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De jeunes garçons dans un champ à Sylhet, Bangladesh, 8 mars 2014.
De jeunes garçons dans un champ à Sylhet, Bangladesh, 8 mars 2014. Adam Jones/Wikimedia, CC BY-NC-ND

Sharif, Bangladesh : l’enfant des rues devenu défenseur des droits humains

Depuis cinq ans, GANGS, un projet financé par le Conseil européen de la recherche et dirigé par Dennis Rodgers, étudie les dynamiques des gangs à l’échelle mondiale. Quand on étudie le phénomène de manière nuancée, en s’affranchissant des stéréotypes et du mépris habituels, les gangs et les gangsters peuvent nous permettre de mieux appréhender le monde dans lequel nous vivons.

Sally Atkinson-Sheppard relate le parcours de Sharif membre d’un gang pendant la guerre d’indépendance du Bangladesh devenu aujourd’hui défenseur des droits humains.


Nous sommes à Dhaka, au Bangladesh, un après-midi d’été. Je suis assise dans un bureau au quatrième étage d’une tour, dans le nord de la ville. La fenêtre est entrouverte et j’entends le grondement de la ville en contrebas, le bruit désormais familier des klaxons de voiture, des sonnettes des pousse-pousse et des voix qui montent jusqu’à moi. L’air est chaud, dense et étouffant ; la fenêtre ouverte laisse entrer la poussière. En face de moi, Sharif, un défenseur des droits humains, âgé de 60 ans, est l’une des personnes auxquelles je me suis intéressée lors de mes recherches doctorales.

Nous nous sommes rencontrés en juillet 2015, et nous nous sommes revus souvent. Nous avons lié des liens professionnels et amicaux, qui forment l’un des piliers de mes recherches et qui, depuis l’année dernière, m’ont donné envie de l’écouter me faire part de son expérience dans le cadre du projet GANGS.

Sharif m’a raconté son enfance, la manière dont il a triomphé de l’adversité, comment la guerre et les conflits l’ont contraint à vivre dans la rue à 14 ans et à intégrer divers gangs criminels pour survivre.

Son histoire contredit beaucoup des idées reçues sur les gangs. Pour commencer, Sharif ne vient pas d’une famille liée aux gangs, et il n’a pas grandi dans la violence. C’est pour aider sa famille à survivre suite à la guerre d’indépendance de 1971 qu’il a décidé de quitter son foyer.


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La vie des gangs au Bangladesh

De nombreux travaux en sciences sociales sur les gangs ont démontré qu’ils sont présents dans la plupart des pays. Ces études se sont penchées sur la nature de ces organisations criminelles et leur rapport à la violence et à l’État. Cependant, les travaux sur les gangs de l’Asie du Sud, en particulier au Bangladesh, restent parcellaires.

Le Bangladesh, l’un des pays les plus densément peuplés de la planète, réunit de nombreuses conditions favorables au développement des gangs.

Le Bangladesh est l’un des pays les plus densément peuplés de la planète. E-Dhaka/Flickr, CC BY-NC-ND

L’instabilité politique et la violence, la pauvreté généralisée et la vulnérabilité du pays face aux catastrophes naturelles (ou d’origine humaine) se traduisent par une présence endémique, protéiforme et complexe de la criminalité organisée.

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Les gangs bangladais opèrent dans la rue, avec l’aval de l’État. Il existe également des gangs d’enfants et d’adolescents, et d’autres liés aux organisations politiques estudiantines.

Ceci est notamment dû à l’émergence relativement récente du pays en tant que nation. En 1971, le Pakistan occidental et oriental se sont livré une guerre civile, qui a abouti à la création du Bangladesh la même année.

