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Risques industriels : ce que l’accident de Lubrizol nous a appris

Rouen, le 27 septembre 2019, au lendemain de l’incendie. Lou Benoist/AFP

Jeudi 26 septembre 2019 : un gigantesque incendie se déclare à Rouen au petit matin, sur les sites de Lubrizol, une usine de produits chimiques classée Seveso seuil haut, et de Normandie-Logistique, une entreprise de transport.

Quelques mois plus tard, le 12 février 2020, la mission d’information de l’Assemblée nationale chargée d’analyser l’accident – qui n’aura occasionné aucune victime directe – rend son rapport.

Synthèse des nombreuses propositions égrenées par les scientifiques et experts au fil des 35 auditions de cette mission d’information, la nature même de ce rapport illustre une nouvelle fois la résistance politique à la mise en œuvre des connaissances scientifiques dans le domaine des risques.

Élisabeth Borne, ministre de la Transition écologique et solidaire, illustre de manière idoine ce décalage, en réaffirmant que le gouvernement et les services de l’État

« tirons tous les enseignements de cet accident et prenons les mesures qui s’imposent pour répondre aux enjeux de sécurité et de prévention des risques industriels et garantir la sécurité des Français ».

Que le politique attende de voir la crise ou la catastrophe pour s’emparer des enjeux liés aux risques naturels et technologiques constitue un motif sérieux d’inquiétude pour les populations… et de découragement pour les scientifiques qui alertent notamment depuis des décennies sur les risques liés au changement climatique.

L’enquête de 2018

Mais revenons plus précisément au risque industriel dans l’agglomération rouennaise.

Une enquête menée en 2018 – soit un an avant l’incendie des sites Lubrizol et Normandie-Logistique – montrait que plus de 60 % des personnes interrogées ne connaissaient pas l’existence d’un risque industriel dans l’agglomération. Sans surprise, les populations non résidentes et les touristes constituaient l’essentiel des moins informés. Ne pas être la cible des rares campagnes d’information et ne pas connaître le tissu industriel local est un verrou pour accéder à une culture du risque territorialisé.

Dans cette même enquête, 70 % des personnes interrogées ignoraient la signification du signal d’alerte émis par les sirènes et 60 % ne connaissaient pas les consignes à suivre en cas d’accident industriel. Les comportements réflexes qui pouvaient suivre en cas d’alerte étaient donc variés – de l’indifférence à la fuite en passant par l’attente d’informations complémentaires.

Pour les 20 % des personnes interrogées déclarant rechercher un abri pour se protéger, l’entreprise ne semblait pas aisée. Plus de la moitié des responsables d’établissements susceptibles de recevoir et de mettre à l’abri des personnes (administration, banque, commerce) déclarait qu’ils ne laisseraient entrer personne en cas d’alerte.

Enfin, et contrairement à une idée reçue, la confiance aux autorités était élevée : près de 82 % des 712 personnes interrogées déclaraient qu’elles accepteraient de suivre un ordre de confinement immédiat s’il était donné par les services de l’État, via des haut-parleurs ou des SMS.

Ces données alarmantes pour Rouen ne constituaient cependant qu’une étude de plus démontrant les lacunes de l’information préventive des populations et des moyens d’alerte et de communication en cas d’accident industriel en France. Elle laissait entendre également la (trop ?) grande confiance accordée aux services de l’État et aux industriels pour garantir le contrôle et la sécurité des sites.

Installer une « culture du risque »

Suite à l’incendie de septembre 2019 à Rouen, le rapport de la mission d’information propose « d’installer une culture du risque durable en France » et de « mieux alerter et informer les populations lors de la survenance d’un accident ». Deux autres objectifs, que nous n’abordons pas ici, portent sur le renforcement du contrôle des sites industriels et la relance de l’attractivité de la métropole rouennaise dont l’image a été « noircie », notamment en encourageant l’ouverture d’un casino…

« Installer une culture du risque » : cela commence par la prise de conscience des risques industriels auxquels les populations sont exposées, via des campagnes d’information. La mission parlementaire propose donc une refonte du site Internet Géorisques et l’évolution des documents d’information sur les risques, notamment le document d’information communal sur les risques majeurs (DICRIM).

Présentation du portail Géorisques. (BrgmTV, 2015).

Si de tels instruments doivent en effet être améliorés – car jugés peu efficaces et sous-utilisés –, ce sont surtout les modalités de leur diffusion qui doivent être repensées pour toucher le plus grand nombre. Rendre obligatoire la présence de liens vers ces documents sur les pages Internet des établissements (offices du tourisme, universités, mairies, agences immobilières, etc.) qui font la promotion des territoires serait par exemple un début.

