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Retour sur l’« Affaire du siècle » : quand la justice climatique bouscule la division droit public-droit privé

Une manifestante à Paris le 28 mars 2021 pour appeler à une loi plus ambitieuse sur le climat que le projet du gouvernement, jugé insuffisant par de nombreuses ONG et une partie de la population. Christophe Archambault / AFP

Le 3 février dernier, la décision du tribunal administratif de Paris, qui a reconnu l’existence d’un préjudice écologique lié au changement climatique dans le cadre de l’Affaire du siècle, a fait grand bruit en France.

À la suite du rejet par l’État français de demandes d’indemnisation, l’association Oxfam France, l’association Notre affaire à tous, la Fondation pour la nature et l’Homme et l’ONG Greenpeace France ont agi en justice afin de voir engagée la responsabilité de l’État pour les « carences fautives » de sa politique en matière de réduction de gaz à effet de serre (GES).

Le tribunal a fait droit à une partie de cette demande en jugeant l’État responsable, mais sans accorder une réparation pécuniaire, préférant exiger un supplément d’information pour déterminer les mesures propres à dédommager en nature le préjudice écologique.

Moins médiatisée, la décision rendue le 19 novembre 2020 par le Conseil d’État dans l’affaire nommée « Grande-Synthe » n’en était pas moins historique.

Première décision « climatique » du Conseil d’État, l’affaire avait été portée devant les tribunaux par la commune de Grande-Synthe et son maire. L’action en justice visait à contraindre le gouvernement à soumettre au Parlement toutes dispositions législatives propres à rendre obligatoire la priorité climatique, d’une part, et à prendre des mesures supplémentaires pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, d’autre part.

La première de ces deux demandes fut rejetée au motif que la question des rapports entre les pouvoirs exécutif et législatif échappe à la compétence du juge.

La seconde a été en revanche retenue : les hauts magistrats ont observé qu’en 2020, le gouvernement avait revu à la baisse l’objectif de diminution des émissions de GES pour la période 2019-2023, et ainsi opéré un décalage de la trajectoire pour atteindre l’objectif prévu pour 2030 par l’Accord de Paris (2015). Estimant manquer d’éléments pour déterminer si les mesures prises par l’État sont suffisantes pour s’y conformer, le Conseil d’État lui demande de démontrer que l’objectif demeure réaliste.

La justice climatique, qui s’étend sur le globe, prend progressivement de l’ampleur en France. Et ce mouvement, à n’en pas douter, fait bouger les lignes de notre droit national. Y compris de la sacro-sainte séparation entre le droit public, au service de l’intérêt général, et le droit privé, qui régit les relations entre personnes privées.

Dans les deux affaires, le rôle de l’État français dans la lutte contre le changement climatique est mis en cause.

Victoire historique pour le climat : l’État condamné, l’inaction climatique est illégale ! (L’Affaire du siècle, 3 février 2021).

Engagements internationaux opposables

Celle jugée par le Conseil d’État est importante sur le terrain de la limite du pouvoir des juges pour imposer l’action climatique au gouvernement. Il est en effet rappelé que le juge est compétent pour trancher sur la bonne application des lois promulguées, mais qu’il ne lui appartient pas de définir une politique climatique, c’est-à-dire de prendre la place des pouvoirs exécutif et législatif.

La décision rendue innove par ailleurs en fondant les obligations climatiques de la France sur ses engagements internationaux, notamment l’Accord de Paris de 2015. Les Français peuvent opposer à l’État des obligations climatiques issues d’engagements pris à l’égard d’autres États. Ici, la division publique et privée de notre droit n’est pas en cause : le juge reste sur le seul terrain du droit public.

L’État responsable d’un « préjudice écologique »

Dans « L’affaire du siècle » en revanche, le tribunal administratif de Paris juge l’État français responsable du préjudice écologique causé par sa carence à respecter les objectifs qu’il s’est lui-même fixés en matière de réduction d’émission de gaz à effet de serre.

Or, la notion de préjudice écologique et sa réparation relèvent de l’article 1246 du code civil, donc du droit privé.

