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Les Guignols de l'info ont particulièrement enrichi le ‘capital sympathie’ de Jacques Chirac. Youtube/CNews

Se moquer des puissants renforcerait-il leur pouvoir ?

Le décès de Jacques Chirac le 27 septembre 2019 a rappelé à quel point l’ancien président français avait été populaire dans les médias, notamment dans certaines émissions satiriques comme Les Guignols de l’info (diffusée en France sur Canal+ du 31 août 1988 au 22 juin 2018). À tel point que le chroniqueur Yann Barthès (TF1) s’est récemment demandé si l’émission n’avait pas permis d’augmenter considérablement le capital sympathie de l’homme politique auprès de l’électorat français.

Ce mythe du président propulsé par des humoristes est tenace. Il a été répété à de multiples reprises dans les discours d’hommage comme dans l’interview du candidat à la maire de Paris, Cédric Villani, qui fait de Jacques Chirac dans les Guignols son principal souvenir de l’homme qu’il était. Il faut pourtant rappeler qu’il n’y a pas l’ombre d’une relation causale pour expliquer le lien entre la popularité de l’ancien président et l’émission des Guignols. Cela en dit long sur le pouvoir que les médias attribuent aux humoristes.

Chirac, une star des Guignols ?

Les cibles des humoristes

Les humoristes complices des politiques ? Cette question m’a interpellé dans le cadre de mes recherches doctorales dont je livre ici mes premiers résultats. Le contexte que j’ai étudié est celui des élections présidentielles françaises de 2017. J’ai plus précisément observé de qui les humoristes de radio et de télévision se moquent.

En observant leurs cibles, j’ai émis un certain nombre d’hypothèses qui remettent en question le caractère subversif du travail des humoristes.

Mon corpus comprend les sketchs radio de Charline Vanhoenacker, Alex Vizorek, Si tu écoutes, j’annule tout mais aussi les chroniques de Guillaume Meurice, Daniel Morin, Frédéric Sigrist, Frédéric Fromet, Pierre-Emmanuel Barré, Nicole Ferroni, Laurent Gerra et Nicolas Canteloup, de septembre 2016 à juin 2017, soit un total de 1 323 billets d’humour.

« Tous ces soutiens à Emmanuel Macron : on se croirait à la SPA ! » Le Billet de Charline, Mar 9, 2017 (21 455 vues).

Quand on observe les cibles des humoristes (le nombre de cibles différentes) et leurs occurrences (leur nombre d’apparitions) sur la période étudiée, on constate que les humoristes se moquent en grande partie des hommes et des représentants des deux grands partis des dernières décennies : le Parti socialiste (PS) et Les Républicains (LR).

En moyenne, les femmes prises pour cibles représentent 19,81 % de mon échantillon. Au niveau de la représentation politique, en moyenne 63,27 % des cibles politiques étaient issues du PS ou LR. Toutes les autres formations politiques doivent se contenter de proportion bien moindre. Ainsi, les deux tiers de l’espace politique comique sont consacrés à des moqueries envers deux partis historiquement aux commandes de la France ces dernières années.

Pour s’en rendre compte, je propose un classement lissé des candidats à la présidentielle ciblés par les humoristes. J’ai compté les occurrences des candidats à l’élection présidentielle chez chaque humoriste et les ai agencé pour que chaque humoriste ait la même représentativité. Autrement un humoriste qui est à l’antenne au quotidien compterait bien plus qu’un autre qui n’a qu’une chronique par semaine.

Dans ce tableau, tous les humoristes de mon échantillon ont été recensés comme s’ils avaient tous faits 100 billets d’humour. On obtient alors la distribution suivante :

Tableau 1. Cibles politiques des humoristes. G. Grignard, Author provided

Ce tableau montre une nette différence entre les grands et les petits candidats. Il témoigne aussi d’un problème à la gauche de l’échiquier politique : les occurrences cumulées de Benoît Hamon et Jean‑Luc Mélenchon n’atteignent même pas celles de Manuel Valls, pourtant éliminé de la course aux présidentielles.