La connaissance des consignes à suivre en cas de déclenchement de l’alerte et l’adoption des bons réflexes est un second élément de la culture du risque. La commission propose pour cela de « réaliser une fois par an un exercice de grande ampleur de risque naturel ou technologique sous la forme de “journée à la japonaise” dans un département ».

On connaît les difficultés à mobiliser les personnes pour ce type d’exercice à l’échelle d’un bâtiment ou les populations à l’échelle d’un quartier en France, la question se pose de sa faisabilité à l’échelle d’un département, échelle d’ailleurs questionnable car elle sous-entend que toute gestion de crise serait de la seule compétence du préfet. Parler de territoires à risques permettrait de ne pas sous-estimer d’emblée le rôle des communes dans de tels exercices.

Pour engager une telle démarche avec la population, des premiers exercices avec des populations cibles seraient certainement efficaces, chez les jeunes ou responsables de sécurité des établissements recevant du public, par exemple. Dans cet ordre d’idée, la mission d’information parlementaire propose ainsi d’« aborder le sujet de la culture du risque dans le cadre du service national universel ».

Pour être efficace, cette proposition devra cependant aller plus loin qu’un diaporama qui aborde les enjeux liés aux risques. L’organisation d’exercices de crise adaptés aux territoires qui accueillent ces journées serait une plus grande ambition. Ces exercices pourraient parfaitement s’adapter au format des journées citoyennes, qui offrent l’avantage de réunir au même endroit et au même moment des jeunes d’horizons géographiques et sociaux différents.

Des exercices sous la forme de serious game qui nécessitent une connaissance du territoire, la maîtrise de règles, l’entraide, l’empathie et l’ambition éventuelle de constituer une réserve citoyenne de sécurité seraient un excellent format. Cette réserve disséminée sur le territoire participerait alors plus volontairement à des exercices « à la japonaise » et pourrait en cas d’alerte informer et assister les personnes pour les mettre à l’abri notamment.

Une multitude d’outils

Une fois informées sur les risques et éduquées aux consignes, il convient d’alerter et d’informer les populations quand la crise survient.

La technologie de la diffusion cellulaire (cell broadcast) explorée dans le cadre du système d’alerte et d’information des populations (SAIP) puis abandonnée faute d’ambition budgétaire fait son retour.

Cette technologie permet de transmettre des messages sur les téléphones des personnes présentes dans une zone géographique exposée à un danger et via les antennes relais. La commission précise, et c’est une bonne chose, que l’alerte et la transmission de consignes doit être multicanale : délaisser un système (la sirène) pour un autre (cell broadcast) conduirait à prendre le risque de ne pas atteindre toutes les personnes en situation de danger. Poursuivre l’utilisation des sirènes, développer l’emploi de haut-parleurs dans les rues piétonnes, utiliser le cell broadcast, les panneaux d’affichage lumineux sur le réseau routier et la radio via le RDS (comme Info trafic, par exemple) sont autant d’outils à développer.

Vidéo de présentation du système d’alerte IPAWS aux États-Unis. (911ThinkSign/Youtube, 2013).

La question du rôle des fournisseurs d’itinéraires (Waze, Google Maps, etc.) doit également être posée. Un accident industriel peut en effet survenir alors que des dizaines de milliers d’automobilistes sont en déplacements.

Quels seraient les itinéraires proposés par les algorithmes à partir des seules données de trafic ? Pourraient-ils proposer des itinéraires en direction d’une zone de danger car moins empruntés ? Face à une menace de responsabilité, les opérateurs ne seraient-ils pas tentés d’interrompre leurs systèmes, laissant les utilisateurs dans une « obscurité cartographique ».

Mettre en œuvre les recommandations

La mission d’information a également fait des propositions concernant l’analyse en direct pendant la crise des réseaux sociaux afin d’identifier les fausses informations et pouvoir ainsi en limiter leurs impacts. Ce champ de recherche est d’ores et déjà mature en France avec le courant des médias sociaux en gestion d’urgence (MSGU) et l’une de ses principales associations, Visov.

Recommandée également, la création d’une cellule de communication de crise au sein de l’État. Cette cellule serait mobilisable en cas d’accident technologique pour assister le préfet et ses services dans la communication de crise. Dans ce domaine, le Centre de crise multirisque de Belgique est certainement un exemple à suivre.

La mémoire des catastrophes s’efface avec le temps. Les propositions de la mission d’information sur l’accident de Lubrizol nécessiteront des moyens financiers et humains pour leurs réalisations concrètes. Il revient maintenant aux politiques de prendre les engagements pour que ses mesures soient prises et à tous de rester vigilants pour qu’elles ne perdent pas, année après année, leurs moyens de mise en œuvre.

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