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Pop conso-philo

Retour vers le réel (?)

neilyoung.com

Notre culture occidentale, tout entière empreinte d’un cadre de pensée largement hérité des Grecs, n’a jamais eu beaucoup de considération pour le réel. Chacun se souvient de la métaphore de la caverne chez Platon qui inaugure une pensée tout entière tournée vers les Idées et non vers la matérialité, la concrétude et le réel. De fait, notre héritage culturel européen nous a toujours largement invité à penser que l’Idée d’une chaise avait beaucoup plus de valeur que cette chaise sur laquelle vous êtes présentement assis. Dans quelle mesure peut-on alors promettre le réel ?

C’est cette question que pose l’affiche annonçant la venue en juin prochain à Paris de Neil Young pour une série de concerts. Le rebelle canadien connu pour ses textes poétiques et sa résistance continuelle au travers de notre société libérale et consumériste s’affiche accompagné d’un groupe de musiciens se dénommant « Promise of the real ». Voici donc qu’un rocker nous expose à l’une des plus grandes trouvailles propres à notre société de consommation, à savoir que le réel se serait comme absenté ou évanoui.

Daniel Boorstin : image, artifice et vacuité

Cette idée trouve s’origine en fait dans un ouvrage publié en 1962 par Daniel Boorstin, bien connu des lecteurs français pour ses ouvrages à succès sur les découvreurs et les créateurs. Sobrement intitulé The image et rapidement devenu un classique de la culture américaine. S’appuyant sur l’interprétation de l’évolution des techniques d’impression, l’apparition des best-sellers ou des voyages organisés, Daniel Boorstin montre à quel point l’artifice s’est immiscé dans la plupart des sphères intellectuelles et culturelles. En décrivant les transformations entraînées par la « révolution de l’image » qui débute au début du XIXe siècle, avec les progrès techniques, notamment dans le domaine de la communication et des transports.

Daniel Boorstin.

Boorstin dénonce la vacuité de nos vies, gouvernées par le spectacle, le divertissement et la marchandise. Notre époque serait celle de l’artifice qui n’est que la conséquence inexorable du développement de la démocratie et de son idéal égalitaire. Elle se caractérise par le fait que « les illusions sont plus réelles que la réalité elle-même ». L’idée peut paraître banale aujourd’hui, mais n’oublions pas que l’ouvrage a été écrit en 1962. Boorstin donne l’exemple de cette jeune mère que l’on complimente sur son bébé (« Qu’il est mignon »). Et la maman de répondre « Et encore ce n’est rien, vous devriez voir sa photo »…

Au-delà de l’image, les pseudo-événements

L’image prenant le pas sur la réalité, telle est finalement la principale caractéristique de notre société de consommation ; c’est d’ailleurs une idée dont le sociologue Jean Baudrillard, grand lecteur de Boorstin, fera son miel. Mais que trouve-t-on derrière l’image ? La réponse de Boorstin est claire et annonce d’ailleurs celle de Baudrillard : du simulacre, c’est-à-dire un signe qui ne renvoie plus qu’à lui-même et qui n’a plus de référent dans le réel. D’où cette idée que le réel s’est comme évaporé. C’est pourquoi, comme le montre Boorstin, il n’y a plus d’évènement mais ce qu’il appelle des pseudo évènements.

Ainsi, le métier de journaliste n’est plus celui de la recherche de nouvelles, mais celui de la fabrication de nouvelles, de pseudo-événements qui doivent alimenter des médias diffusant des informations de façon de plus en plus rapide pour assouvir une soif de connaissance de citoyens de plus en plus alphabétisés et pressés de s’informer.

Smart Quotes statusmind.com.

Boorstin montre comment le triomphe de l’image permet la valorisation de la célébrité, au détriment de la renommée et témoigne de l’avènement de la masse au détriment du peuple. Il n’est plus guère nécessaire avec les pseudo-événements d’être renommé pour des d’actes héroïque, des faits de gloire ou un talent hors du commun ; il suffit juste d’apparaître dans l’actualité. Le signe se referme sur lui-même à l’instar des bests sellers, ces phénomènes éditoriaux qui se caractérisent par le fait que le livre se vend parce qu’il s’est vendu. Les formes tendent à se dissoudre et s’indifférencier du fait du triomphe de l’image qui mène à la confusion des formes d’expression narratives, confondant par exemple le film et le roman, la littérature et la vente.

Le diktat du conformisme

Il en résulte une indifférenciation croissante des expériences de vie du fait que le langage des images, se substituant à celui des idéaux, mène finalement à un diktat du conformisme. Dans cette société de l’image, les normes deviennent des images, le raisonnement se mue en séduction et la réflexion n’est plus que réflexe. Cette révolution de l’image a une conséquence inexorable qui est de brouiller les catégories de vérité et de mensonge, du savoir et de l’ignorance. Ainsi, la quête de vérité s’est transformée en recherche de crédibilité. Le monde est de plus en plus confus, opaque.

