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Sida, turberculose, palu : quel rôle pour la France ?

Jason Taellious/Flickr, CC BY-SA

La réunion vendredi 16 septembre juillet à Montréal, au Canada, des pays donateurs du Fonds Mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, donne l’occasion de réfléchir sur la place qu’a occupée la France dans ce vaste chantier. Paris en effet a joué un rôle certain dans la définition et le lancement de la stratégie internationale de lutte contre le sida, et cette lutte est devenue sa principale contribution à la santé mondiale.

Elle l’a fait grâce à la détermination et au professionnalisme du groupe de pression constitué par les associations de malades, et par une stratégie rapidement internationale : création d’associations de malades dans les pays africains, mobilisation de ces associations pour faire pression sur les gouvernements de ces pays, de sorte que ces derniers adoptent la position française aux Nations-Unies. Vingt ans après, il était temps de faire le bilan. Le Lancet en offrait l’occasion, puisqu’il consacrait en mai une série à « la France et la santé globale ». Cette occasion a-t-elle été saisie ?

Le numéro spécial du Lancet comporte deux gros articles, l’un sur le système de santé français, l’autre sur l’aide internationale de la France en matière de santé. C’est ce dernier article qui nous intéresse ici. Il est complété par diverses contributions inattendues qui éclairent le contexte : l’une du Président de la République, François Hollande, une autre de Richard Lane, qui dresse un portrait de Jean-Paul Moatti, PDG de l’IRD. Pour évaluer cet ensemble, on tentera de répondre à cinq questions.

Un modèle vraiment innovant ?

Est-il vrai que les institutions originales créées en marge de l’OMS sont « un modèle unique et innovant de partenariat dans le financement du développement international, donnant voix aux agents de terrain, à la société civile, et au secteur privé à côté des gouvernements donateurs et bénéficiaires » (Lancet 387, 28 mai 2016, p.2257) ?

En réalité, le secteur privé n’apporte au Fonds mondial que 3,5 % de ses ressources, et le seul partenaire privé qui contribue significativement est la BMGF (fondation Bill et Melinda Gates). Cela lui vaut un poste au conseil du Fonds (sur 20 membres disposant du droit de vote : en outre, les professionnels de la lutte contre le sida sont représentés par un ancien de la BMGF).

Dans ce conseil, les États donateurs ont huit voix, les États bénéficiaires en ont sept, le secteur privé en a un, les ONG du Nord un, les ONG du sud un, les Fondations un, et les associations de malades un aussi. La société civile dans le langage du Fonds mondial, ce sont les ONG qui mettent en œuvre la lutte contre le sida. Personne ne représente donc la société civile dans son ensemble : on est en présence d’un groupe de pression, celui de la lutte contre le vih/sida, pas d’une instance capable de faire la place du sida dans une stratégie internationale de lutte pour la santé. Le fait que l’OMS ait un siège dans le groupe des huit membres privés de droit de vote est significatif.

Si ce modèle innove, c’est dans la structuration qu’il offre à un groupe de pression focalisé sur une seule maladie. Cette organisation officielle a permis de satisfaire les associations, mais elle est aujourd’hui le principal obstacle à l’adaptation des priorités en matière de santé mondiale : les difficultés que rencontre la France à remplir ses engagements en faveur de la santé maternelle et infantile le montrent clairement.

Est-il exact qu’on s’est attaqué avec succès à une injustice planétaire ?

L’article du Lancet rappelle le rôle qu’ont joué le Président Chirac, son ministre Bernard Kouchner et les déclarations tonitruantes de ce dernier. Oui, mais en 2013, presque vingt ans après ces grandes envolées, et dernière année pour laquelle des chiffres sur ce point ont été publiés, en Afrique au Sud du Sahara, où se trouvent en ordre de grandeur les deux tiers des personnes vivant avec le vih, la moitié de ces personnes n’ont jamais été testées, et les deux tiers des éligibles ne sont pas traités. La course au nombre de malades traités continue – on parle aujourd’hui de 17 millions de malades en traitement – comme si l’objectif n’avait jamais été de parvenir à contrôler l’épidémie, mais seulement de mettre des malades sous traitement sans s’alarmer de voir croître encore leur nombre.

En outre, ni les pays qui bénéficient de l’aide internationale pour lutter contre le sida ni leurs partenaires du Nord n’évaluent rigoureusement les résultats sur le terrain au regard des critères cliniques, du calendrier et des modalités du traitement, et cette négligence ne peut être que la source d’abus de la part de ceux qui disposent d’influence dans leur société, la source d’une utilisation sous-optimale des ressources, et aussi la source de violations courantes des principes éthiques auxquels on se réfère pourtant volontiers ; car tout gaspillage de ressources rares est contraire à l’éthique.

Et la prévention a été si bien négligée qu’elle est un échec plat, reconnu par tous ; c’est que la préservation des droits individuels des malades, dans le contexte du Nord, et plus précisément des malades issus des minorités particulièrement exposées, a primé et prime encore sur l’adoption de mesures préventives qui auraient pu être efficaces.

Comment l’article du Lancet peut-il éviter de rappeler ces faits essentiels et de s’interroger sur cette stratégie dont il revendique l’inspiration française ? Il ne fait visiblement que se conformer aux conclusions de certains rapports officiels français où on lit que la stratégie internationale a respecté « nos valeurs, nos principes et nos priorités « géographiques et politiques ». Quelles valeurs ? quels principes ?

