Les étranges cérémonies de Vladimir Poutine officialisant l’annexion 15 % du territoire ukrainien révèlent encore une fois le gouffre béant entre le triomphalisme du Kremlin et la réalité.
Peu importe que les forces russes n’aient jamais entièrement contrôlé les territoires maintenant sous le drapeau russe. Peu importe que les « référendums » organisés par la Russie n’aient été qu’un simulacre éhonté où les électeurs votaient sous la menace. Peu importe que davantage de Russes aient fui le pays que la nouvelle cible de mobilisation, 300 000 hommes, pour soutenir un effort de guerre de plus en plus chancelant. Et peu importe que les forces russes battent en retraite dans les territoires annexés — les Ukrainiens ont libéré la ville stratégique de Lyman moins de 24 heures après l’annonce de son annexion.
Les élucubrations vitrioliques de Vladimir Poutine devant un auditoire fort peu enthousiaste étaient une accumulation de petites phrases d’un goût douteux. Il a qualifié l’Occident de satanistes aux « genres divers », appelant à la guerre sainte contre les épouvantails transsexuels occidentaux. Il a qualifié les Américains de néo-colonialistes, alors qu’il annonçait lui-même la recréation d’un empire.
Il a évoqué Catherine la Grande, affirmé que le sud de l’Ukraine a toujours été russe et invoqué plusieurs fois le vieux terme impérial « Novorossiya ». Dans ce tsunami de fiel xénophobe, Vladimir Poutine a à peine mentionné l’expansion de l’OTAN — laquelle était censée avoir provoqué l’invasion russe en plaçant celle-ci devant un danger existentiel.
Mais si le président russe fait tout ce cinéma, c’est parce qu’il a certainement parié sa survie politique sur une « victoire ». Or, les signes se multiplient que son emprise commence à s’effriter, même si sa disparition n’est pas pour demain.
Les crises existentielles engendrent des crises internes
Les dictateurs finissent souvent mal pour avoir visé trop haut. De même, la nouvelle fragilité de Poutine découle de ses propres choix. Par son obsession à redonner à la Russie ses frontières prétendument historiques et par ses accusations contre la décrépitude morale du monde occidental, Poutine a créé sa propre menace existentielle.
Ses forces conventionnelles se sont révélées être une illusion d’optique : mal entraînées, mal dirigées, désespérément corrompues et souvent mal équipées. Sa désastreuse campagne ukrainienne est en passe de devenir une menace interne que son message intérieur a du mal à expliquer.
Les « glorieuses victoires russes », après s’être enlisées, se transforment en déroute et les propagandistes du Kremlin se savent plus où donner de la tête pour éteindre les feux. Faire passer les défaites pour des revers temporaires ne peut faire qu’un temps. Et il y a des limites à inventer des boucs émissaires en prétendant que les forces de l’OTAN combattant aux côtés des Ukrainiens ou que ceux qui commandent les forces russes manquent de patriotisme.
Tôt ou tard, il deviendra évident que le principal responsable de ce gâchis est le seul homme que personne n’a le droit de critiquer : Vladimir Poutine.
Il y a quelques jours, Margarita Simonyan, rédactrice en chef des publications en langue anglaise du réseau d’actualités RT (ex-Russia Today) et de l’agence gouvernementale d’informations Rossia Segodnia, s’est soudainement dissociée de la politique, affirmant qu’elle n’a aucune autorité politique.
Un dictateur devrait s’inquiéter lorsque ses loyaux porte-parole commencent à prétendre à l’impartialité.
Poutine abandonne le centre
Le poutinisme demeure une énigme. Même si personne depuis Staline n’a régné aussi longtemps au Kremlin, Vladimir Poutine n’a jamais formulé une vision directrice pour la Russie. Il ne s’est jamais identifié à une position idéologique particulière. En fait, il n’est même pas membre de Russie unie, le parti qui représente ses intérêts au parlement russe.
