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Rompre la malédiction de la dualité université–grandes écoles

Emmanuel Macron en visite à l'École polytechnique le 25 octobre 2017 à l'occasion de son déplacement sur le plateau de Saclay. J. Barande/École polytechnique/Flickr, CC BY-SA

L’annonce des « deux pôles Saclay » par le président de la République en visite dans l’Essonne le 25 octobre 2017 consacre, sous des apparences de satisfaction de l’ensemble des parties, la séparation durable des deux systèmes historiques d’enseignement supérieur, celui des universités et celui des grandes écoles ; et ce justement en un lieu symbolique, où se côtoient l’une des meilleures universités françaises (Orsay) et l’une des plus prestigieuses grandes écoles (Polytechnique à Palaiseau).

Une tentative manquée, un échec préoccupant

L’expérience de rapprochement, lancée en 2010 sous le quinquennat Sarkozy, aura peu duré, puisque dès décembre 2015 (à la suite du rapport de Bernard Attali sur l’École polytechnique), les ministres MM. Le Drian et Macron venaient l’enterrer – la cérémonie du 25 octobre dernier ne faisant qu’acter le divorce, en promettant de l’argent public pour ces deux pôles.

C’est donc une tentative manquée de réfléchir, à un moment où le système d’enseignement supérieur actuel montre cruellement ses limites, à une meilleure intégration des deux filières, en en faisant l’expérience. Certes, les solutions ne sauraient venir uniquement de Saclay, mais l’échec du projet commun est très préoccupant.

D’abord parce que souvent en France, le système éducatif est vu par la pointe de l’iceberg : ce qui se passe au plus haut niveau surdétermine le reste de l’enseignement supérieur, voire secondaire (« un battement d’ailes à Saclay provoque un ouragan dans les lycées et collèges »). Ensuite parce que cet échec marque une incompréhension et une défiance chroniques de nos élites politiques et économiques vis-à-vis de l’Université, presque une crainte.

Des élites en entre-soi, à la fois juges et parties

On ne saurait de fait expliquer cet échec sans une analyse des liens structurels qui unissent une partie de ces élites (celle des Corps d’État) et Polytechnique.

La spécificité structurelle de Polytechnique (et l’« avantage » par rapport à ses concurrentes comme Centrale, créée en 1829) est, depuis une loi de 1795, la quasi-exclusivité de recrutement pour les grands corps techniques d’État (Mines, Ponts, etc.). Polytechnique est un point névralgique pour ces Corps – souvent juges et parties puisque, constituant la technocratie d’État, ce sont eux qui participent aux décisions publiques, y compris en matière d’enseignement supérieur.

C’est ainsi que les membres en vue des Corps d’État (hauts fonctionnaires, membres de cabinets ministériels, capitaines d’industrie…) se sont mobilisés en 2015 pour qu’on ne « touche pas » à Polytechnique ; ni à son classement de sortie, ni au rattachement anachronique au ministère de la Défense, ni à la « solde » des élèves (liée au recrutement de moins du cinquième des polytechniciens dans les Corps). Et ce d’autant plus vigoureusement que l’aura de ces Corps d’État a pâli ces vingt-cinq dernières années, comme leur raison d’être (avec la fin des entreprises publiques, la mondialisation, les « pantouflages » de plus en plus précoces, les bérézinas industrialo-financières) – s’il leur reste une fonction, c’est bien de recruter à la sortie de Polytechnique.

15 décembre 2015, nouveau plan stratégique de l’École polytechnique : Jean‑Yves Le Drian, ministre de la Défense ; Emmanuel Macron, ministre de l’Économie, de l’Industrie et du Numérique ; Thierry Mandon, Secrétaire d’État chargé de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. École polytechnique/Flickr, CC BY-SA

Une incapacité de ces élites à comprendre l’Université ?

Et l’Université, alors ? Nous n’en faisons pas la panacée de l’enseignement supérieur, contre les grandes écoles. Mais nous émettons l’hypothèse que les élites françaises, celles issues de Polytechnique, déjà mentionnées, comme celles – qui ont pris le dessus – de Sciences Po et de l’ENA, ne connaissant pas la nature du travail universitaire et n’ayant jamais mis les pieds à l’Université, sont dans l’incapacité structurelle de la penser, et avec elle l’enseignement supérieur.

