauté internationale, les prive de tout avenir, notamment depuis les affrontements intercommunautaires qui les ont opposés aux bouddhistes arakanais en 2012 et 2013.

Cette région a déjà connu dans le passé des heurts semblables, aux conséquences humaines elles aussi dramatiques, en 1978 et 1991/92.

Au-delà d’un contexte particulier, la récurrence de telles situations suggère des explications d’ordre plus structurel. Depuis son indépendance (1948), la consolidation nationale constitue un enjeu majeur du pays, la reconnaissance juridique, politique, culturelle et économique des différentes composantes ethniques ou religieuses dans l’espace national restant un défi.

Aliénation progressive

Les musulmans d’Arakan (ou kala suivant le terme vernaculaire, à présent insultant) ont progressivement été marginalisés dans l’espace social birman au point d’incarner une, si ce n’est la figure de l’étranger dans la Birmanie contemporaine. Cette marginalisation trouve son origine dans un processus de différenciation des populations initié durant la colonisation britannique, à l’issue duquel la race, disons l’ethnicité (définie par des critères de langue et de religion), est devenue une dimension décisive de l’espace national birman.

Dans ce pays où près de 90 % de la population totale est bouddhiste, l’islam est perçu comme étranger.

Les musulmans ont été assimilés aux nombreux immigrés indiens au XIXᵉ siècle durant la période coloniale. Ici des astrologues hindous du Manipur (Inde et Birmanie britannique), vers 1901. Vincent Clarence Scott O’Connor -- The Silken East/Wikimedia

En effet, il est associé aux migrants indiens et à leur descendants qui se sont installés sous l’impulsion de l’État colonial britannique à la fin du XIXe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, afin de développer la culture et le commerce du riz, mais aussi pour le fonctionnement de son administration coloniale.

Les Indiens, et par conséquent les populations musulmanes, ont donc été assimilés à l’impérialisme britannique et à la colonisation. Dans le même temps, se développait un mouvement nationaliste birman puisant ses racines dans des associations de moines bouddhistes.

Les Indiens venus en Arakan pendant la colonisation, étaient pour la plupart originaires du Bengale voisin, et s’installèrent en plus grand nombre qu’ailleurs dans le pays. Il existait d’anciennes populations musulmanes dans la région, notamment parce qu’à l’époque où le royaume d’Arakan était indépendant, le roi avait capturé, au cours du XVIIᵉ siècle, des populations au Bengale voisin, avant de les déporter pour qu’elles travaillent dans les rizières ou qu’elles soient contraintes à d’autres corvées, ou encore vendues comme esclaves aux Hollandais.

Ces anciennes populations musulmanes, d’origines diverses, furent en quelque sorte confondues, mêlées, aux vagues de migrants indiens. Par la suite, d’autres personnes originaires du Bengale voisin se seraient installées régulièrement et illégalement au moment de l’indépendance du Bangladesh (1971) et après. Fondé ou non, le sentiment d’envahissement des Arakanais bouddhistes par des populations originaires du Bengale voisin existe depuis longtemps.

Peurs

Par ailleurs, la peur de l’islam est réelle et renforce ce sentiment. L’idée que les musulmans visent à la conquête de la région, à sa domination et à son islamisation est répandue dans le pays. Une telle peur est nourrie par le fait que, depuis l’attentat du World Trade Center de 2001, la Birmanie n’a pas reçu d’autres images de l’islam que celles d’une religion radicale, terroriste et conquérante.

La perception de l’islam comme étranger s’est aussi traduite dans le droit. La question des musulmans en Arakan interroge les conditions d’accès à la citoyenneté et de participation à la vie nationale qui relèvent de la législation de 1982 et, surtout, d’un éventuel statut légal à donner aux communautés ou minorités religieuses. L’absence de reconnaissance de minorité religieuse dans la constitution de 1947 n’empêchait toutefois pas d’accéder à la citoyenneté birmane. La loi 1982 se caractérise par un durcissement des conditions d’accès à la citoyenneté.

Préparation d’un repas collectif dans un camp de réfugiés au Bangladesh, septembre 2017. Munir Uz Zaman/AFP

Seules les « races nationales » ou minorités ethniques, officiellement reconnues peuvent prétendre à la citoyenneté. Comme si, à titre de comparaison, pour être citoyen français, il fallait automatiquement être reconnu comme Breton, Corse ou Orléanais. Cette reconnaissance est fondée sur une « autochtonie » implicite, refusée aux musulmans d’Arakan hormis au groupe des Kamans.

Une armée toute puissante

Aung San Suu Kyi, la leader birmane, a été très vivement critiquée par la communauté internationale. Ses actions sont cependant souvent passées inaperçues.

Depuis la victoire écrasante de son parti, la Ligue nationale pour la democratie (LND) et sa fonction à la tête de l’État, elle a tenu à maintenir indirectement des liens avec l’armée, parce qu’elle n’a pas d’autre choix que de composer avec cette institution dont la position de force est entérinée par la Constitution.

En plus des 25 % de sièges au Parlement qui lui sont assurés constitutionnellement et de l’une des deux vice-présidences, l’armée contrôle les trois ministères clefs que sont l’intérieur, la défense et la gestion des frontières, obtenant de fait, une totale autonomie dans les affaires militaires. Enfin, elle est directement impliquée dans les grands chantiers économiques et les dossiers politiques les plus importants comme celui des conflits avec les armées non birmanes.

Les Birmans pensent, par ailleurs, que l’armée peut à tout moment déclarer l’état d’urgence en cas d’instabilité politique, brandissant la menace sur « l’unité nationale ».

La diplomatie discrète d’Aung San Suu Kyi

Peu après sa prise de fonction effective à la tête du pays, Aung San Suu Kyi avait demandé au Rapporteur des Nations Unies de proscrire l’appellation « Rohingya » et aux officiels birmans de proscrire celle de « bengali », privilégiée sous la présidence précédente de Thein Sein. Le premier terme sous-entend une ethnicité que leur refusent majoritairement les bouddhistes. Le second les fait passer pour des étrangers ou immigrés illégaux. La leader birmane a privilégié l’expression de « communautés musulmanes d’Arakan » dans le but d’apaiser le climat et de favoriser le retour à la confiance entre bouddhistes et musulmans, ce qui a suscité de vives protestations parmi les bouddhistes.

Par ailleurs, une commission consultative a été mise en place en août 2016 par Aung San Suu Kyi, présidée par l’ancien secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan afin de répondre à la communauté internationale et de l’impliquer davantage dans les processus de paix dans la région.

La commission a rendu son rapport la veille des attaques d’août dernier. Il dresse un bon état des lieux d’une situation fort complexe et évoque notamment la possibilité d’un amendement de la loi sur la citoyenneté qui permettrait d’inclure les résidents non-citoyens et d’éviter les discriminations existant aujourd’hui. Le gouvernement d’Aung San Suu Kyi a annoncé à la parution du rapport qu’il en suivrait les recommandations.

Or ceci n’a guère été entendu ou relégué à l’international, tant la situation des musulmans d’Arakan prenait une tournure tragique, désormais qualifiée de « nettoyage ethnique » par les Nations Unies. Ces recommandations ne pourront pourtant être mises en place sans y inclure la participation réelle de toutes les composantes locales, qui aspirent à davantage de pouvoirs de décision et de gestion dans leurs affaires.

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