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Séries américaines : comment les héroïnes noires se sont imposées

Tessa Thompson dans Dear White People. Allociné

C’est dans les années 70, portées par les mouvements noirs-américains, que les héroïnes noires commencent à apparaître sporadiquement dans un storytelling jusqu’alors majoritairement blanc. Elles rompent radicalement avec le premier rôle d’une afro-américaine dans une série de type sitcom, Ethel Waters, dans The Beulah Show (1950-1954) en domestique stéréotypée, aux connotations racistes.

En 1968, l’épisode « Plato’s stepchildren » de Star Trek marque les esprits avec le premier baiser interracial entre le capitaine Kirk et le lieutenant Uhura. La Cour Suprême vient alors tout juste de légaliser le mariage interracial. Dans Mannix (1967 à 1975), Gail Fisher, qui interprète Peggy Fair, l’ingénieuse secrétaire du détective privé, devient la première actrice noire à remporter un Emmy et deux Golden Globes.

Entre eux, un baiser légendaire.

Il faudra cependant attendre 2015 pour que l’Emmy du premier rôle soit décerné à Viola Davis pour Murder. Celle-ci profitera de la remise de prix pour évoquer « la ligne invisible » séparant les actrices noires des premiers rôles.

La montée en puissance des femmes fortes

Dans les séries des années 2010, Olivia Pope (Kerry Washington) dans Scandal, Annalise Keating (Viola Davis) dans Murder, Miranda Bailey (Chandra Wilson) dans Grey’s Anatomy, Michonne (Danai Gurira) dans Walking Dead, Maeva Millay (Thandie Newton) dans Westworld, Regina King (Angela Abraham) dans Watchmen incarnent toutes des héroïnes volontaires, courageuses et combatives dans des univers fort différents.

Ces pionnières sont à relier au mouvement de la blaxploitation qui mettait en avant des héroïnes noires fortes, dont Pam Grier a été l’icône dans Coffy (1963) ou Foxy Brown (1974) – Quentin Tarentino rendra hommage au genre et à l’actrice dans Jackie Brown, en 1997. Leurs descendantes ont la même énergie et la même détermination, tout en s’insérant dans les nouveaux codes fictionnels des héroïnes contemporaines, plus indépendantes, moins systématiquement sexualisées et plus « badass ».

Elles s’inscrivent également dans une représentation plus large des personnages féminins, grâce à la concurrence des plates-formes et au succès de créatrices comme Shonda Rhimes (Grey’s Anatomy, Scandal) ou Jenji Kohan (Weeds, Orange Is the New Black).

La multiplication de ces figures féminines interroge aussi leur émancipation véritable. Ici et là apparaissent en effet des indices qui pointent les difficultés à sortir des stéréotypes.

La lutte contre les injonctions et les stéréotypes

Souvent insidieuses, les injonctions esthétiques le sont davantage encore pour les héroïnes noires, notamment avec le défrisage et le blanchiment. Ces sujets, longtemps restés tabous, commencent à être exposés. Ils font écho aux écrits de Frantz Fanon selon lequel les peuples colonisés ayant fini « par intégrer les discours de stigmatisation, le sentiment d’être inférieurs » en sont venus à « mépriser leur culture » et à intériorise une mauvaise image d’eux-mêmes.

Kerry Washington dans Scandal.

Ainsi dans Scandal, Olivia Pope (Kerry Washington) doit avoir les cheveux parfaitement lissés pour travailler à La Maison Blanche. Dans Murder, Annalise Keating, toute puissante avocate, enlève sa perruque seulement lorsqu’elle s’effondre de chagrin.

Ces injonctions capillaires sont de plus en plus souvent dénoncées. Dans Little Fires everywhere, Kerry Washington déconstruit l’icône Olivia Pope avec ses cheveux au naturel. Dans Dear White People, la jeune Coco, avide d’intégration, souffre le martyre pour ses extensions.

Kerry Washington, les cheveux au naturel dans la série Little fires everywhere.

Apparu au milieu des années 2000, le mouvement nappy (natural and happy) revendique la sortie de cette prison intériorisée. En 2009, la chanteuse glamour Solange Knowles arrête le tissage et fait le buzz. Oprah Winfrey s’empare de ce rapport douloureux. Les ventes de produits défrisants dégringolent entre 2008 et 2015.


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Il en va différemment du colorisme qui instaure une hiérarchie valorisant les peaux plus claires au détriment des plus foncées. Présent dans des castings sous prétexte de toucher un large public, les séries commencent à en parler.

La showrunneuse à succès Shonda Rhimes (au centre).

