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Expliquer pour mieux agir

S’extraire du présentisme pour comprendre le présent

A Paris, le 27 mai 2019. Valérie Pécresse a annoncé qu'elle quitte les Républicains. Jacques Demarthon / AFP

Collant à l’actualité, ce qui est leur vocation principale, les médias, mais aussi bien des commentateurs, dont on pourrait espérer un peu plus de capacité à se distancier, ont souligné à l’envi quelques caractéristiques du vote en France lors des élections européennes de mai dernier :

  • effondrement de la droite, mais aussi de la gauche classiques, qui confirme la fin d’une ère où elles tenaient le haut du pavé ;

  • montée en puissance des écologistes, qui va de pair avec une sensibilité accrue pour les thématiques qui sont les leurs au sein de presque tous les électorats ;

  • ralliement du Rassemblement national de Marine Le Pen à des thèmes sociaux comme ceux véhiculés par les « gilets jaunes », au plus loin du néo-libéralisme qui séduisait beaucoup plus le Front national au temps de la splendeur de Jean‑Marie Le Pen ;

  • affaissement de la gauche radicale incarnée par la France insoumise et son leader, Jean‑Luc Mélenchon.

Tout ceci est lu le plus souvent comme neuf, imprévisible, au point d’ailleurs qu’en amont des élections, les sondages d’opinion se seraient trompés. Bref, la pensée médiatique s’enferme pour l’essentiel dans l’immédiat, comme si le mouvement général de la société devait être lu dans les catégories du « présentisme » si bien analysé par l’historien François Hartog.

Celui-ci y voit notre approche du temps, avalant en quelques sorte aussi bien le passé que le futur, comme si nous, humains, n’étions rien de plus que ce que nous sommes au présent. Ce qu’il analyse lui-même dans un bel entretien avec Sophie Wahnish et Pierre Zaoui. Il évoque ainsi pour l’époque actuelle :

« Une espèce de présent qui se voudrait auto-suffisant. C’est-à-dire quelque chose d’un peu monstrueux qui se donnerait à la fois comme le seul horizon possible et comme ce qui n’a de cesse de s’évanouir dans l’immédiateté. Ce présent se révèle du même coup beaucoup plus différencié selon qu’on se situe à un bout ou à l’autre de la société. Avec d’un côté un temps des flux et une mobilité très valorisée et de l’autre, du côté du précariat, un présent en pleine décélération, sans passé sinon sur un mode compliqué (surtout pour les immigrés), et sans vraiment de futur […]. D’un côté c’est un présent plein et en mouvement perpétuel, de l’autre c’est une prison close et figée (sans perspective). »

Du neuf avec du vieux

Mais revenons à ce que nous disent les résultats électoraux récents : si les commentaires se noient dans le présentisme, un rapide survol historique nous invite aisément à nous en écarter.

La crise des partis de gauche et de droite classiques ? Elle est perceptible d’un côté, dès la fin des années 70, avec l’effondrement du communisme et l’affaissement du gauchisme, qui en fut la maladie sénile, et d’un autre côté, avec le rejet du véritable gaullisme, celui du Général de Gaulle, démissionnaire en 1969.

L’écologie ? Mais elle est devenue une force intellectuelle et politique dès la retombée de mai 68, avec le lancement du magazine La Gueule ouverte (1972), l’impact de l’appel du Club de Rome sur les limites de la croissance (1972), la candidature de René Dumont pour l’élection présidentielle de 1974, avec les interrogations de la CFDT sur « les dégâts du progrès » (1977), les grandes mobilisations du mouvement anti-nucléaire, les ouvrages utopiques d’Ivan Illich, etc.

La sensibilité, y compris à l’extrême-droite, à des thèmes sociaux, critique du néo-libéralisme ? Mais dès les années 70, il était question de société duale, ou à deux vitesses, de précarité, d’exclusion, et très vite des voix se sont faites entendre pour contester la « pensée unique », ou dénoncer un peu plus tard, au milieu des années 90, avec Viviane Forrester l’horreur économique ou avec Marcel Gauchet puis Emmanuel Todd la « fracture sociale ».

La métamorphose de notre vie collective

Ce que viennent nous dire les récents résultats électoraux trouve tout son sens dès que l’on s’éloigne du présentisme pour prendre en considération l’évolution historique des cinquante dernières années. Les inflexions politiques contemporaines, en effet, traduisent à leur façon, à retardement, ce qui est une véritable métamorphose de notre vie collective, en profondeur.

Nous sommes sortis de l’ère industrielle, avec ses partis de droite et de gauche : leur épuisement est celui d’acteurs ayant été incapables, en tous cas en France, d’évoluer au rythme de la mutation sociale, culturelle ou économique du monde et de notre société.

Nous sommes entrés dans un nouveau type de société, avec ses valeurs, ses orientations – ce qu’Alain Touraine appelle son historicité –, avec aussi ses acteurs contestataires, parmi lesquels les tenants de l’écologie politique : si les luttes des « nouveaux mouvements sociaux » ont souvent sombré, c’est parce qu’elles n’ont pas toujours été capables de s’affirmer comme sous-tendues par un contre-projet les installant dans la société et le monde de demain, et qu’en particulier, elles ont été trop fragiles pour résister à diverses variantes de gauchisme, notamment léniniste, qui les condamnaient à l’échec.

De ce point de vue, l’effondrement de la France Insoumise lors des élections européennes témoigne de la perte de crédibilité de ce type d’acteur pour donner un sens marxisant ou communisant, voire révolutionnaire ou insurrectionnel, aux combats qu’il dit vouloir soutenir, et en fait précipiter dans les difficultés et la chute.

Donner du temps au temps

Le passage d’un type de société à un autre n’est pas un long fleuve tranquille. Il prend du temps, certes, et ce n’est que sur la longue durée que l’on peut réellement en prendre la mesure.

Il a fallu un bon siècle de luttes, de débats, de rêveries, de réflexions, d’utopies, y compris dans des lieux marginaux et obscurs, avant que l’image du mouvement ouvrier devienne celle du grand mouvement social de l’ère industrielle.

De même, il faudra encore du temps pour pouvoir dire que nous sommes pleinement entrés dans une nouvelle société, dans un nouveau monde, et pour pouvoir le décrire et le penser convenablement, avec ses acteurs, contestataires et dirigeants, son régime d’historicité, son rapport au temps.

Mais nous pouvons d’ores et déjà nous extraire du présentisme, qui réduit par exemple les résultats électoraux à une conjoncture, au mieux vaguement projetée vers les prochaines échéances électorales, et à des jeux d’acteurs au quotidien.

Il est grand temps de situer le présent dans l’histoire d’une mutation inaugurée il y a une cinquantaine d’années, et qui est loin d’être achevée.

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