Vladimir Poutine a présidé un gouvernement autoritaire centralisé, montant les différentes cliques du Kremlin les une contre les autres, tout en promouvant ses amis, avec une petite purge occasionnelle pour faire bonne mesure.
Le gouvernement russe pratique normalement un système de négociations bureaucratiques entre les ministères régaliens et certaines personnalités d’envergure assez similaire aux méthodes de gouvernance occidentale. Mais dans la Russie actuelle, l’autorité de Vladimir Poutine est telle que les débats sur les orientations politiques sont court-circuités. Tout passe par la volonté d’un seul individu.
Cela a plutôt servi le président jusqu’ici en le faisant passer pour « centriste » entre les extrêmes ultranationalistes et communistes, tout en le tenant à l’écart de la politique partisane.
Mais les échecs militaires l’obligent désormais à composer avec l’extrême droite. Celle-ci n’a jamais complètement soutenu Poutine, même si elle lui reste redevable de son influence politique. Mais ce camp jouit d’une faible faveur populaire et ses dirigeants se font fréquemment ridiculiser.
Vladimir Poutine mise plutôt sur le sentiment populaire envers lui. Dans cette démocratie bidon, il a peu de chance d’être destitué par scrutin et la population est peu portée aux manifestations publiques.
Il est à craindre qu’il prenne des mesures encore plus impopulaires que le fiasco de sa mobilisation partielle bâclée.
Ses détracteurs, comme le dirigeant tchétchène Ramzan Kadyrov, l’appellent à déclarer la loi martiale dans les régions frontalières et à utiliser des armes nucléaires tactiques contre l’Ukraine. De telles mesures accéléreraient non seulement la défaite militaire, mais elle affaiblirait encore davantage Vladimir Poutine sur le plan intérieur.
Des boucs émissaires pour un échec collectif
Par le passé, Poutine a pu procéder à des purges en toute impunité. Les militaires, les services de sécurité, les oligarques ont tous eu à subir ses foudres.
Mais les échecs russes en Ukraine ne se réduisent plus à quelques mauvais généraux ou à du mauvais renseignement. Leur caractère systématique révèle des failles dans la stratégie, la planification militaire, la gestion économique, l’analyse du renseignement et la direction politique.
Plus les échecs s’accumulent, moins la désignation de boucs émissaires par Poutine est tenable. Les chefs militaires ont été remplacés et le président donnerait désormais des ordres directement aux commandants sur le terrain, refusant notamment de leur permettre de se replier et de se regrouper.
Les évaluations des services de renseignement, selon lesquelles les Ukrainiens allaient accueillir les envahisseurs russes, avaient pour prémisse un essai de 2021 signé Vladimir Poutine qui dépeignait les Ukrainiens comme de vulgaires rebelles russes. La confiance excessive de Moscou dans son fonds souverain n’a pas suffi à protéger des pans vitaux de son économie contre les sanctions occidentales.
Et l’Occident est ressorti plus résolu que jamais devant sa tentative d’instrumentaliser l’énergie russe à des fins militaires.
Bien sûr, rien de tout cela ne signifie que Poutine sera renversé demain. Il conserve un solide contrôle sur la population russe et sur ceux qui le servent parmi les élites. Mais ses démonstrations de force, si intenses soient-elles, trahissent sa vulnérabilité croissante. Sa décision de mobiliser a rompu son contrat avec le peuple. Et en rejetant la responsabilité de l’échec sur ses subordonnés, il incite, pour la première fois, les élites à s’unir contre lui.
Pour avoir une idée précise de l’évolution de la situation politique, il suffit de constater la confiance renouvelée du président ukrainien Volodymyr Zelensky. Celui qui avait survécu de justesse à une tentative de décapitation russe en février appelle désormais ouvertement à un changement de régime en Russie. Il refuse toute négociation tant que son adversaire sera président de la Fédération de Russie. « Nous négocierons avec le nouveau président », a-t-il dit.
La fin de Vladimir Poutine pourrait arriver plus tôt que vous ne le pensez.