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Sanctions contre la Russie : le monde du sport entre dans une nouvelle ère

Les manifestations en solidarité avec l’Ukraine et les appels à mettre fin à la guerre se multiplient dans l’univers sportif depuis le début de la guerre. Ici le 26 février à Madrid, avant un match opposant l’Atletico Madrid au Celta Vigo. Oscar Del Pozo/AFP

L’agression russe contre l’Ukraine a provoqué un mouvement inédit de réactions en provenance du monde du sport, mais aussi de la science et de la culture.

Si l’on s’en tient au monde du sport, des athlètes, des fédérations nationales, des organisateurs de compétitions ou encore des États ont, dans un même élan, annoncé leur intention de ne plus concourir contre des représentants de la Russie, de ne plus les accueillir ou de ne plus se rendre en Russie pour une compétition sportive.

Cet élan a abouti à ce que le Comité international olympique (CIO) recommande, le 28 février dernier, de « ne pas autoriser la participation d’athlètes et d’officiels russes et bélarussiens » à des compétitions sportives – une recommandation immédiatement mise en œuvre par l’UEFA et la FIFA à travers plusieurs décisions, notamment l’exclusion du Spartak Moscou de l’Europa League et celle de la sélection russe des qualifications au Mondial 2022.

Ayant longuement étudié les sanctions sportives qui touchèrent la République fédérale de Yougoslavie (RFY, regroupant Serbie et Monténégro) de 1992 à 1995, l’auteur souhaite faire un pas de côté au regard de l’enchaînement rapide des derniers jours afin de poser plusieurs questions qui, si elles sont éludées aujourd’hui, ne manqueront pas de se poser demain.

Un précédent unique : la Yougoslavie de Milosevic en 1992

Les sanctions sportives s’inscrivent dans la panoplie de sanctions internationales développées au début des années 1990 à la faveur de la fin de la guerre froide et de la montée en puissance des interventions et opérations de l’ONU. Certains chercheurs ont ainsi parlé de la « décennie des sanctions ». Néanmoins, elles ne furent votées qu’une seule fois, contre la RFY, par l’article 8b de la résolution 757 du 30 mai 1992 relatif aux échanges sportifs, scientifiques et culturels.

On se souvient que ces sanctions eurent comme traduction immédiate le départ de la sélection de RFY de Suède, où elle devait disputer l’Euro 1992 de football. Les archives de la correspondance entre la FIFA et la fédération yougoslave montrent que la FIFA n’a agi que contrainte par la résolution de l’ONU, alors qu’elle avait écarté cette possibilité quelques jours avant seulement, dissuadant d’ailleurs les autorités politiques suédoises, très tentées de renvoyer les athlètes yougoslaves, de le faire, arguant que cela créerait un précédent extrêmement dangereux.

De son côté, le CIO, par la voix de son président Juan Antonio Samaranch, déploya une diplomatie parallèle dans les grandes capitales afin d’amoindrir la portée de ces sanctions en vue des Jeux de Barcelone à venir, au grand dam de certains États membres du comité des sanctions de l’ONU. In fine, un compromis fut trouvé sous la forme d’une participation des athlètes serbes et monténégrins sous drapeau blanc, mais uniquement pour les sports individuels, d’où l’absence de la sélection de basket emmenée par Vlade Divac.

Quel bilan a-t-on pu tirer de ces sanctions sportives ? Cette question renvoie à celle, trop souvent éludée, des objectifs des sanctions. En l’espèce, personne ne croit sérieusement que des sanctions sportives vont pousser un régime à changer de politique. Cela est l’affaire de sanctions économiques massives et/ou ciblées. Les sanctions sportives, elles, vont toucher à la symbolique de la représentation internationale du pays visé.

Documentaire « Yougoslavie, Suicide d’une nation européenne », de Brian Lapping, partie 1.

Si l’on considère que les compétitions sportives revêtent un caractère de puissance, alors priver un État de cette démonstration peut être vu comme symboliquement pertinent. Les sanctions sportives combinent donc à la fois un impact symbolique à l’international, mais aussi un message directement adressé au peuple concerné. C’était l’avis de l’ambassadeur autrichien au sein du comité des sanctions de l’ONU, pour qui cette mesure servait précisément à faire comprendre directement au peuple serbe (et non à son gouvernement) que la communauté internationale désapprouvait la politique du régime de Milosevic.

