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Science ouverte en temps de coronavirus : publication en temps réel

Édouard Philippe en conférence de presse le 28 mars 2020, devant des courbes expliquant la réduction du pic de l'épidémie de Covid-19. GEOFFROY VAN DER HASSELT / POOL / AFP

Qui n’a pas un avis sur l’hydroxychloroquine ? Les développements récents des dernières recherche à Marseille sur les potentialités de cet antipaludéen pour réduire la charge virale du SARS-CoV-2 passionnent. Évidemment, la pandémie actuelle est une crise sanitaire soudaine et inédite par son ampleur. Qui dit soudaineté et ampleur dit panique généralisée : la science est sommée de trouver des solutions au plus vite. Mais au fait, à quelle vitesse va la science ? L’exemple de la publication du groupe de Didier Raoult nous permet de mettre en lumière une évolution des pratiques d’« évaluation par les pairs », c’est-à-dire le processus censé valider les publications scientifiques, une évolution qui permet de nous interroger sur ce que signifie être « ouvert » en science.

L’évaluation par les pairs, processus-clef de validation de la science

Les études concernant l’évaluation de médicaments durent des années, voire des décennies. Le procédé de publication qui suit prend généralement des mois, voire des années : il est de plus en plus difficile pour les revues scientifiques de trouver des rapporteurs – les pairs, experts chargés de lire l’article et de rédiger un rapport – et de faire en sorte que le rapport soit rendu rapidement. Le travail est contraignant, car le volume des manuscrits soumis augmente exponentiellement, il est anonyme et bénévole, et est à haute responsabilité puisque le rapport est censé être le garant de la validité de la publication. À titre d’exemple, l’auteur de ces lignes attend toujours des nouvelles des rapporteurs d’un manuscrit soumis en novembre… 2017.

Mais en temps de crise urgente, avec des moyens, on peut faire une étude préliminaire en 15 jours et la publier très rapidement. En soumettant son manuscrit à un journal le 18 mars, on peut obtenir des rapports pour publier… le 20 mars ! À situation exceptionnelle, temps de publication exceptionnel. Les deux rapporteurs ont donc analysé la publication et rendu leur rapport en moins de deux jours. La science semble capable d’aller très vite quand il y a urgence.

Ce qu’il y a de nouveau, c’est que la critique de la science peut elle-même aller très vite. En temps de panique mondiale, les publications qui traitent de potentiels traitements concernant le coronavirus sont scrutées par un lectorat attentif et nombreux. Parmi eux, des collègues, des concurrents, des médecins, des pharmaciens, des microbiologistes, des statisticiens, des bioinformaticiens, des curieux, des enthousiastes, des malveillants : une myriade de rapporteurs potentiels d’horizons divers, contrairement aux rapporteurs désignés par les revues, qui sont rarement éloignés thématiquement.

Pour les revues scientifiques, l’évaluation par les pairs joue à la fois le rôle de certification (l’article mérite-t-il d’être publié ?) mais aussi d’évaluation proprement dite (l’article est-il assez bon pour telle ou telle revue ?). L’effet pervers est qu’un article est considéré comme bon ou pas selon le prestige de la revue dans lequel il paraît, au détriment de l’évaluation de son contenu proprement dit.

Ouvrir l’évaluation des articles scientifiques

PubPeer est une plateforme web créée en 2012, dont le but est de potentiellement ouvrir un forum de discussion à propos de n’importe quel article. Elle a été imaginée par ses créateurs comme la version en ligne d’un journal club (une réunion de laboratoire au cours de laquelle on critique des publications). Née de la frustration qui découle de la quasi-impossibilité de critiquer les articles dans le cadre des revues elles-mêmes, PubPeer est une forme d’évaluation par les pairs après la parution de l’article, dite « post-publication ». Elle est radicale au sens où n’importe qui peut commenter, y compris anonymement. Le principe « tout le monde peut contribuer » ressemble à Wikipédia – où une contribution peut effectivement être critiquée ou annulée par n’importe qui – à la différence que dans PubPeer, on commente les articles mais on ne les modifie pas.

Et comme dans Wikipédia, les articles les plus affectés sont ceux sous le feu médiatique. Qui dit commentaires d’horizons différents dit critique multi-angle. Dans le fil PubPeer dédié à l’article de notre exemple, on trouve pêle-mêle des critiques sur le processus de publication, la conformité à l’état de l’art, l’éthique médicale, la méthodologie statistique, le traitement statistique. On y trouve aussi, et c’est nouveau, des réanalyses, c’est-à-dire que le commentateur.trice a extrait des données fournies par les auteur.es. Pour en faire de nouvelles courbes, de nouveaux graphes, de nouvelles interprétations et mettre sur le gril les conclusions de l’article (notons que la mise à disposition de données par les auteur·e·s est loin d’être systématique). La publication devient vivante et non plus figée, de même qu’un article de Wikipédia n’est, par définition, jamais fini.