L’impact de la guerre d’indépendance

La guerre a joué un rôle crucial dans l’éducation de Sharif. Il est né dans une ville rurale, près de la frontière avec l’Inde, où il vivait avec sa mère, son père et ses sept frères et sœurs. Dans son souvenir, sa famille était stable et heureuse avant la guerre. Mais, au début du conflit, le père de Sharif a été tué par l’armée pakistanaise. Sharif et sa famille ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour survivre. À 14 ans, au milieu du chaos et du traumatisme engendrés par la guerre, il a quitté le domicile familial.

« Je n’avais qu’une chemise, complètement déchirée, et un seul longhi (ndlr : un vêtement en coton en forme de tube, ou un simple pan de tissu, qui couvre le bas du corps à partir de la taille), lui aussi déchiré. Je devais le nouer pour qu’il ne tombe pas. L’incertitude régnait. Pour moi, la survie se résumait à faire un repas par jour. Mais il fallait aussitôt penser au suivant, et ce qu’il faudrait faire pour l’obtenir. Rien n’était anticipé. Ce qui comptait, c’était de survivre jusqu’au jour suivant. C’était ça, la vie, à l’époque. »

Cette fresque de S. R. Shamim, Byanno theke ekattor exposé dans l’université de Dhaka, montre les événements historiques depuis le mouvement pour la Langue de 1952 jusqu’à la victoire du Bangladesh dans sa guerre d’indépendance contre Pakistan en 1971. Ashfaq Mahmud/Wikimedia, CC BY-NC-ND

Sharif a tenté de rejoindre les rangs des forces de la résistance, composées de troupes militaires, paramilitaires et civiles, mais il a été refoulé en raison de son jeune âge. Il a été capturé plusieurs fois par l’armée pakistanaise. Il a tenté d’intégrer un camp de réfugiés en Inde, a été interrogé par la police indienne et a dû surmonter d’énormes difficultés économiques et psychologiques, notamment l’arrestation et le viol de sa sœur par l’armée pakistanaise.

« Au début, on ne se rendait pas compte de la gravité de la situation. »

Il a ensuite vécu à la rue, devant une gare ferroviaire au Bangladesh. Pour assurer sa survie, il a été contraint de rejoindre des gangs. Il a dû trouver un abri, de la nourriture, et se constituer un réseau d’entraide (parmi les enfants des rues). Il s’est fait un peu d’argent en travaillant dans un stand de thé (cha).

C’est là qu’il a observé les gangs qui fréquentaient la gare et a noué des liens avec ces groupes solidement ancrés dans la société bangladaise. Ces derniers entretenaient des liens avec des politiciens corrompus et les forces de l’ordre.

Sharif explique que ces gangs commettaient des vols avec ou sans violence et des extorsions. Aussi en faire partie lui permettait d’avoir un revenu. Il décrit aussi la hiérarchie de ces groupes, avec des chefs, des sous-chefs et des jeunes vulnérables, comme lui, tout en bas de l’échelle.

« Le chef réunit les jeunes et leur assigne une fonction. Le sous-chef prend ses ordres des plus âgés. Le nombre de grands chefs dépend de taille de la zone d’activité, chapeautée par un chef et divers sous-groupes, et de sa viabilité économique. »

Sharif me décrit la manière dont les gangs interagissent avec la société et l’État :

« Les chefs ne vivent pas dans la rue. Ils sont bien intégrés, ils protègent les personnes influentes. Le chef, c’est comme Monsieur Loyal au cirque : tout le monde lui obéit. Il n’est pas dans l’arène ; il tire les ficelles en coulisse. Beaucoup de ces chefs jouissent d’une belle réputation et ils rendent beaucoup de services. Ils ne sont pas inquiétés par la police, parce que les notables les protègent. Ils sont socialement acceptés. »

Quand il vivait dans la rue, Sharif a commis divers crimes.