Coke.

D’où l’importance de la chose vraie (« The real thing ») dans l’historiographie d’une marque comme Coca-Cola. C’est en cela que le marketing renvoie finalement à une question qui a longtemps agité le débat entre les iconophiles et les iconoclastes, à savoir le mode d’apparition du produit ou de la marque comme « vrai », comme une sorte de vera ikon. Mais alors comment définir une chose vraie, comment s’assurer que nous sommes bien en prise avec le réel et non avec du simulacre ?

Guy Debord.

C’est d’ailleurs l’idée directrice de La société du spectacle de Guy Debord, à savoir que le capitalisme de consommation a prix chaque expérience humaine authentique, l’a transformée en marchandise, puis nous l’a revendue grâce à la publicité et aux médias de masse. C’est pourquoi chaque aspect de la vie humaine a été intégré au spectacle qui n’est en soi qu’un système de symboles et de représentations gouverné par sa propre logique interne. « Le spectacle est le capital à un tel degré d’accumulation qu’il devient image » comme l’écrit d’ailleurs Debord (p. 34).

détournement situationiste.

Comment donc promettre le réel alors que les Américains ont parfaitement compris que l’authenticité ne résulte pas d’une quelconque ontologie, mais d’un jeu permanent de cache-cache en le real et le fake ? Le réel advient en fin de compte d’une stratégie narrative qui permet de le crédibiliser. Comment faire vrai, comment montrer que l’on est un vrai rocker, un vrai musicien, bref une vraie icône ? Telle est la question que sous-tend l’affiche de Neil Young. Et c’est ici que la question de la rébellion entre en scène.

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Posture rebelle et mythe de la contre-culture

La revendication d’une posture rebelle caractéristique de la contre-culture est en effet une stratégie de légitimation dont on sait qu’elle sert surtout à faire vendre. C’est ce que nous rappellent deux chercheurs canadiens Andrew Potter et Joseph Heath dans un ouvrage magistral (et malheureusement épuisé en français). Révolte consommée dont le titre en anglais est on ne peut plus clair : The Rebel Sell. L’idée principale de l’ouvrage est que la contre-culture n’est qu’un moyen pour le capitalisme de développer son emprise et de créer de nouveaux marchés.

The Rebel Sell par Joseph Heath et Andrew Potter.

Car en effet le grand paradoxe de la rébellion contre le capitalisme est d’exalter l’individualisme et finalement de renforcer le capitalisme. De la même façon que l’on peut penser que l’économie collaborative est un moyen pour perpétuer le capitalisme sous d’autres formes, la contre-culture n’a finalement pas pour objet de combattre les excès et perversions de ce même capitalisme. C’est pourquoi l’on peut véritablement parler d’un mythe de la contre-culture. Les codes vestimentaires de la culture hippie (se laisser pousser les cheveux et la barbe, refuser de porter des costumes cravates pour les hommes, refus du soutien-gorge et du maquillage pour les femmes) ont rapidement fait leur apparition dans les publicités et sur les mannequins.

Joseph Heath et Andrew Potter.

Les grandes surfaces ont très vite vendu des pendentifs du signe de la paix et des colliers de love beads, considérant les hippies moins comme une menace à l’ordre établi que comme une véritable opportunité marketing.De même pour les épingles de nourrice haute couture en vente dans les boutiques londoniennes chic bien avant la rupture des Sex Pistols. Comment expliquer cela ? Les rebelles contre-culturels « croyaient que leurs actions étaient véritablement radicales et constituaient une profonde remise en question de la société, qu’elles représentaient une menace décisive pour le capitalisme, qui dépendait d’une armée de travailleurs dociles et tranquillisés, prêts à se soumettre à la discipline casseuse d’âme de la machine ». (p. 51).

Force est de constater que des films comme American Beauty ou des livres comme No logo ne représentent pas une véritable critique de la société de consommation, mais une reformulation de la critique de la société de masse qui est elle-même l’un des moteurs les plus puissants de la société de consommation. C’est donc la rébellion, et non le conformisme, qui est depuis plusieurs décennies le principal moteur du marché. N’en déplaise à Neil Young, nous avons assisté au cours du dernier siècle au triomphe total de l’économie de la consommation, corolaire de la domination absolue de la pensée contre-culturelle dans le marché des idées.

Par une forme d’ironie, la rébellion contre-culturelle est un facteur et non une conséquence de l’intensification de la société de consommation. La rébellion contre-culturelle ne serait qu’un ensemble de gestes spectaculaires dépourvus de conséquence politiques progressistes qui ont finalement pour fonction de nous faire oublier l’urgence de bâtir une société plus juste. Ou donc trouver une promesse crédible du réel ? Everybody knows it is nowhere comme le rappelait Neil Young en 1969…

Neil Young en 2014. Takahiro Kyono/Flickr, CC BY

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