PubPeer est de cette façon en quelque sorte un réseau social : les critiques, les réanalyses, les éventuelles réponses des auteurs sont discutées, débattues. Le rapport d’une publication devient lui même vivant. En temps de crise, c’est même un bouillonnement. La publication du groupe de Didier Raoult a été décortiquée en moins de temps qu’il n’a fallu pour la publier : une centaine de commentaires sur PubPeer entre mi et fin mars fait ressembler l’article à une publication « en temps réel ».

Qui peut commenter et critiquer un travail scientifique ?

PubPeer est critiquée chez les scientifiques pour son anonymat et (parfois à raison) pour son atmosphère de dénonciation… exactement comme l’anonymat dans Wikipédia est critiqué. Dans les deux cas, l’anonymat est vu comme une garantie de fonctionnement par la communauté (puisqu’il permet d’échapper aux pressions) et comme une lâcheté par le public extérieur hostile. Comme le soulignent Michel Dubois et Catherine Guaspare, la tension réside dans ce qui constitue un « pair ». Comment libérer la parole des commentateurs dans un monde de la recherche hiérarchisé et compétitif, tout en protégeant les auteurs d’attaques malveillantes ? Comme dans Wikipédia, PubPeer possède ses règles pour veiller à ce que l’attention soit portée sur le contenu plutôt que sur l’interlocuteur, mais comme dans Wikipédia, les attaques malveillantes existent, y compris envers les commentateurs.

Une autre critique de PubPeer et Wikipédia concerne l’omniprésence de l’obsession pour les détails techniques (comme la retouche d’images) plutôt que le fond des articles. Ce qui se passe sur PubPeer est aussi performatif : les contributeurs et contributrices y jouent un rôle d’entrepreneur de morale en définissant par les commentaires ce qui est acceptable ou déviant. En quelque sorte, la diversité thématique des commentaires concernant la publication de Didier Raoult redonne ses lettres de noblesse de journal club à PubPeer. C’est l’avantage d’un accès inclusif à la possibilité de critiquer, combiné à la situation d’urgence planétaire : des commentatrices et commentateurs d’horizons très divers s’intéressent subitement à l’hydroxychloroquine. La situation permet l’émergence d’un journal club globalisé et en temps réel.

Il serait naïf de voir PubPeer comme le monde enchanté de la science qui progresse par le débat, mais symétriquement, il serait tout autant naïf de penser que le système de publications tel qu’il existe se prête volontiers à la critique constructive. Dans leur grande majorité, les articles dans les revues ne peuvent pas être commentés ; la fonction d’une publication est plus de marquer la primauté que d’engager un débat, que la structure conservatrice des revues scientifiques décourage.

De fait, PubPeer a mauvaise presse dans les institutions scientifiques. Ces dernières encouragent les chercheur.es. à publier ouvert, à rendre accessibles leurs données, mais critiquent les initiatives ouvertes qui échappent à leur contrôle. Tout le monde veut de la science ouverte, mais la communauté scientifique a du mal à se rendre compte que l’encouragement à l’ouverture des données (au nom de l’exigence de transparence) a comme conséquence la réutilisation possible de ces données donc, entre autres, l’ouverture à la critique post-publication, quasi inexistante jusqu’à présent.

Cette vision de l’ouverture de la science chamboule les règles établies

Il existe des revues scientifiques qui changent les règles de l’évaluation par les pairs. Plusieurs axes concourent à séparer l’évaluation de la certification : rapport avant ou après la publication, rapport confidentiel ou ouvert, invité ou spontané, anonyme ou identifié. Certaines pratiques éditoriales nouvelles transforment une version of record (une version de référence) en un record of versions (un enregistrement de plusieurs versions). Malheureusement, les revues les plus prestigieuses, celles qui font et défont les carrières les plus brillantes, sont souvent adeptes du status quo.

En ce sens, la plate-forme PubPeer ne se contente pas de saper le conservatisme des revues scientifiques. En remettant en cause le procédé d’évaluation par les pairs, elle questionne l’utilité même du concept de publication et de revue scientifique. Même sans aller jusqu’aux cas extrêmes de rétractation, la publication risque de voir son rôle de document de référence gravé dans le marbre battu en brèche, et la revue scientifique, son rôle de gardien du temple. Cette vision de l’open est une forme d’ouverture qui place l’inclusivité au centre de ses préoccupations. Elle pose des problèmes (comme la question de la légitimité) en essayant d’en résoudre d’autres, mais elle a le mérite de faire prendre conscience que certaines façons d’être ouvert sont plus complexes et remettent en cause plus de choses que l’on imagine… comme Wikipédia.

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