En toile de fond de l’affaire Khelif, il y a la confrontation entre l’Association internationale de boxe, très proche du Kremlin, et une nouvelle organisation mondiale, la World Boxing - une confrontation dont les enjeux sont étroitement liés au « sport power » de la Russie, élément important de la diplomatie de Vladimir Poutine.
Le 1er août 2024, en quart de finale de la compétition féminine de boxe en catégorie moins de 66 kilos des Jeux olympiques de Paris, Angela Carini abandonne dès le premier round après quarante-six secondes de combat contre l’Algérienne Imane Khelif. L’Italienne déclare à La Gazzetta dello Sport : « Au deuxième coup, je ne pouvais plus respirer ; ce n’est pas une défaite pour moi. » Elle ne serre pas la main de son adversaire après l’annonce de la décision, mais précise peu après que ce n’était pas intentionnel et s’en excuse.
Angela Carini ne semble pas avoir émis un quelconque jugement discriminatoire remettant en cause la féminité de la boxeuse algérienne. Pourtant, ses déclarations et son comportement vont être déformés et utilisés jusqu’à déclencher une polémique mondiale, révélant une claire ligne de partage : d’un côté, les pro-Imane Khelif, qui sont aussi pour la plupart des défenseurs de la cause LGBT et des droits des minorités ; de l’autre, les promoteurs d’une morale ultra-conservatrice portée par la droite radicale, qui estiment qu’elle n’aurait pas dû être autorisée à concourir. La première ministre italienne, Giorgia Meloni, a ainsi estimé que le combat « n’était pas sur un pied d’égalité ». Vladimir Poutine, Donald Trump, Elon Musk, mais aussi J. K. Rowling et des milliers d’utilisateurs des réseaux sociaux n’ont pas été en reste dans leurs déclarations blessantes, au point qu’Imane Khelif a décidé de porter plainte pour « harcèlement et haine en ligne ».
Les médias du monde entier ont donné un écho considérable à cette polémique, qui restera comme l’un des épisodes marquants de JO de Paris… et qui révèle des enjeux n’ayant pas grand chose à voir avec le taux de testosérone d’Imane Khelif.
Une polémique loin d’être uniquement sportive
Dès la fin du combat contre Carini, la polémique enfle rapidement, les détracteurs de Khelif ne manquant pas de rappeler que, un peu plus d’un an plus tôt, en mars 2023, lors des championnats du monde tenus en Inde, l’Algérienne avait été disqualifiée par l’Association internationale de boxe (IBA), de même que la Taiwanaise Lin Yu-Ting (qui deviendra le 11 août championne olympique des moins de 57 kilos à Paris), à l’issue d’un contrôle de féminité.
La boxeuse algérienne aurait été exclue après la révélation de taux élevés de testostérone, le président de l’IBA, le Russe Umar Kremlev, affirmant même que Khelif et Lin avaient des chromosomes XY. Problème : les tests de Khelif et de Lin Yu-Ting n’ont pas été reconnus comme étant valables par le Comité international olympique (CIO), qui les a jugés « non crédibles ». De surcroît, les résultats de ces tests n’ont pas été montrés lors de la conférence de presse organisée par l’IBA le lundi 5 août 2024 dans le salon d’un hôtel parisien.
Cet article est cité dans l’émission « Accents d’Europe », sur RFI, dont The Conversation France est partenaire]
À la place, Umar Kremlev, par visio, se lance en russe dans une longue diatribe dans laquelle il accuse le CIO de « détruire le sport féminin » et qualifie le président du CIO Thomas Bach de « sodomite en chef »
Enfin, pour montrer combien il s’occupe de ses athlètes, Kremlev annonce qu’il a l’intention d’attribuer une prime de 100 000 dollars à l’Italienne Angela Carini en guise de dédommagement.
Le conflit IBA-World Boxing
Umar Kremlev a un passé douteux. Fidèle de Vladimir Poutine, il cristallise le conflit. Expliquer son avènement à la tête de l’IBA nécessite de revenir en détail sur les nombreux dysfonctionnements relevés par le CIO.
Au vu d’une facture débitrice de 15 millions de francs suisses, de nombreux problèmes de gouvernance et de scandales d’arbitrage, le CIO en vient en octobre 2019 à exclure l’IBA – décision confirmée deux ans plus tard par le rapport du juriste Richard McLaren. S’ensuit une valse de présidents, tous impliqués dans des affaires plus ou moins graves. Dans un contexte marqué par l’épidémie de Covid-19, Umar Kremlev obtient la présidence de l’IBA le 12 décembre 2020, face au Néerlandais Boris Van der Vorst. Il est vrai qu’il avait proposé de racheter personnellement la dette (grâce à l’argent de Gazprom) en cas de victoire.
Au congrès d’Erevan, en septembre 2022, Umar Kremlev est réélu à la suite d’une parodie de vote. Il réintègre immédiatement les boxeurs russes et biélorusses (suspendus après l’agression contre l’Ukraine lancée en février 2022) dans les compétitions internationales alors que se met en place une fédération dissidente, la World Boxing, dont Boris Van der Vorst prend la tête, et qui compte aujourd’hui 44 fédérations membres.
Ambiguïté de la position française
« Ceux qui voteront pour le Russe seront des assassins de la boxe », avait déclaré Dominique Nato, président de la Fédération française de boxe (FFB), avant la réunion d’Erevan. Pourtant, un an plus tard, au moment où s’ouvrent en Inde les Mondiaux féminins de boxe, boycottés par plusieurs pays pour protester contre la présence de sportives russes et biélorusses, il soutient que, sur la question de la présence ou non des représentant les régimes de Vladimir Poutine et d’Alexandre Loukachenko, la France « a tout intérêt à rester neutre » car l’Hexagone s’apprête à organiser les JOP 2024.