On ne saurait pourtant commencer à résoudre les graves problèmes mis en lumière à la rentrée 2017 (connus depuis longtemps) sans réfléchir, à l’autre extrémité de l’éventail, à l’articulation entre universités et grandes écoles – on l’a dit, la pointe détermine le reste. Les classes préparatoires aux grandes écoles (scientifiques ou commerciales) pourraient constituer des cycles universitaires de licence, en trois ans. Le cycle de grande école pourrait systématiquement être sanctionné par un master (M2). La qualité de la recherche universitaire pourrait irriguer de manière effective l’enseignement en grande école. Les élèves de grande école, prolongeant par une thèse, pourraient se voir reconnaître un titre de docteur-ingénieur (à l’allemande).

Bien évidemment, en sus de celles décrites ci-dessus, tout ceci se heurte à d’autres situations établies, y compris professorales (enseignants de classe préparatoire ou de grande école). Ce n’est pas notre propos ici d’aller plus loin dans la description de cette articulation. On doit cependant constater que, malgré les exhortations de longue date de personnalités respectées (Marc Bloch en 1944 dans L’Étrange Défaite, Laurent Schwartz déplorant en 1977 dans Le Monde la perte induite pour la science française par les grandes écoles et les Corps ; et à l’inverse l’X-Mines Louis Armand guerroyant déjà sous De Gaulle pour maintenir le rattachement de Polytechnique à la Défense), le sujet n’a pas évolué d’un iota, et a même régressé depuis 2010.

Bureaucratie et amour des classements

Nos élites dirigeantes, non contentes de ne pas comprendre l’Université, se trompent même en regard des objectifs qu’elles poursuivent. Elles sont obnubilées par le sacro-saint classement de Shanghaï. Pourtant deux universités scientifiques (UPMC et Orsay) y pointent vers la 40e place, premiers établissements français – alors que l’École polytechnique y est vers la 420e. Elles promeuvent un objectif d’excellence dans la recherche et l’innovation, qui ne peut être atteint sans l’Université.

Enfin, la tendance lourde observée depuis dix ans à la bureaucratisation de la recherche produit à présent pleinement ses néfastes effets. Le pilotage par le Secrétariat Général à l’Investissement (SGI, ex–Grand Emprunt) et les contre-ordres en termes de décisions politiques (la récente annonce à Saclay en est un épisode) rythment la vie des établissements, au détriment de la sérénité indispensable à la qualité de la recherche d’une part, et à la réflexion sur une évolution des structures d’enseignement.

Redonner une chance au rapprochement par le haut entre universités et grandes écoles

L’urgence est pourtant là : les conséquences d’une séparation durable entre Université et grandes écoles – une malédiction historique – vont aller croissant en importance. Le diplôme du doctorat continuera à pâtir d’une dévalorisation en France, notamment parce que les grandes entreprises y sont dirigées par des personnes non familières du monde universitaire.

Pour les mêmes raisons, la recherche en entreprise peinera à se développer – et toutes les incitations fiscales, d’ailleurs souvent détournées, n’y pourront rien. Plus insidieusement, les politiques de communication toutes-puissantes feront miroiter des leurres : le « Bachelor » créé en 2016 à Polytechnique, compliquant encore le paysage et visant à « rentabiliser » une marque à destination d’élèves étrangers payants, est un exemple de mesure hors-sujet ; c’est aussi un exemple d’utilisation à contre-performance de fonds publics (60 millions d’euros), qui pourraient être utilisés à bien meilleur escient dans l’enseignement supérieur.

Il faut rompre la malédiction de la dualité université–grandes écoles, et non l’entretenir à coup d’argent public ; pour paraphraser la lettre de décembre 2015 qu’avaient écrite en défense du projet commun de Saclay un certain nombre de prix Nobel, médailles Fields et membres de l’Académie des sciences, « le rapprochement université–grandes écoles est une chance, sachons la saisir ! ». C’est aussi une chance, et une nécessité, pour repenser en profondeur l’enseignement supérieur en France.

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