« J’ai dû faire des choses que personne ne peut comprendre. On ne se rendait pas compte de la gravité de la situation. Personne ne sait ce que je traînerais toute ma prochaine vie, la culpabilité, la douleur. C’est vraiment difficile pour moi de l’expliquer, et aussi difficile à comprendre pour ceux qui ne l’ont pas vécu. »

Il parle aussi de la vulnérabilité qu’il a observée :

« Ces jeunes n’ont même pas l’occasion de se sentir coupables. Ils ont à peine le temps de réfléchir. En tant qu’adulte, je pense à l’instant présent mais aussi à l’avenir, à ce que nous vivrons, ma famille et moi, dans cinq ans. Mais quand j’étais à la rue, le jour d’après était déjà une abstraction. La seule chose qui comptait, c’était de survivre. Je n’avais pas le choix. »

Un nouveau regard sur la vie dans la rue

Une fois le conflit terminé, la stabilité est revenue. Au bout de quelques années, Sharif a commencé à se poser des questions existentielles.

« Je savais que l’existence ne se limitait pas à ça, et la vie au sein du groupe devenait de plus en plus difficile. Les menaces étaient quotidiennes, qu’elles viennent de la police ou de notre chef. Il y avait toujours des problèmes avec la police, souvent parce que nos chefs ne leur donnaient pas assez d’argent. En plus, si quelqu’un tentait de quitter le gang, le chef arrêtait de soudoyer la police qui venait alors arrêter le récalcitrant. Donc, on finissait toujours par revenir. Un jour, je me suis dit que si je voulais quitter le gang, il fallait que je quitte la ville, et c’est ce que j’ai fait. Heureusement, un homme m’a aidé. Deux de ses enfants avaient été tués par les militaires pendant la guerre. Il était vraiment gentil avec moi, et je suis allé vivre avec sa famille. Il était conducteur de train. Avant d’être à la rue, je lisais beaucoup. Même quand je dormais dans des wagons désaffectés, je lisais de vieux journaux. C’est ça qui m’a permis de comprendre que la vie ne se résumait pas à ça. »

Il explique que l’homme l’a aidé à se réintégrer et à prendre un nouveau départ, ce qui était très compliqué, parce que Sharif devait toujours lutter pour survivre. Il a mis des mois à retrouver sa famille, et après avoir réintégré son foyer, il a entamé une longue démarche de reconstruction. L’un de ses premiers emplois a été de donner des cours particuliers. Il a ensuite repris sa scolarité et s’est inscrit à l’université. Il a obtenu un poste de fonctionnaire, puis travaillé pour plusieurs ONG. Il défend aujourd’hui les droits humains et se sert de son expérience pour protéger les enfants des rues et les jeunes Bangladais vulnérables.

La vie des enfants qui « subissent les choix des autres »

Il y a beaucoup de parallèles entre l’histoire de Sharif et celle des gangs et de la criminalité organisée au Bangladesh aujourd’hui. Mes recherches récentes montrent que les groupes mafieux contrôlent toujours les zones urbaines, comme ils le faisaient à l’époque.

La fabrication des briques est l’un des secteurs d’activité informels au Bangladesh. Cette industrie souffre d’une corruption endémique et de l’influence des groupes mafieux. Dipankar Sarkar/Kalu Institute/Flickr

Ces groupes se livrent toujours à des activités criminelles et violentes, souvent avec l’aval de l’État. Dans mes recherches, je questionne d’ailleurs la notion de gangs tels que l’envisagent les pays développés. De leur point de vue, ce sont des groupes de rue indissociables de la criminalité et de la violence, mais distincts de la criminalité organisée. À l’inverse, dans des pays comme le Bangladesh, les gangs sont intrinsèquement associés à la criminalité organisée et la corruption de certaines institutions gouvernementales.

Mes recherches m’ont également amené à penser qu’il serait judicieux de considérer les jeunes éléments de ces organisations criminelles comme des mineurs exploités, plutôt que comme des criminels ou des victimes dénuées de libre arbitre.

La protection de ces jeunes passe par une meilleure prise de conscience du phénomène. Comme l’explique Sharif, ils vivent dans une extrême pauvreté, souffrent de maltraitances endémiques et « subissent les choix des autres ».


Traduction Fast Forward.

This article was originally published in French

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