Si la position peut être entendable à l’époque, elle ne l’est plus une fois les Mondiaux passés et l’assurance qu’il y aura aux JOP 2024 une compétition de boxe, organisée par le CIO. La FFB n’adhère pas à World Boxing – alors que 13 pays européens parmi les plus représentatifs en termes économiques et/ou de population, la Suisse et l’Espagne exceptées, en sont membres –, sans doute par peur de rompre cette neutralité. Après les championnats du monde en Inde, la FFB refuse de prendre position sur le cas Khelif alors qu’elle le connaît bien puisque la boxeuse s’entraîne en France et est préparée physiquement par un Bordelais. L’IBA en profite. Deux stars françaises de la boxe – Estelle Mossely, championne olympique aux Jeux de Rio 2016 et ambassadrice de l’IBA, et Sofiane Oumiha, champion du monde en titre des moins de 60 kilos – s’impliquent fortement au côté d’Umar Kremlev sans être sanctionnés, à ceci près que le nom de Mossely disparaît rapidement de la liste des possibles porte-drapeaux de la délégation française aux JOP.
La France aurait en tout cas pu s’exprimer clairement lors de l’affaire Khelif, d’abord en adressant un message franc de soutien à l’Algérie face aux attaques de Kremlev visant l’une de ses meilleures sportives, qui ont d’ailleurs poussé Alger à quitter l’IBA le 2 septembre et à rejoindre World Boxing peu après ; un tel message aurait sans doute été fort utile alors que les relations politiques sont difficiles (affaire Kaylia Nemour, alignement de Paris sur Rabat contre Alger sur la question du Sahara occidental en juillet 2024).
Le « sport power » russe en difficulté sur le continent africain et ailleurs
Le Nigeria est le seul pays africain à avoir rejoint World Boxing : à cette unique exception, le continent semble tout acquis à l’IBA, si l’on ne tient pas compte du cas spécifique de l’Algérie. Toutefois, des fissures existent. En 2023, l’IBA a été confrontée à l’opposition de 30 membres de la Confédération africaine de boxe (sur 54), qui lui reprochaient de s’être grossièrement impliquée dans la sélection des membres de cette instance continentale.
Au-delà, on a observé dernièrement le report des Jeux de l’amitié prévus du 15 au 29 septembre 2024 à Moscou et Ekaterinbourg et qui devaient réunir principalement des pays africains ; l’échec relatif des Jeux du futur, un tournoi mondial d’épreuves de sport « phygital », c’est-à-dire mêlant épreuves physiques et numériques, organisé en Russie en février 2024 ; et le peu de succès des Jeux des BRICS également organisés en Russie, en juin 2024. Tout cela indique les difficultés du « sport power » de la Russie – pays où sport et politique sont si étroitement mêlés que le chercheur Lukas Aubin a forgé en 2021 le terme sportokratura, qui a depuis fait florès.
Moscou – et l’IBA – semblent dernièrement se consacrer tout particulièrement à l’Asie. Un congrès extraordinaire de la Confédération asiatique de boxe (ASBC) s’est tenu à Al Ain, en Arabie saoudite, le 31 août 2024. Question à l’ordre du jour : faut-il rester au sein de l’IBA ou rejoindre World Boxing ? Sur les 35 fédérations du continent, 21 ont voté en faveur du maintien au sein de l’IBA et 14 pour le passage à World Boxing. Sur ces 14 fédérations, 8 – rejointes depuis par le Japon – appartenaient déjà à World Boxing. Le ralliement du Japon à World Boxing pourrait avoir un impact sur la Thaïlande, dont le président de la fédération de boxe était le président de l’ASBC et a démissionné suite à ce vote. Reste qu’une majorité de pays asiatiques demeurent pour l’instant dans le giron de l’IBA. Est-ce dû à l’action d’Umar Kremlev ? En tous les cas, il vient de lancer, début septembre 2024, une ligue de boxe richement dotée en Chine.
La neutralité française est-elle tenable ?
Au-delà du cas personnel de la boxeuse Imane Khelif (dont il faut souligner que les attaques dont elle a fait l’objet après sa victoire contre Carini ne l’ont pas empêchée de rester concentrée sur son tournoi et de le remporter, apportant ainsi à l’Algérie l’une de ses deux médailles d’or aux JO), l’épisode a révélé la réalité du monde actuel de la boxe « amateur » de haut niveau, traversée par la profonde opposition entre la World Boxing et l’IBA, inextricablement liée au régime de Vladimir Poutine, lequel s’est emparé du sujet pour promouvoir aux yeux du monde sa vision des « valeurs traditionnelles » à travers la boxe olympique.
Alors que World Boxing œuvre pour le développement des structures démocratiques de la gouvernance pugilistique amateur internationale, la Fédération française, en optant pour la neutralité, maintient une position fort ambiguë susceptible d’être exploitée par l’IBA. Plus généralement, Umar Kremlev s’appuie sur l’argent et la professionnalisation du noble art pour maintenir son emprise. Or, cette orientation ne fut-elle pas le cheval de Troie de l’IBA au sein du CIO lorsque ce dernier a accepté les boxeurs professionnels en 2012 ? Faut-il revenir à « l’amateurisme » d’antan ? Un équilibre est sans doute à trouver. Dans ce but, une réelle analyse sociohistoricopolitique des déviances que le sport peut produire est nécessaire, sous peine d’être condamné à les voir se répéter…