Menu Close

Industrilles

Revenu universel : évitons les discours simplistes

Manifestation de la « génération revenu universel » le 30 avril 2016 à Zurich. Generation Grundeinkommen/Flickr, CC BY

Les joutes verbales des candidats poussent à simplifier ce sujet à l’extrême. C’est inévitable. Le revenu universel mérite pourtant mieux que cela. Retour sur quelques idées reçues.

Le droit au travail et à une rémunération équitable

La Déclaration universelle des droits de l’homme énonce que « Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage » (art. 23-1) et que « Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu’à sa famille une existence conforme à la dignité humaine et complétée, s’il y a lieu, par tous autres moyens de protection sociale » (art. 23-3).

Lorsque les conditions économiques ne permettent pas de garantir ce droit au travail, le respect du préambule de notre Constitution oblige donc les gouvernements à assurer à chacun une existence conforme à la dignité humaine. C’est le rôle des divers minima sociaux, système complexe et lacunaire que certains proposent de simplifier radicalement en attribuant à chacun un revenu universel.

Cette idée est parfois décrite avec mépris comme totalement irréaliste, tandis que ses promoteurs éludent certaines réelles difficultés que pose sa mise en place. Retour critique sur quelques-uns des arguments échangés :

Si on est payé à ne rien faire, qui voudra travailler ?

Manifestation « génération revenu universel », Zürich, avril 2016. Generation Grundeinkommen/Flickr, CC BY

L’idée que chaque citoyen reçoit ce dont il a besoin et contribue selon ses capacités n’est pas nouvelle. Mais son interprétation varie dans le temps et l’espace : quels besoins prend-on en compte ? Quelle contribution est raisonnable ?

Pour Thomas More, les habitants d’Utopia étaient frugaux, car, certains de disposer du nécessaire, ils n’avaient aucun besoin d’accumuler un superflu. Pourtant, les mises en œuvre de cette société communiste vertueuse ont été diverses et peu durables, qu’elles soient locales (phalanstères, kibboutzim, sovkhozes, communautés locales diverses) ou globales (pays communistes), conduisant beaucoup à douter de la viabilité de cette utopie.

En effet, une fois le nécessaire assuré pour tous, certains souhaitent s’en contenter, tandis que d’autres aspirent à plus, n’en déplaise à Thomas More. Mais dans les collectivités communistes, la plupart sont découragés par l’obligation de partager le fruit de leurs efforts supplémentaires : tout partager dans une petite communauté de 12 personnes revient à accepter un taux d’imposition de 91,5 %, et de 99,5 % dans une communauté de 200 âmes.

Bien sûr, certains travaux procurent suffisamment de gratification pour qu’ils soient entrepris gratuitement. On peut ainsi philosopher, écrire des poèmes ou jouer de la musique au bénéfice de tous. Il faut plus d’altruisme pour sortir les poubelles ou faire la vaisselle du repas pris en commun, surtout lorsque les convives sont nombreux. On trouve cependant des volontaires, certes plus rares. À l’inverse du passager clandestin, qui profite de l’effort commun, certains contributeurs clandestins, dont beaucoup d’anonymes, nettoient les coquilles des articles de Wikipédia ou ramassent spontanément un déchet dans la rue. Ces contributeurs désintéressés sont une énigme pour les économistes qui ne peuvent expliquer, sans dépasser les notions qui fondent leur domaine, pourquoi un client anonyme, de passage dans un restaurant où il sait qu’il ne reviendra jamais et où personne ne le connaît, laisse un pourboire à un serveur qu’il ne reverra pas.

Dans un contexte où la contribution demande des efforts, mais ne donne lieu à aucune rémunération, on trouve pourtant des volontaires, mus par le plaisir du don, le besoin de lien social, l’excitation de la performance, le désir d’entretenir un bien commun.

Accorder un minimum à chacun, ce n’est pas tout partager

Manifestation « génération revenue universelle », Zürich, avril 2016. Generation Grundeinkommen/Flickr, CC BY

Que ceux qui craignent que ces altruistes soient trop peu nombreux ou que leur enthousiasme s’étiole se rassurent. La plupart des promoteurs du revenu universel ne vont pas jusqu’à proposer de supprimer la monnaie et la propriété privée. Le revenu minimum doit permettre à chacun de vivre dignement (notion dont la traduction concrète est sujette à des interprétations très variables), mais chacun est libre de « travailler plus pour gagner plus ».

