C’est dans une atmosphère de contestation et de liberté, un esprit de sédition dans l’esprit des idéaux de 1968 qu’est né ce que Jean Vilar a qualifié de « hors festival » : à l’origine, des spectacles joués en dehors des lieux dédiés du Festival d’Avignon. André Benedetto, artiste, metteur en scène et fondateur du Théâtre des Carmes à Avignon, avait écrit un manifeste faisant la promotion d’un art engagé contre le « théâtre institutionnel » que représentait le Festival d’Avignon, manifestant le souhait de mettre « les classiques au poteau » et « la culture à l’égout ».
Jouer dans un lieu autre que la cour d’honneur du Palais des Papes, revenait à conduire une action à forte dimension transgressive et symbolique. Cette action est considérée comme fondatrice du Off, même si elle n’avait pas, à ce moment-là, vocation à marquer le lancement d’un contre festival, puisqu’il s’agissait d’une décision individuelle délibérée et argumentée.
Les Festivals d’Avignon : une coexistence historiquement en tension
Durant toutes ces années de vie commune au sein de la cité des Papes, le In et le Off ont vécu côte à côte sans vraiment se fréquenter. Le Off a longtemps souffert d’être perçu comme un sous-festival, au mieux, une version médiocre de l’autre, plus confuse, plus facile, moins exigeante.
Aujourd’hui les relations entre le In et le Off sont plus apaisées. La conférence de presse qui s’est tenue le 24 juin 2024 dans la Cour d’honneur du Palais des papes en réaction à la situation politique nationale, a été un temps fort de réaffirmation de la volonté des « festivals d’Avignon » de « faire démocratie ensemble » et de « débattre pour ne pas se battre ». Déjà l’année précédente, la Direction du Festival d’Avignon et l’association Avignon Festival & Compagnies (AF&C) s’accordaient pour reconnaître l’existence de « deux festivals, mais d’un seul public ».
Deux festivals, un seul public ou presque…
Cette volonté de considérer le public du In et du Off, qui arpente les mêmes rues étroites d’Avignon sous la chaleur estivale, fréquente les mêmes bistrots pour se désaltérer et commenter les dernières pièces vues, comme un seul et même public vient pourtant buter sur la réalité issue des chiffres des enquêtes sociologiques.
Du côté du In, l’enquête annuelle de référence réalisée par l’Université d’Avignon révèle que seulement 37 % de son public, en 2022, profite aussi du Off, chiffre démontrant une certaine curiosité mais pas une pratique coutumière et partagée. Du côté du Off, le verdict est sans appel : 8 % seulement des festivaliers du Off ont également participé au In. Le festivalier du Off est encore moins enclin que celui du In à se rendre dans « l’autre » festival qui se déroule pourtant dans le même périmètre et à des dates quasiment identiques.
L’identité singulière du Off : une absence de prescription et de régulation
Si l’identité du festival In ne fait pas de doute, celle du Off est plus complexe à saisir. À défaut, il est souvent désigné par ses détracteurs avec des mots péjoratifs, tels que jungle ou foire, pour mieux dénigrer la logique de marché et l’opposer à l’excellence de la création contemporaine qui se joue au In dans une quarantaine de spectacles triés sur le volet. Or, dans le spectacle vivant, le marché est un mot tabou car il évoque inévitablement l’idée de marchandisation, laquelle, en matière de culture, est le plus souvent connotée négativement, car
« la mise en concurrence des artistes serait susceptible de dénaturer le produit de leur travail, dès lors que leur créativité est orientée en fonction d’objectifs autres qu’esthétiques ».
Rappelons quelques chiffres. Si en 1984, il y avait 200 spectacles recensés, en 2003, ils étaient déjà plus de 600 pour atteindre en 2024 le nombre de 1 709, joués par 1 384 compagnies, selon les données de la dernière édition 2024.
Depuis ses débuts, le festival Off n’a aucune fonction de prescription-diffusion à la différence du In. Chaque année, les spectacles qui s’y produisent sont « choisis » directement par les lieux de diffusion de façon totalement décentralisé et sans qu’AF&C n’intervienne dans ce processus de sélection. Ainsi, on y trouve tout autant des productions parisiennes avec des noms de metteurs en scène suffisamment connus pour remplir les salles dès le premier jour, que des productions amateurs d’étudiants fraîchement sortis du conservatoire plein de fougue et d’étincelles dans les yeux venus pour faire pour le Off et rencontrer le public.