Cette position, apparentant les sanctions sportives à une punition, ne fit pas l’unanimité malgré le vote de la résolution, à treize voix contre deux abstentions (Chine et Zimbabwe, ce qui signifie au passage que la Russie vota pour). Ainsi, l’ambassadeur de France à l’ONU Jean‑Bernard Mérimée déclara :

« Le texte comporte également une disposition sur le gel des contacts sportifs. Je souhaite indiquer de manière très claire que la France, qui a voté la résolution, se dissocie de ce passage. Pourquoi ? Parce que la mesure envisagée est dérisoire par rapport à la gravité des enjeux, inutilement vexatoire et, surtout, inappropriée parce que empruntée à une panoplie de mesures adoptées dans un autre contexte, celui de la lutte contre l’apartheid. »

Un bilan mitigé

Dans les faits, ces sanctions n’eurent pas l’effet escompté de choc psychologique puisqu’elles furent ressenties par la population de la RFY comme une grande injustice. Au demeurant, Milosevic était loin d’être populaire en 1990-1992 : des manifestations contre la guerre rassemblèrent plusieurs dizaines de milliers de personnes avant que l’exode, la répression, l’embargo et la fatigue ne viennent faire leur œuvre. La levée des sanctions sportives en 1994 qui fait suite à l’annulation d’autres sanctions (suspension de l’interdiction de survol international et de transport aérien, votées par la résolution 943 le 24 septembre 1994, en échange de la reconnaissance par Belgrade de la frontière entre la Bosnie et la Serbie, et de retrait du soutien politique, militaire et matériel aux Serbes de Bosnie) servit en revanche de levier pour obtenir quelques concessions de la part de Milosevic.

Néanmoins, les sanctions sportives ne furent plus utilisées à ce niveau depuis lors. Trois hypothèses peuvent être avancées pour l’expliquer.

Tout d’abord, il n’y a plus jamais eu d’accord au Conseil de Sécurité de l’ONU pour soumettre un autre pays à des sanctions aussi massives que celles qui ont touché la RFY en 1992.

Ensuite, le bilan de ces sanctions (qui sont aussi scientifiques et culturelles, il faut le rappeler) est jugé comme négatif à l’aune de leur objectif : l’humiliation gratuite l’emporte sur le choc psychologique.

Enfin, les fédérations internationales de sport ont toujours affirmé leur réticence à ce type de sanctions, ce qui n’est pas négligeable au regard de leur poids dans les relations internationales.

D’ailleurs, lorsqu’en 1998 certains intellectuels et parlementaires européens réclameront l’exclusion de la RFY du Mondial en raison des exactions commises par les forces de Milosevic au Kosovo, le porte-parole de la FIFA, Keith Cooper, se contentera de dire : « La FIFA a pour politique de suivre celle des Nations unies. Comme la Yougoslavie s’est qualifiée sur le terrain et qu’il n’y a pas de directive de l’ONU, il n’y a aucune raison de réviser notre position. »

Supporters de la sélection nationale de la République fédérale de Yougoslavie pendant le premier match de celle-ci à la Coupe du Monde 1998, au Stade la Beaujoire à Nantes, contre l’Iran, le 14 juin 1998. La RFY gagnera 1-0 et se qualifiera en huitièmes de finale, où elle sera éliminée par les Pays-Bas. Eric Feferberg/AFP

Il en fut de même plus récemment pour la Syrie, dont les sportifs ont pu continuer à prendre part aux compétitions internationales en dépit des crimes imputés au régime de Bachar Al-Assad.

La prise d’autonomie des fédérations et des athlètes

Il existe une différence forte entre le cas yougoslave et la Russie : outre que les sanctions n’émanent pas de l’ONU (et pour cause, la Russie ayant droit de veto en sa qualité de membre permanent du Conseil de Sécurité), elles sont le résultat d’une mobilisation d’athlètes et de fédérations de sport, et non pas « simplement » d’organisations des droits humains, qui appellent régulièrement à ce type de sanctions ou de boycott, par exemple contre la Chine.