L’enfant gâté que je suis, une fois empoché son revenu universel, après avoir fourni par plaisir quelques menus services à la collectivité, prêté main-forte à une association pour passer un bon moment avec les copains, restera donc très motivé pour consentir des efforts supplémentaires afin d’améliorer un ordinaire trop ordinaire.

Diverses expériences indiquent que le revenu universel ne décourage pas la recherche de travail. Des expériences contrôlées sont en cours pour confirmer ce fait, par exemple à Utrecht. On trouvera la description de certaines d’entre elles sur le site de la revue Metis.

Garantir un revenu permet-il de vivre dans une société où il n’y a pas assez de travail pour tout le monde ?

Même si certains travaux, parfois réalisés depuis son domicile, contribuent peu aux besoins relationnels de l’individu, le travail procure généralement, outre un revenu, une insertion dans une communauté et une satisfaction de faire œuvre ou de contribuer à la collectivité.

Certes, les liens sociaux ne viennent pas que du travail, le sentiment d’utilité à ses proches ou à une collectivité plus lointaine non plus, mais s’il n’y a plus de travail pour tout le monde, il ne suffira pas d’assurer la survie matérielle de chacun pour éviter des situations d’isolement problématiques.

« Génération revenu universel », Zürich, avril 2016. Generation Grundeinkommen/Flickr, CC BY

Les libertariens qui prédisent que la machine fera tous les travaux peu gratifiants, mais que tant de richesses seront produites qu’on pourra distribuer à tous de quoi vivre n’abordent qu’une dimension de cette société sans besoin de travail. Un revenu universel n’évite pas la déréliction de ceux auxquels on ne demande rien. À juste titre, des auteurs comme Bruno Palier rappellent que les services publics d’une nation développée vont bien au-delà de la garantie de la survie matérielle de chacun.

Dans l’immédiat, des expérimentations comme « territoires zéro chômage de longue durée », où un accompagnement individuel vise à proposer un CDI adapté aux aspirations et aux possibilités de chacun en solvabilisant des besoins latents pendant une période de transition semblent beaucoup plus adaptées à l’urgence de réinsérer les publics éloignés du travail et menacés d’exclusion sociale.

Une inéluctable fin du travail ?

Le chômage endémique de notre pays et les gains de productivité font que certains envisagent la fin du travail. Cette hypothèse fait débat. Dans le passé, les gains de productivité de l’agriculture puis de l’industrie ont suscité un « déversement sectoriel » vers d’autres activités. Si un individu conserve des ressources et du temps après s’être nourri, logé, habillé et suréquipé, il consacrera peut-être le temps libéré à diverses activités culturelles, ludiques, sportives ou éducatives. Rien ne prouve que ces nouvelles activités ne créeront pas plus d’emplois de salariés ou d’activités de prestataires que ce qui sera perdu dans les secteurs dans lesquels la production est plus automatisée.

Manifestation « génération revenu universel », Zürich, avril 2016. Generation Grundeinkommen/Flickr, CC BY

Les limites au développement de nos consommations viendront plus des ressources finies de la planète que de notre manque d’imagination. Ainsi si le tourisme international devient accessible à plus de gens, il faudra trouver des modes de transport beaucoup moins émetteurs de carbone pour que cette croissance soit soutenable. C’est le rythme de découplage entre consommation et impact écologique de cette consommation qui constitue la limite majeure de la croissance, donc de la demande de travail, rémunéré ou non.

Faut-il partager le travail existant ?

Même si le manque de travail n’est que temporaire, la transition peut être longue et douloureuse, d’où l’idée d’adapter le temps de travail pour mieux le distribuer. S’il y a 10 % de chômeurs, pourquoi ne pas réduire de 10 % le temps de travail de ceux qui ont un emploi afin que chacun travaille ?

Encore faut-il que ceux qui sont sans emploi aient les compétences requises ou puissent les acquérir rapidement. Demander aux chirurgiens de travailler moins n’est possible que s’il existe une « réserve » de personnes aptes à les remplacer. À court terme, c’est rarement le cas, même si un système efficace de formation professionnelle tout au long de la vie diminuerait les temps d’adaptation. À long terme, il n’est pas toujours facile de prédire où seront les besoins.