De plus, Jean‑Luc Mélenchon et François Fillon ont obtenu un score comparable au premier tour de l’élection présidentielle alors qu’ils sont à des distances astronomiques dans ce classement. Le nombre d’occurrences très faible de Jean‑Luc Mélenchon soulève plusieurs questions. Pourquoi les humoristes se moquent-ils si peu de personnalités de gauche radicale ? Est-ce parce qu’ils en sont proches ? Ou bien plutôt parce qu’il n’y a pas d’éléments aussi drôles à en retirer ? En tout cas Jean‑Luc Mélenchon, tout comme Benoît Hamon ont été beaucoup moins pris pour cibles par rapport à leurs concurrents « de droite ».

Le calendrier importe

Au-delà de la distribution, la période à laquelle les humoristes se moquent de certaines personnalités politiques surprend aussi. Mes analyses montrent que les humoristes ne parviennent pas à se distancier de l’agenda médiatique. Ils l’accompagnent.

Cela signifie que le calendrier électoral de l’élection et des différentes primaires a eu un impact important sur le choix des cibles des humoristes. Les Républicains ont été omniprésents de septembre à mi-novembre, moment où avait lieu leur primaire.

Sketch de Nicolas Canteloup face à Alain Juppé proche des primaires républicaines.

Les socialistes ont eu plus de visibilité en décembre et en janvier. Ensuite, toute l’actualité politique a concerné François Fillon et les affaires auxquelles il a été mêlé, ce qui explique son très grand nombre d’occurrences dans le classement présenté ci-dessus.

Le graphique suivant analyse l’évolution des occurrences dans le temps des principaux candidats à l’élection présidentielle

Graphique 2. G. Grignard, Author provided

La plus impressionnante de ces trajectoires est sans aucun doute la courbe de François Fillon. Elle démontre à la fois l’« effet primaire » (octobre et novembre) et les conséquences de ses « affaires » en février et mars, période à laquelle il n’y a pas un humoriste en France qui ne parle pas de lui.

On remarquera la courbe très constante d’Emmanuel Macron qui croît régulièrement jusqu’à devenir la plus forte à partir du moment où il est élu et que la menace de Marine Le Pen est écartée.

On voit également le très faible score des candidats de gauche avec Benoît Hamon dont personne ne parle avec le mois de mars et Jean‑Luc Mélenchon qui est constamment resté invisible.

Enfin, dernière observation plutôt cocasse : Jean Lassalle est le seul « petit » candidat à avoir vraiment transpercé le plafond de verre. En avril, les humoristes ont tellement parlé de lui qu’il a même égalé le score d’occurrences de Marine Le Pen. Il se situe alors nettement au-dessus de Benoît Hamon ou Jean‑Luc Mélenchon.

Laurent Gerra le 23 avril 2017.

Le mythe de l’humour subversif

La description des cibles des humoristes et leur répartition dans le calendrier laissent entrevoir des constats qui mettent à mal la thèse d’un humour subversif qui a vocation à casser les codes sociaux et politiques.

Sous cet angle, les humoristes apparaissent plutôt comme prévisibles, reproduisant le rapport de force en place au lieu de le contester.

Les humoristes, hommes ou femmes, chroniqueurs sur radios publiques ou privées, ont tous comme point commun de concentrer leur satire sur des cibles politiques qui appartiennent au Parti socialiste ou aux Républicains dans la période étudiée. Soit les deux plus grands partis au pouvoir lors des dernières décennies.

Cette promesse d’un versant subversif de l’humour n’est cependant en rien une trahison de leur part. Ils n’ont jamais prétendu vouloir changer le monde et tous les entretiens que j’ai effectués auprès d’eux soulignent que l’importance première pour un comique c’est d’être drôle bien avant être rebelle, désobéissant ou révolutionnaire.

C’est plutôt un certain univers intellectuel qui nous fait rêver de cette figure du comique qui dérange le pouvoir.

Elle s’est fortement cristallisée en France suite aux attentats contre Charlie Hebdo et a inspiré beaucoup d’auteurs pour écrire une grande histoire politique du comique français.

Il faut pourtant aller au-delà du mythe. Si l’humoriste peut produire un discours caustique et piquant face au pouvoir, quand il s’exprime dans un média il n’en reste pas moins un acteur du système qui commente l’actualité que d’autres font pour lui.

Sa subversion ne peut outrepasser sa situation d’employé par un média, et de figure sanctionnée par le public actif sur les réseaux sociaux. L’humoriste doit plaire à son employeur et à son public qui remplit ses salles de spectacle. C’est probablement ce qui lui retire toute réelle force d’opposition face à un système qui, sous couvert d’amusement, se joue de lui.

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