Les joueurs de la Lazio de Rome, emmenés par l’avant-centre de l’équipe nationale d’Italie Ciro Immobile, pendant l’échauffement avant leur match contre Naples, le 27 février 2022, au Stade olympique à Rome. Vincenzo Pinto/AFP

Autrement dit, en ce qui concerne le sport, on ne peut même pas évoquer des « sanctions » à proprement parler puisqu’elles n’émanent pas d’une autorité politique légitime et centralisée, mais plutôt d’un boycott massif initié par le bas, que les fédérations internationales de sport ont dû, bon gré mal gré et sous une intense pression, entériner. De ce point de vue, la situation actuelle ferait davantage penser au précédent de l’Afrique du Sud sous apartheid : là aussi, des décisions d’exclusion avaient été prises par le bas et sous la pression, mais en ordre plus dispersé, sport par sport, que ce que l’on peut voir actuellement.

Dès lors, quelles sont les questions soulevées par les choix du CIO, sommet de la pyramide de mouvement sportif international, puis de la FIFA, si l’on se concentre sur elles ?

Le CIO fonde sa recommandation sur trois choses. D’une part, l’équité vis-à-vis des athlètes ukrainiens qui ne peuvent plus concourir. D’autre part, la sécurité des compétitions et des athlètes. Une préoccupation prise en compte par la FIFA et l’UEFA, qui ont initialement ordonné que les rencontres prévues en Russie et Ukraine soient disputées sur terrain neutre. Enfin, le CIO met en avant la violation de la trêve olympique (préambule et point 4 de la déclaration) pour sanctionner en particulier des individus, y compris Vladimir Poutine. Depuis 1992, le CIO lance un appel international au respect de cette trêve. L’Assemblée générale de l’ONU vote avant chaque olympiade une résolution symbolique appelant à son respect.

Néanmoins, nous sommes bien ici dans la symbolique. Cela ne veut pas dire que ça n’a pas d’importance, puisqu’il semble que la Chine ait demandé à Poutine d’attendre la fin des Jeux d’hiver pour attaquer l’Ukraine (les Russes sont passés à l’offensive deux jours après la fin des JO de Pékin réservés aux athlètes valides, mais cette attaque continue alors que les Jeux paralympiques, qui se tiennent dans la même ville, sont en cours).

Les athlètes ukrainiens pendant l’ouverture des Jeux paralympiques de Pékin, le 4 mars 2022. Les athlètes russes en ont été exclus à la suite de l’agression de l’Ukraine par la Russie. Mohd Rasfan/AFP

Il reste que le respect de la trêve olympique n’est adossé à aucun texte juridique, et la trêve elle-même ne figure pas dans la Charte olympique, notamment à l’article 59 relatif aux sanctions. Par conséquent, il y a vraisemblablement une fragilité juridique dans la recommandation du CIO dans la mesure où la Charte ne prévoit pas explicitement de suspendre un Comité national olympique en raison des agissements politiques de son gouvernement, ce que le CIO rappelle d’ailleurs au deuxième paragraphe du communiqué. Si la suspension ne semble pas directement liée à la violation de la trêve olympique, l’évocation à deux reprises de celle-ci demeure problématique si l’on va au bout de la logique : cela signifie-t-il que le CIO n’aurait rien dit si Poutine avait décidé d’attaquer l’Ukraine en dehors de tout calendrier olympique et paralympique, par exemple le 5 avril ?

Le communiqué du CIO salue par ailleurs les athlètes, y compris russes, qui se sont opposés à la guerre, dérogeant ainsi au principe d’apolitisme pourtant si âprement défendu habituellement à Lausanne.

La FIFA s’est d’abord montrée très réticente à suspendre la Russie. En l’absence d’une résolution de l’ONU qui ne viendra jamais, le parapluie du CIO lui a offert l’occasion de suivre le mouvement sans en prendre la responsabilité première. Pour autant, il est très discutable que ses statuts (Articles 16 et 17 en particulier) lui permettent, en l’état, de suspendre la fédération de football de Russie en raison des agissements du régime russe.

Ces décisions ouvrent donc sur une question fondamentale de droit et une question politique.

Que dira le Tribunal arbitral du sport ?

Les fédérations internationales de sport sont d’ordinaire très jalouses de leurs prérogatives. Elles sont par principe hostiles aux sanctions sportives, sauf quand celles-ci sont adossées à leurs propres textes, pour des manquements d’ordre sportif comme le programme de dopage systématique mis en place par la Russie, actuellement sanctionné.