Mais même lorsque l’on sait quels sont les métiers en tension et ceux pour lesquels beaucoup de personnes qualifiées ne trouvent pas d’emploi, et même lorsque les services d’orientation diffusent bien les informations sur la nature et les perspectives de ces métiers (ce qui est loin d’être toujours le cas aujourd’hui), va-t-on obliger un adolescent qui rêve de travailler dans la publicité à faire un BTS de chaudronnerie ? Si l’on partage le travail en respectant la spécialisation et les aspirations de chacun, les spécialistes de communication travailleront cinq heures par semaine et les ajusteurs 60 heures…

Partager le travail existant suppose donc à la fois une grande mobilité professionnelle, appuyée sur une population qualifiée et polyvalente (donc parfois surqualifiée pour les tâches proposées) et une acceptation d’une augmentation du temps de travail lorsque la demande devient plus forte.

Payer le travail à un plus « juste » prix ?

Si chacun est assuré du minimum, certains employeurs peuvent proposer une rémunération du travail à un coût inférieur au smic horaire actuel sans que personne n’y perde, tant qu’un travail à temps plein garantit de toucher au moins le salaire minimal actuel, après prise en compte du revenu universel. De nombreux emplois qui n’étaient pas économiquement rentables le deviennent alors. Certes, si l’employé n’y perd rien (par rapport au système actuel), l’employeur s’en tire à meilleur compte, mais n’oublions pas que ce sont ses profits qui financent le revenu universel et que cette création d’emplois supplémentaires est ce qui permet à ceux qui veulent travailler de le faire.

A contrario, un travail pénible qu’une personne acceptait faute d’alternative ne trouvera preneur que s’il est suffisamment rémunéré.

Le revenu universel permet donc de moins rémunérer les travailleurs peu qualifiés qui ne trouvaient pas d’emploi tout en obligeant à améliorer la compensation des travaux pénibles.

Manifestation « génération revenu universel », Zürich, avril 2016. Generation Grundeinkommen/Flickr, CC BY

Le mur du financement

La Fondation Jean-Jaurès estime le coût d’un revenu universel de 500 à 336 Md euros (16 % du PIB) auxquels doivent être ajoutés le coût actuel de l’assurance maladie (500 euros ne permettent pas de couvrir les coûts de santé !) et d’une part de l’assurance-chômage (sauf à accepter que chaque chômeur doive se contenter du revenu minimal), comme le rappelle Martin Richer. L’économiste Jean Gadrey arrive à un chiffrage analogue : 348 milliards d’euros pour un revenu de 500 euros par adulte et 200 euros par enfant (voir l’excellent dossier sur le revenu universel d’Alternatives économiques en mars 2017). Ces chiffres évaluent les montants totaux à transférer. Mais pour beaucoup de citoyens, les conséquences sont peu visibles car leur contribution est du même ordre que ce qu'ils reçoivent. Il faut donc regarder plus en détail la situation de chaque contributeur.

Dans un article récent du Monde, Jean-Éric Hyafil explique qu’on peut donner 500 euros de revenu universel à tous, en taxant à 35 % chaque gain au-delà de ces 500 euros. Un couple dont chaque membre gagne 2 000 euros ne paiera pas plus d’impôt, et les riches dont la tranche marginale d’imposition est de 45 % en paieront certes plus, mais l’augmentation relative reste tolérable (si tant est que la tolérance à l'impôt reste forte). L’augmentation relative de l’imposition des revenus moyens sera moins anodine (par exemple pour un couple dont chaque partenaire gagne 3 000 euros nets par mois, l’impôt annuel passerait de 8 139 à 21 000 euros, dont il faut retrancher les 6 000 euros reçus par chacun, donc 9 000 euros soit une augmentation d'un peu plus de 10 %). On trouvera des calculs plus détaillés sur le site de Léon Régent, que je remercie de m'avoir signalé une erreur dans une première version de cet article. Pour des simulations précises et une bonne discussion sur qui perd ou gagne quoi et sur les aberrations d'un système devenu démesurément compliqué, on pourra lire aussi la synthèse de Gaspard Koenig et Marc de Basquiat.

On ne va pas faire payer les pauvres qui n’en ont pas les moyens, ni les riches qui auraient trop intérêt à s’expatrier (avec les prélèvements sociaux, leur taux marginal d’imposition est déjà supérieur proche de 65 %). Les capacités contributives exploitables sont donc celles des classes moyennes, dont certains pensent que le consentement à payer l’impôt atteint ses limites.