Issa Rae se joue de cette discrimination avec un casting de carnations foncées et y fait de nombreuses références dans Insecure). Samantha White, l’héroïne métisse de Dear White People souffre de sa double identité en se voulant exclusivement afro-américaine. Et dans Little Fires Everywhere, la blanche Lezzie trouve la jeune Pearl si jolie qu’elle se dit certaine du métissage de cette dernière…

En France, une autre forme de classification s’opère, privilégiant les carnations plus foncées, clichés de l’Afrique de la colonisation.

La figure récurrente des mères

La forte représentation de la figure maternelle qui défend sa progéniture jusqu’à l’étouffement inspire la fiction. Le personnage de la mère afro-américaine comporte deux stéréotypes. Il y a d’une part ce personnage volubile, plutôt enrobé, parfois habillé de couleurs criardes qui parcourt les black sitcoms de The Jeffersons à My Wife and Kids. Exaspérée par ce stéréotype, dans Dear White People, Coco est horrifiée de voir sa mère bruyante, en tenue bariolée, débarquer à l’université.

La seconde figure récurrente associe la communauté noire à la criminalité : ou la mère s’interpose en rempart pour protéger ses enfants, ou elle est elle-même chef de gang…

Ainsi dans Weeds, Heylia James (Tony Patano), à tête d’un trafic de drogue familial, veut jalousement garder son fils au sein du gang.

Cette figure devient redoutable dans Orange Is the New Black avec Vee (Lorraine Toussaint). Mère de substitution, elle parvient à soumettre à son pouvoir aussi bien Taysstee (Danielle Brooks) que d’autres détenues noires pour régner le marché de contrebande de la prison.

De l’expression politique aux silences des invisibles

Femmes fortes, déterminées, troubles : l’individualisation des parcours de toutes ces héroïnes raconte aussi les difficultés à se faire une place lorsqu’on est une femme noire. L’histoire sociopolitique est plus rarement racontée sur un plan fictionnel. Cependant Dear White People ou Mrs. America explorent de nouvelles voies.

En abordant la bataille pour la ratification de l’Equal Rights Amendement, Mrs America parle d’un mouvement féministe protéiforme, traversé de vécus différents et porté par des figures peu représentées à l’écran. Ainsi, citons Gloria Steinem ou Shirley Chisholm, la première femme noire à siéger au Congrès et à se porter candidate pour l’élection présidentielle en 1972.

La question de l’intersectionnalité se pose en filigrane, interroge les divisions et les incompréhensions entre communautés discriminées.

Dear White People, l’émission de radio du campus de animée par Samantha, propose un point de vue multiple sur le privilège blanc, la difficulté du vivre ensemble, les limites de la discrimination positive, de l’engagement, et les tentations du repli sur soi. Les personnages sont partagés entre la volonté de parvenir à un équilibre et le découragement, la parole qui cherche et le silence, porteur d’une autre forme de violence.

Car les impasses sont nombreuses. Orange Is the New Black les détaille au cœur de la prison. Hispaniques, afro-américaines, blanches, asiatiques : les clans se regroupent avec plus ou moins de succès dans un environnement où la pression économique le dispute au délabrement social. Suite à un accident tragique, la communauté de prisonnières oscille entre l’émeute et le silence. Quand l’omerta l’emporte, elle annule tout espoir de justice ou de réhabilitation.

De la vigilance à l’espérance

On reste frappé par la richesse et la diversité de ces héroïnes afro-américaines. Toutefois, il faut contextualiser leur présence au regard d’une production encore très peu inclusive. La polémique lancée sur les « Oscar so white » en 2016 par Spike Lee et Jada Pinkett-Smith reste d’actualité.

En France, les chiffres du CSA montrent la pauvreté du paysage et des rôles proposés aux personnes issues de la duversité : « Noire n’est pas mon métier » proclamaient 16 comédiennes au Festival de Cannes en 2018.

Cependant, répercutée par les réseaux sociaux, une vigilance accrue s’observe quant aux stéréotypes comme celui de la femme noire en colère ou de « l’amie noire ». Le blanchiment des actrices sà la une des magazines suscite sarcasmes et protestations.

Il reste donc bien des chemins à explorer encore tout en veillant à ce que la segmentation marketing des plates-formes ne débouche sur de nouvelles ghettoïsations fictionnelles.

Mais nous préférerons conclure sur le succès d’Insecure et l’analyse de sa créatrice : « c’est bien la preuve que tous ceux qui disaient qu’une série de ce type était trop clivante ou destinée à un public trop restreint avaient totalement tort. Même les Blancs en ont marre de regarder des séries dans lesquelles il n’y a que des Blancs. »

Voici une forme de persuasion douce, non dénuée de malice, qui incite à croire, à travers une héroïne attachante et « insecure », en des lendemains meilleurs pour toutes.

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