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Sexe, morale et confusion au cœur de l’« affaire Griveaux »

Etude de nus, Egon Schiele, 1915; Sammlung Leopold. Wikimedia

Victime d’une atteinte à la vie privée sous la forme de ce que l’on nomme aujourd’hui un « revenge porn » (ou, en tout cas, qui en présente plusieurs des aspects), Benjamin Griveaux a retiré sa candidature à la mairie de Paris.

Mis en examen et placé sous contrôle judiciaire, Piotr Pavlenski, l’homme à l’origine du scandale, affirmait ne rien regretter de son geste et entendait poursuivre son « projet porno-politique ». Aussi dommageables soient-elles, les suites juridiques, les implications politiques ou encore les conséquences personnelles de cette (nouvelle) séquence politico-médiatique – tout autant que l’identité de ses protagonistes d’ailleurs – importent moins que ce que cet évènement donne à voir en creux. Disons-le tout net : notre époque est au moralisme.

Retour de l’ordre moral

Certains parlent à cet égard d’un retour de l’ordre moral. On peut s’y accorder à la condition de s’entendre sur ce qui est précisément en jeu ici, à savoir, non pas simplement le jugement moral en tant que tel, mais bien sa systématisation en une mise en œuvre à bien des égards « rigoriste ». C’est là le « isme » de la morale en somme.

L’allusion religieuse n’est pas fortuite, car c’est bien jusqu’aux racines de notre culture judéo-chrétienne qu’il convient de remonter pour saisir le processus dont il est question. La morale et son pendant moraliste (moralisateur) sont d’essence religieuse. De la même manière que « Dieu sépara la lumière des ténèbres », nous vivons ainsi un temps qui s’emploie – pour le meilleur et pour le pire – à distinguer radicalement le bien du mal, le juste de l’injuste ou encore le vrai du faux.

Certes, les « bonnes causes » n’ont jamais manqué, tout comme ceux que le sociologue américain Howard Becker nommait les entrepreneurs de morale, c’est-à-dire les individus s’évertuant à constituer un fait ou une pratique sociale en un problème public auquel il convient de trouver des solutions. Il n’en reste pas moins que l’époque est particulièrement féconde en la matière.

La prépondérance de l’émotion

Ces effusions de ce que Nietzsche nommait la moraline font largement écho – en partie en réaction d’ailleurs – à la prépondérance (tout au moins à l’évidente montée en puissance) dans notre société du registre des affects et de l’émotion. D’ailleurs, le développement récent d’une sociologie des émotions est de ce point de vue un excellent indicateur.

Une montée en puissance dont on constate par ailleurs un peu plus chaque jour l’étroite connivence avec la viralité d’Internet et des réseaux socionumériques.

Comment s’étonner alors que, dans un tel contexte, la sexualité – plus encore lorsqu’elle se mêle à l’argent (et nous quittons là le cas Griveaux) – concentre nombre d’attentions ?

Echanges sexuels

Le débat – qui vient d’être relancé par le gouvernement – autour de l’assistance sexuelle auprès des personnes désignées comme handicapées en constitue assurément un des derniers avatars.

De même, dans un domaine qui n’est pas sans lien, les controverses et le long cheminement législatif qui ont mené à l’adoption en avril 2016 de la loi dite de « pénalisation des clients » de la prostitution illustrent bien la sensibilité particulière que suscite la question des échanges sexuels.

Car c’est bien d’échanges sexuels qu’il convient de parler – et c’est là l’important – en ce sens que la sexualité humaine implique, non pas seulement le mélange des corps et des humeurs, mais également un ensemble de transactions et de négociations qui traversent et sont prises dans les champs du symbolique, du politique ou encore de l’économique, etc.

Ainsi, quel bénéfice symbolique (en termes de reconnaissance, d’estime ou de valorisation de soi) est-il possible de retirer d’une relation sexuelle ? En quoi le sexe est-il à la fois le produit et la source de rapports de pouvoir et/ou de domination ? Des échanges intimes peuvent-ils être (que cela soit ou non planifié) l’occasion d’opportunités professionnelles, de rencontres déterminantes pour une carrière quelle qu’elle soit ? Ou, plus simplement encore, qui règle la note au café ou au restaurant avant même que des ébats sexuels aient lieu ?

La sexualité n’est pas gratuite

Pour le dire en un mot, la sexualité n’est pas gratuite. A cet égard, il revient à l’anthropologue italienne Paola Tabet d’avoir mis en évidence à la fin des années 1980 combien il est réducteur d’envisager une opposition stricte entre la passe de la prostituée d’un côté et, de l’autre, le mariage.

Le propos peut sembler déroutant, si ce n’est provocateur. Tabet montre toutefois avec clarté combien, depuis des millénaires et à travers le monde entier, les hommes paient – d’une façon ou d’une autre – pour avoir accès au corps des femmes. Ainsi, existe-t-il un continuum de « l’échange économico-sexuel » entre hommes et femmes ; les deux bornes de ce continuum (le mariage d’un côté et la prostitution de l’autre) étant reliées par une multitude de formes intermédiaires.

On peut certes opposer à Tabet que les temps changent ou, avec plus de pertinence, que son approche féministe et matérialiste accorde trop peu d’importance à des cas de figure qui lui échappent (au moins en partie), telles les relations homosexuelles. Mais on peut également considérer – tout en le regrettant – que la force des permanences (ou des tendances « lourdes ») est supérieure à celle des différences (ou des « exceptions »).

La sacralisation de la sexualité

L’essentiel est ailleurs en réalité. Car si l’approche de Tabet dérange, c’est plus fondamentalement parce qu’elle heurte une conviction profonde, une conception enracinée au cœur des sociétés occidentales selon laquelle la sexualité devrait être protégée de toute pollution quelle qu’elle soit.

D’une certaine manière, nous avons donc sacralisé la sexualité (a fortiori lorsqu’elle est celles des femmes). Nous l’avons placée comme dans un isolat (d’où elle ne se dit pas). C’est en ce sens qu’elle apparaît à nos yeux comme ce qui devrait constituer la forteresse d’un don libre et désintéressé, c’est-à-dire, au fond, celle de l’authenticité. L’approche économique est une fois encore éclairante ici.

La sociologue américaine Viviana Zelizer a ainsi souligné combien la sexualité (plus généralement l’intimité) et l’argent avaient été définis comme des « mondes antagonistes » ou « mondes hostiles » ; la première ne pouvant être que corrompue par l’intrusion de la logique économique en son sein.

On comprend dès lors sans difficulté à quel point l’indignation (autre face de la moralisation) peut être puissante lorsque cette forteresse semble vaciller. Plus encore – ce n’est pas là le moindre des paradoxes de notre époque – dans un monde où la marchandisation généralisée serait sur le point de l’emporter et où, ce faisant, les frontières entre authentique et calcul paraissent plus que jamais menacées.

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