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Retour sur la polémique autour du prix Nobel d’économie à William Nordhaus

William Nordhaus, le 8 octobre 2018, après l’annonce de sa distinction. Eduardo Munoz Alvarez/Getty Images North America/AFP

Malgré les engagements pris en 2015 lors de la signature de l’Accord de Paris, les mesures initiées par les gouvernements sont loin d’être à la hauteur des objectifs annoncés.

Le dernier rapport du GIEC, publié le 8 octobre 2018, a de nouveau alerté les pays sur l’urgence de passer à l’action pour réduire drastiquement leurs émissions de gaz à effet de serre qui menacent l’équilibre climatique.

Le même jour, l’économiste américain William Nordhaus était couronné du prix d’économie de la Banque centrale de Suède, pour ses travaux sur l’intégration du changement climatique à l’analyse macro-économique.

Si la reconnaissance d’un économiste ayant œuvré pour l’inclusion de telles dynamiques dans les modèles économiques constitue a priori une bonne nouvelle pour la lutte contre les changements climatiques, les travaux de William Nordhaus n’en comportent pas moins certaines zones d’ombres, que n’ont pas manqué de soulever une série d’articles critiques.

Et l’approche que défend Nordhaus des interactions entre climat et économie participe plutôt à la relative inaction climatique observée depuis plusieurs décennies.

La climatologue Valérie Masson-Delmotte revient sur le dernier rapport du GIEC (AFD/Vimeo, octobre 2018).

Dommages climatiques et croissance

William Nordhaus est le premier chercheur à avoir créé un modèle quantitatif qui décrit l’interaction entre économie et climat. Au début des années 1990, ses travaux ont permis de faire émerger la question du changement climatique dans les sciences économiques, notamment à travers l’analyse des impacts de long terme du climat sur la croissance.

Pour expliciter les conséquences négatives des dérèglements climatiques sur l’économie, Nordhaus propose d’utiliser les notions de « prix du carbone » et de « fonction de dommage ».

Dans l’approche de Nordhaus, agir pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre correspond à une perte de PIB potentiel. Cependant, cette action permet de réduire les dommages climatiques futurs, déterminés par la fonction de dommage liant variation de température et de précipitation avec la perte de PIB potentiel. Le prix « optimal » du carbone proposé par Nordhaus est donc le résultat d’une optimisation entre coût actuel des réductions des émissions et coût des dommages futurs.

Hypothèses incertaines

L’un des problèmes fondamentaux de cette approche se situe dans l’incertitude inhérente à toute modélisation : les équations représentent-elles au moins partiellement la réalité ? Les valeurs numériques utilisées sont-elles conformes aux observations empiriques ? Par exemple, quelle est la réaction des consommateurs face à l’inflation, ou comment réagiront les entreprises face à une hausse du taux d’intérêt des prêts bancaires ?

Cette incertitude est ici d’autant plus importante que certains paramètres ne sont tout simplement pas observables. C’est le cas du taux d’actualisation, ce facteur permettant de valoriser différemment le présent et le futur. Cette variable – qui correspond à un mélange de psychologie (l’aversion au risque), d’éthique (la préférence pour le présent) et d’anticipation sur la croissance future de l’économie –, permet de répondre à la question : combien d’euros voudrais-je recevoir demain en échange de la perte d’un euro aujourd’hui ?

Nordhaus, bien conscient du caractère inobservable du taux d’actualisation, nous pose néanmoins la question suivante : comment valoriser économiquement, aujourd’hui, les effets du climat pour 2050 ?

La réponse qu’il apporte – la valeur sociale du carbone qui indique le coût, en euros d’aujourd’hui, des dégâts futurs d’une tonne de carbone émise aujourd’hui – est sérieusement affectée par l’incertitude : elle varie entre 50 et 235 dollars la tonne de carbone selon que le taux d’actualisation vaut 2,5 ou 5 %.

Générations futures et urgence d’agir

Nicholas Stern, économiste britannique connu son rapport de 2006 sur l’« économie du changement climatique ». Wikimedia, CC BY-SA

Cette question a divisé les économistes du climat pendant près de vingt ans. Une forte controverse avait ainsi opposé Nicholas Stern – ancien vice-président de la Banque mondiale et auteur du rapport sur l’« économie du changement climatique » – et Nordhaus. Stern avait surpris la profession en choisissant, pour des raisons éthiques, un taux d’actualisation très faible, ce qui revenait à accorder un traitement presque égal aux générations futures et aux générations contemporaines.

Inversement, l’actualisation proposée par Nordhaus fait fondre comme neige au soleil les impacts climatiques bien réels, et plutôt effrayants, mis en lumière par les rapports successifs du GIEC, dès lors qu’ils sont traduits en valeurs monétaires.

Comme souligné par Robert S. Pindyck, un autre précurseur des modèles intégrés économie-climat, le problème n’est pas tant dans les valeurs choisies, mais dans l’apparence de certitude, notamment liée à l’utilisation extensive de modèles mathématiques plus ou moins complexes, que ces choix très optimistes véhiculent… et transmettent aux dirigeants politiques. Nordhaus lui-même est d’ailleurs forcé de le constater : l’action a trop tardé et la probabilité de rester sous un réchauffement de +2°C d’ici à la fin du siècle s’amenuise fortement.