Ces limites sont très liées au contexte culturel et idéologique d’une époque ou d’un pays. Le consentement à payer l’impôt comme la réprobation sociale vis-à-vis de ceux qui s’y soustraient sont plus développés en Europe du Nord que dans des pays moins civiques. L’attrait d’une société apaisée où personne ne redoute la misère peut justifier un plus grand effort de ceux qui ont une capacité contributive, et seront de surcroît moins exposés aux réactions de frustration ou d'hostilité des “classes dangeureuses”. Néanmoins, l’air du temps serait plutôt aujourd’hui à une « sécession des riches ». Même les pays vertueux ne sont pas sacrificiels au point de le rester s’ils ont le sentiment qu’ils acceptent une part disproportionnée du fardeau par rapport à leurs voisins. La tentation égoïste (ou de moindre altruisme) menace aujourd’hui le consensus dans certains pays d’Europe du Nord.

L’appel d’air

Le revenu universel dans un seul territoire rend ce territoire très attractif pour ceux qui ne bénéficient pas de cet avantage et ne seront pas appelés à trop contribuer à son financement. Si, pour éviter cet « appel d’air », on réserve ce privilège par exemple à ceux qui résident déjà depuis cinq ans sur le territoire, un des principaux bénéfices de la mesure, l’éradication de la pauvreté matérielle, n’est pas atteint.

Un revenu vraiment universel, versé à tous les habitants du globe, nous rapprocherait de l’Utopie de Thomas More et d’un monde harmonieux, sans imposer une uniformisation par le bas où les plus talentueux ne pourraient espérer améliorer leur sort. Quand on voit les difficultés à promouvoir une taxe carbone universelle qui serait pourtant le dispositif économique optimal pour éviter à moindres frais une catastrophe climatique, on peut craindre qu’il ne faille quelque temps.

Les optimistes objecteront qu’un revenu universel planétaire (éventuellement modulé selon les conditions de vie locales) serait ce qui rendrait supportable une taxe carbone pour les plus pauvres. Cela résoudrait en grande partie le problème de l’appel d’air, mais il resterait celui du financement. Tant qu’il existe des havres pour les plus réticents à partager qui jugent le taux de contribution nécessaire confiscatoire, il faudra se contenter de créer un consensus local (sur un territoire limité) pour un dispositif moins ambitieux.

Manifestation « génération revenu universel », Zürich, avril 2016. Generation Grundeinkommen/Flickr, CC BY

Que faire ?

Comme on vient de le voir, instaurer très rapidement un revenu inconditionnel sur un territoire dont les frontières restent ouvertes ou poreuses ne semble pas réaliste. À la suite du rapport de Christophe Sirugue, les politiciens pragmatiques proposent donc plutôt de simplifier les minimas sociaux, de rendre leur attribution systématique, d’en étendre le bénéfice aux jeunes qui peinent à entrer sur le marché du travail. Le coût est beaucoup plus acceptable (celui de l’extension aux jeunes est évalué par Bercy à 6,6 milliards euros).

Pour autant, les avantages d’un octroi inconditionnel sont nombreux. Les coûts de transaction importants de la distribution sont évités, y compris la position humiliante de devoir demander à bénéficier de ses droits. La difficulté d’une mise en œuvre prochaine ne doit donc pas décourager la réflexion aux niveaux mondial, européen et national, ni surtout un foisonnement d’expérimentations locales.

Notre économie a besoin de plus de flexibilité pour les entreprises et de sécurité pour les individus. Il faut progresser de manière équilibrée sur ces deux dimensions. La sécurité individuelle vient d’abord d’un accès facilité à des formations qualifiantes adaptées aux besoins de l’économie et de la société, d’un accompagnement personnalisé efficace et bienveillant lors des situations de transition difficiles, d’une société inclusive où la perte d’un emploi n’implique pas celles de multiples liens sociaux. Dissiper la peur de la misère matérielle et de l’état de nécessité par un filet de sécurité universel reste toutefois indispensable pour faire face aux inévitables lacunes de tout système de protection. C’est l’objet des divers minima sociaux.

Afin d’éviter que les mécanismes actuels de garantie n’engendrent des trappes d’inactivité et de faire qu’il soit toujours avantageux pour chacun de contribuer plus et mieux, un système complexe d’incitations a été mis en place. Un revenu inconditionnel présenterait de multiples avantages de simplicité et d’incitation, mais son financement est loin d’être évident et on voit mal comment éviter qu’un territoire plus généreux que ses voisins ne crée un appel d’air.

Ignorer ces problèmes serait naïf, ne pas chercher à les surmonter serait pusillanime. Il faut travailler à imaginer un équilibre acceptable par toutes les parties prenantes et un itinéraire réaliste. Promettre un revenu universel substantiel à court terme révèle une certaine impréparation, voire une cynique manipulation, mais le déclarer à jamais impossible dénote un manque d’ambition décevant.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,100 academics and researchers from 4,941 institutions.

Register now