Or, cette fois, elles ont décidé d’elles-mêmes de ces sanctions. Ce faisant, elles se sont arrogé un pouvoir dont on peut se demander si leurs statuts le leur confèrent.

La Russie a annoncé son intention de faire appel devant le Tribunal arbitral du sport (TAS), ce qui est une très bonne chose car, quelle que soit sa décision (sauf s’il décide de botter en touche), le TAS fournira une assise juridique pour l’avenir au mouvement sportif international.

Par-delà l’émotion très légitime que suscite l’agression de la Russie contre l’Ukraine, et l’urgence d’une réaction, le droit est ce qui nous sépare du chaos. Cesser d’inviter ou de coopérer avec des chercheurs russes, annuler des représentations d’artistes russes, refuser de jouer contre des Russes au seul motif de leur passeport est un réflexe compréhensible, comme l’a développé le CIO au regard de leurs homologues ukrainiens qui sont désormais dans la lutte pour la survie de leur pays… mais cela ne va pas de soi.

Dayana Yastremska est parvenue en finale de l’Open de tennis de Lyon, quelques jours à peine après avoir fui l’Ukraine dans des conditions très éprouvantes. Olivier Chassignole/AFP

Bien qu’elles répondent aux mêmes sentiments d’indignation et d’urgence, et quoi qu’on en pense par ailleurs, les sanctions prises par les États-Unis ou l’UE le sont dans un cadre juridique bien établi. Le TAS aura donc à décider si les fédérations internationales de sport peuvent, de façon autonome et en l’état actuel de leurs statuts, infliger des sanctions sportives à leurs membres sur la base des agissements criminels des gouvernements de ceux-ci. Si le Tribunal répond par l’affirmative, le mouvement sportif aura gagné une autonomie politique considérable… qui peut très bien se révéler un cadeau empoisonné car avec l’autonomie vient la responsabilité politique.

Sanctionner la Russie… et qui d’autre ?

Pourquoi pas la Syrie ? Pourquoi pas la Birmanie ? Pourquoi pas la Chine ? Est-on sûr que si un jour la Chine envahit Taïwan, le CIO et la FIFA agiront de la même façon ? Dans le cas contraire, comment pourront-ils se justifier ? Que se passerait-il si, pure hypothèse, une dizaine de sélections qualifiées pour la Coupe du monde 2022 refusaient d’y prendre part pour protester contre sa tenue au Qatar ? La FIFA les sanctionnerait-elle ? Au regard de ses statuts actuels, elle en aurait le droit. À ce jour, la Chine organise les Jeux paralympiques d’hiver, et le Qatar organisera le Mondial à la fin de l’année.

En outre, si le mouvement sportif est autonome, cela signifie-t-il qu’il sera le seul à décider de la levée, temporaire ou totale, de ces sanctions ? Sur quelles bases ? Rappelons que c’est le Conseil de sécurité de l’ONU qui avait levé les sanctions sportives contre la RFY.

Ajoutons que si le mouvement sportif est autonome, alors beaucoup se jouera à l’aune de la force de telle ou telle mobilisation, en particulier des athlètes, mettant la pression pour obtenir gain de cause. C’est potentiellement une chose positive au regard de la sensibilité des athlètes vis-à-vis des droits humains ou de la lutte contre le racisme. Suprême ironie, si le TAS donne raison au CIO et à la FIFA, il les obligera du même coup à ne plus sanctionner d’expression ou de mobilisation politique de la part des athlètes. Mais précisément, d’un autre côté, cela transfèrera aux athlètes la responsabilité de la mobilisation politique, ce qui est loin d’être évident dans une bonne partie du monde. Il y a alors le risque que seules les mobilisations assez puissantes en Occident soient prises en compte pour des raisons financières et d’image. De fait, quand bien même 141 pays ont voté la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU condamnant l’agression de la Russie, les sanctions ne sont à ce jour l’œuvre que d’un Occident élargi (Corée du Sud, Japon, Singapour), entreprises comprises.

Enfin, est-ce à dire que le CIO et la FIFA, notamment, devront revoir en profondeur leurs relations avec les pires régimes politiques de la planète et cesser de leur confier l’organisation de compétitions internationales, de peur de subir les pressions d’athlètes et d’ONG enhardis par le précédent russe ? Cela reste à démontrer.

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