Un scénario optimiste… et irréaliste

Un autre facteur problématique de l’approche de Nordhaus concerne la fonction qu’il utilise pour convertir les « dommages climatiques » – exprimés en hausse des températures ou en variation des précipitations – en dommages économiques – exprimés en monnaie ou en points de PIB.

Dans le modèle de Nordhaus, par exemple, un réchauffement de +6°C ne détruirait que 10 % du PIB mondial.

Or, de nombreuses analyses soulignent les impacts sévères qui émergeront à cause du changement climatique, remettant ainsi en question les résultats proposés par Nordhaus.

Pour n’en citer que quelques-unes, uniquement basées sur les limites physiologiques du corps humain : pour un scénario d’émissions menant à plus de +4°C en 2100, environ 74 % de la population mondiale sera confrontée à des conditions de températures et d’humidité potentiellement mortelles, plus de 20 jours par an.

Pour le même scénario d’émissions, la capacité de travail se réduira à moins de 60 % en moyenne pour la population mondiale, durant les mois les plus chauds en 2100.

Il semble dès lors légitime de questionner la pertinence du choix de la fonction de dommages utilisée par Nordhaus, d’autant plus que les modèles climatiques actuels sous-estiment très probablement l’ampleur du réchauffement et ses impacts.

Taxe carbone mondiale

Sans s’arrêter à ces débats, Nordhaus fait l’hypothèse que la mise en place d’une tarification du carbone se fait toujours aux dépens de la croissance économique. Autrement dit, faire baisser les émissions de GES par une taxe carbone fait nécessairement décroître la production sur le court terme, donc la croissance économique, principalement dans les pays industrialisés. Certains faits empiriques tendent cependant à nuancer cette hypothèse.

La Californie et la Colombie-Britannique ont par exemple vu un développement économique supérieur aux autres États ou Provinces de leur pays malgré la mise en place d’une taxe carbone. La Colombie-Britannique a réutilisé les fonds collectés de la taxe pour réduire d’abord les impôts sur le revenu et financer des crédits d’impôt. Aujourd’hui, la province compte financer les transports publics et la rénovation thermique des bâtiments par une montée progressive de la taxe carbone.

Par ailleurs, nous ne vivons pas dans une économie de marché telle que Nordhaus la présente, mais dans un mode de production capitaliste et mondialisé dans lequel la concurrence est rude. Dans ce contexte, il s’avère impossible de mettre en œuvre un prix optimal du carbone à l’échelle mondiale comme le préconise l’économiste, et les négociateurs climatiques le savent depuis longtemps.

C’est la raison pour laquelle la Commission Stern-Stiglitz a fait la proposition d’orienter la négociation climat autour de la mise en place d’un « corridor de prix carbone » distincts pour chaque pays.

La ville de Paris défend la mise en place d’une taxe carbone aux frontières de l’Union européenne pour les pays ne respectant pas l’Accord de Paris. Davit Khutsishvili

Économie du climat ou économie écologique ?

En 1973, Nordhaus réagit au rapport du Club de Rome, commandé à des scientifiques du MIT réunis autour de Dennis Meadows et publié en 1972.

Il formule dans ce texte des critiques recevables sur le fameux modèle dynamique de prospective, scénarisant notamment des effondrements possibles au cours du XXIe siècle. Mais il place sur le même plan des critiques sur la calibration et les estimations du modèle, c’est-à-dire sur les valeurs des paramètres utilisées, et des critiques sur le choix fondamental du modèle de s’en tenir à une description dynamique des flux physiques et économiques sans favoriser a priori l’un ou l’autre.

C’est à ce moment-là qu’une séparation radicale s’opère : les économistes de l’environnement, comme Nordhaus, « intégreront » le climat aux problématiques économiques usuelles (croissance, changement technique…), tandis que les sciences écologiques (et avec elles l’économie écologique) considèrent que la nature n’est pas soluble dans le marché.

Ces dernières tendent à appréhender les phénomènes naturels dans leur réalité physique, sans leur surimposer d’a priori théorique issu de l’économie telle que la valeur de marché ou la substituabilité des moyens de production qui suppose qu’il est toujours possible de remplacer un moyen de production (travail, capital mais aussi matières premières, terrains, énergie) par un autre.

Nordhaus, comme d’autres économistes de l’environnement, nous pousse donc à croire que les contraintes physiques telles que la raréfaction de certains métaux ou la perte de services écosystémiques (purification de l’eau, régulation climatique ou pollinisation) peuvent toujours être dépassées par de l’investissement dans de nouvelles technologies ou par de l’accumulation du capital, entre autres. Cette vision très optimiste pousse donc à l’inaction : pourquoi tenter de changer de comportement si la technologie vient nous sauver ?

Les récents débats autour de l’état de la macroéconomie indiquent que certains économiste tels que Joseph E. Stiglitz (prix Nobel d’économie), Olivier Blanchard (ancien chef économiste du FMI) ou encore Paul Romer (qui a reçu le prix Nobel avec Nordhaus) remettent en cause le dogme et l’existence d’homo oeconomicus, poussant pour de nouvelles approches. Mais Nordhaus, quoique précurseur dans le souci du climat chez les économistes, n’a à ce jour pas franchi ce pas.

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