S’agissant du manquement de l’État, la décision répertorie dans un premier temps les engagements internationaux et nationaux de la France pour parler d’obligation générale de lutte contre le changement climatique. Elle observe ensuite que l’État n’a pas respecté le premier budget carbone, établi pour la période 2015-2018 par une loi et un décret de 2015

Ce manquement est suffisant à mettre en cause sa responsabilité, quand bien même il serait démontré que les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre aux horizons 2030 et 2050 demeureraient atteignables. Quant au préjudice écologique, le tribunal rappelle que le principe énoncé par le code civil est celui de la réparation en nature.

C’est la première fois que le dérèglement climatique est reconnu comme un préjudice écologique et qu’une juridiction de l’ordre administratif applique cette notion issue du droit privé.

La frontière droit public–droit privé brouillée ?

La séparation entre le droit public et le droit privé est encore considérée comme la première division du droit français. Elle est donc à la base de notre système juridique et repose sur la nature des relations que le droit entend régir. Et cette nature dépend du type de personnes en relation.

Le droit public prend ainsi en compte la spécificité des liens au sein de l’administration et celles entre celle-ci et les administrés. Il regroupe notamment le droit constitutionnel, le droit administratif et le droit international public. Les juridictions administratives mettant traditionnellement en œuvre le droit public, la responsabilité de l’État est nécessairement administrative.

Le droit privé quant à lui considère la particularité de la relation entre les personnes : soit des individus, donc des personnes physiques, soit des personnes morales de droit privé (associations, sociétés, etc.). Il régit des relations interindividuelles et est composé, entre autres, du droit civil, du droit commercial, du droit du travail. Il est appliqué par les juridictions judiciaires.

Les branches du droit (droit privé–droit public) (Juristudes, 22 décembre 2018).

Cette construction est toujours solide, mais le droit environnemental l’interroge. D’abord par le législateur qui a inséré dans le code civil la réparation du préjudice écologique, tournant ainsi le droit privé vers l’intérêt général. Ensuite par le juge qui applique cette notion dans une affaire relevant du droit public.

Le législateur modifie le paradigme préexistant d’un droit privé arbitrant entre les intérêts privés des individus et d’un droit public organisant l’intérêt général — bien que ce dernier ne soit pas absent du droit privé. Car l’enjeu climatique s’impose au collectif malgré l’absence d’une relation interindividuelle : en effet, le préjudice écologique n’est ici pas subi par une autre personne ou un groupe de personnes, mais bien par le climat.

Et le tribunal administratif de Paris accompagne ce mouvement en rendant poreuse la frontière entre la compétence des juridictions administratives et celle des juridictions judiciaires. Dans « L’affaire du siècle », il applique ainsi une règle de droit privé — la réparation du préjudice écologique — à une administration, l’État français.

Ce dernier est jugé administrativement responsable sur la base d’un texte conçu pour engager la responsabilité civile de l’auteur du manquement. Précisément car la réparation du préjudice écologique obéit à des considérations d’intérêt général dépassant toute relation interindividuelle.

Une évolution importante

Dans la lutte contre le dérèglement climatique, le rôle du droit est loin d’être anecdotique. Et le cloisonnement étanche entre droit privé et droit public qui primait jusqu’ici constituait un obstacle à l’efficacité juridique de cette lutte.

Mais au vu de l’ampleur du défi, il est logique d’en investir toutes les composantes de la société, y compris par la force du droit. L’ensemble des relations sociales doit donc être tourné vers l’intérêt général climatique. La décision du tribunal administratif de Paris nous montre que, dans ce contexte, la quête d’intérêt général poursuivie par le droit public peut s’appuyer sur le droit privé pour permettre la responsabilisation de l’État.

Quant au droit privé, les évolutions législatives récentes en matière d’environnement invitent à repenser son sens. Sans doute ne peut-il plus être envisagé uniquement dans sa fonction d’arbitrage des intérêts privés divergents. Le droit privé des affaires a déjà pris cette direction en imposant de nouvelles obligations climatiques aux entreprises à l’égard de leurs parties prenantes.

La remise en cause d’un paradigme n’est pas anodine, elle bouscule nos repères historiques et philosophiques. Mais la lutte contre le changement climatique incite aussi les juristes à dépasser certaines frontières du droit.

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