Ce principe d’une absence de sélection préalable avait en effet été institutionnalisé par Alain Léonard, en 1982, quand il lance la maison du Off :
« L’égalitarisme qui est le fondement du Off requiert qu’il n’y ait pas de sélection des compagnies, pas de choix artistiques, pas de distribution de prix. »
Le fait d’être un « lieu » centralisé de diffusion mais dépourvu d’organisation centralisatrice confère au festival Off un caractère singulier, unique en son genre, qui constitue un marqueur identitaire fort qui perdure et qui est revendiqué jusqu’à aujourd’hui.
En effet, AF&C précise bien qu’elle n’est pas « propriétaire » du festival Off au sens où elle n’organise pas son agencement en amont ni ne coordonne et centralise la billetterie en aval. Elle n’a pas de vocation régulatrice mais une fonction d’intermédiation. Depuis son origine, sa mission est de favoriser les conditions de rassemblement et de rencontre des publics avec les œuvres, à travers l’édition du programme et de la carte Off.
Le Off un festival en « open access » dans la lignée du Fringe
Cette identité singulière du Off en France n’est pas un cas isolé ou unique. En Europe, le Fringe Festival d’Edinbourg, dénommé encore The Fringe (qui signifie en anglais avant-garde), fait figure de pionnier. Créé en 1947, en marge de l’Edinburgh International Festival (équivalent du festival In), The Fringe est un festival qui a été créé à l’origine par 8 compagnies théâtrales qui n’avaient pas été invitées au très renommé Festival international d’Edinbourg.
Or, l’identité, l’éthos du Fringe est d’être un festival en mode « open access », comme le souligne sa directrice actuelle Shona McCarthy :
« Toute personne ayant une histoire à raconter et un lieu pour l’accueillir est la bienvenue. Peu importe qui vous êtes ou d’où vous venez, tout le monde est le bienvenu au Fringe. Cette philosophie de “libre accès” s’étend également à nos publics. »
Les valeurs d’inclusivité, d’imagination et d’expérimentation sont aussi au cœur de ce festival. Le Fringe Festival a accueilli en 2023 3 553 compagnies de spectacles vivants produits dans 288 lieux de diffusion et a vendu 2 445 609 tickets, preuve de son dynamisme incontestable.
En raison de cette identité commune, le festival Off d’Avignon a rejoint le réseau mondial des Fringe qui ne compte pas moins de 200 festivals. Parmi eux, on trouve l’Adelaïde Fringe en Australie, créé en 1960 et qui est le second plus important au monde ou bien encore le Edmonton International Fringe festival au Canada. Tous ces festivals se définissent comme étant en mode « open access ».
Cette mention « open access » n’est pas neutre. En effet, elle fait référence à un mouvement militant né dans le domaine de la publication et la communication scientifique au début des années 2000 qui a permis le développement d’archives ouvertes pour faciliter un partage, une ouverture et une circulation plus rapide des connaissances scientifiques produites sans sélection éditoriale préalable.
Chacun des festivals appartenant au réseau Fringe a sa propre identité mais ils se rejoignent tous sur ce dénominateur commun, l’open access : n’importe quelle compagnie peut venir jouer au festival et n’importe quel acteur peut ouvrir une salle de diffusion.
Des festivals en open access : des lieux incontournables pour les programmateurs
L’abondance et la variété de spectacles dans ces festivals en open access en font ainsi des lieux de rencontres désormais incontournables entre les programmateurs et les compagnies En 2023, ce n’est pas moins de 1 500 programmateurs qui ont été accrédités par l’association AF&C pour découvrir de nouveaux spectacles et en sélectionner certains pour leur programmation automnale ou celle de l’année suivante.
Ainsi, durant la période du festival, une mission centrale d’AF&C consiste à la mise en relation du public professionnel avec les compagnies en organisant des rencontres professionnelles sous des formats divers. Selon l’ancienne administratrice du Off, si le nombre de programmateurs ne cesse d’augmenter c’est parce que Avignon devient le lieu incontournable de rencontre dans un territoire national où il n’y a pas d’équivalent et que le public professionnel ne se déplace plus comme auparavant dans d’autres territoires.
Il est en de même au Fringe Festival d’Edinbourg qui accueille chaque année de nombreux programmateurs et même récemment des plates-formes de diffusion comme Netflix. Ces festivals en open access jouent donc aussi un rôle essentiel dans la filière du spectacle vivant en favorisant la rencontre entre les programmateurs et les compagnies.
À une époque où l’offre de propositions artistiques est abondante avec un effet d’embouteillage reconnu par le ministère de la Culture du côté de la diffusion, la fonction de distribution joué par ces festivals en mode « open access » est désormais essentielle.