Est-il vrai que la lutte contre le sida a eu des effets bénéfiques sur tout le système de santé ?

En particulier sur la santé maternelle et infantile comme le prétend le ministère des Affaires étrangères puisque la France a pris des engagements internationaux dans ce domaine aussi ? Fallait-il passer complètement sous silence cette question pourtant très sensible dans les pays du Sud ? Le Fonds mondial a soutenu des études vantant la contribution des programmes de lutte contre le sida à l’amélioration de la qualité des services de santé, ce qui est indéniable si on se limite au seul sida.

Certains auteurs ont pourtant adopté depuis des années une perspective plus large. Et l’article du Lancet ne devait-il pas s’inquiéter par exemple du travail de Case et Paxton montrant, par l’exploitation des enquêtes DHS (Demographic and Health Survey), une relation inverse entre le développement des programmes de lutte contre le vih/sida et celui des activités de protection maternelle et infantile ? Devait-il passer sous silence l’article de Lee et Platas, qui, prenant la mortalité néo-natale comme indicateur de la qualité des services de santé, montrent qu’elle a diminué plus lentement dans les pays où PEPFAR (President’s Emergency Plan for AIDS Relief : le programme américain de lutte contre le vih/sida) est intervenu que dans les autres ? Pourquoi ignore-t-il l’article de Lordan et alii où il est montré qu’un accroissement de 1 % du financement alloué au vih/sida entraine une réduction de 11 % du financement de la lutte contre le paludisme ?

En outre, la lutte internationale contre le sida, limitée au traitement des malades, ne se préoccupe pourtant pas de la question du médicament. Alors que 40 % des financements du Fonds mondial servent à acheter des médicaments, cette institution s’est montrée parfaitement silencieuse pendant les négociations TRIPS (aspects commerciaux des droits de propriété intellectuelle.

Quant à l’Union Européenne, où la France prétend jouer un rôle moteur, et dont elle finance 19 % du budget, elle s’est toujours alignée dans ces négociations sur les positions américaines, qui défendent l’industrie pharmaceutique, et elle s’est même illustrée par des saisies de médicaments génériques à destination de pays en voie de développement.

Quelles ont été les véritables motivations et justifications de cette stratégie ?

« Chirac et Kouchner ont été les premiers hommes politiques éminents sur la planète à déclarer que l’abîme d’inégalité entre le Nord et le Sud dans ce domaine était politiquement et moralement inacceptable » (Lancet 387, 28 mai 2016, p.2257). Qui peut être assez naïf pour croire qu’on réduit l’injustice en ne s’attaquant qu’à une maladie ? Qui pouvait ne pas voir que la façon dont la lutte était engagée créait des inégalités monstrueuses dans les pays bénéficiaires ? Qu’il ait pu y avoir, au contraire, un bénéfice politique à entreprendre la lutte, voilà qui est évident.

L’appui français à la stratégie internationale commune a permis, c’est un fait, d’engager une lutte efficace contre la maladie : le nombre des malades en Europe et en Amérique du Nord était probablement trop étroit pour justifier les investissements qui allaient s’imposer, alors que la prise en considération des malades du Sud modifiait totalement la perspective. Cet appui a été décidé sous l’empire de l’émotion, une caractéristique de l’action des ONG, qui s’en servent pour mobiliser l’opinion, les États et les donateurs.

Mais les véritables motivations sont révélées par les faits : le financement international a conduit la « communauté internationale » à partager avec les États-Unis le coût de la recherche et du développement, et à créer des lignes de produits bénéficiant d’un marché mondial et de financements tout à fait exceptionnels pour une industrie pharmaceutique essentiellement américaine.

Quant aux résultats, en tous cas de 1996 jusqu’en 2008, ils sont tels que 7,2 millions d’années de vie ont été sauvées en Europe et en Amérique du Nord, et 2,3 seulement au sud du Sahara, où se trouvent les deux tiers des malades. L’injustice est patente.

Si les promoteurs de cette stratégie se contentent d’une allusion purement rhétorique à une éthique trop sommaire pour être d’un grand secours, les économistes qui les soutiennent se révèlent totalement ignorants dans ce domaine. Il est fait allusion, dans le portrait de Jean-Paul Moatti, aux concours qu’il a recherchés, pour défendre la diffusion des ARV dans les pays pauvres, auprès d’économistes mondialement célèbres. On y trouve, sans le moindre commentaire inspiré de quelque préoccupation éthique que ce soit, cette idée simple que les préférences de la société ont été influencées par les informations qui lui ont été fournies à propos du sida, et qu’il en est résulté, « que ce soit bien ou mal », une volonté de payer plus pour lutter contre cette maladie que pour s’attaquer à d’autres.

L’économiste couvre donc de son autorité l’inégalité de traitement entre malades, sans se préoccuper ni des conditions pratiques dans lesquelles a été prise la décision, ni de l’acceptabilité de cette décision au regard de l’éthique. D’autres solutions tout aussi surprenantes sont présentées dans la même publication, lorsque K.J. Arrow propose que la responsabilité des malades soit mise en cause, soit en leur faisant supporter le coût du traitement, soit en les mettant en quarantaine.. Richard Lane, rédacteur de ce portrait, a-t-il vraiment raison de rappeler ces tristes errements ?

De quel soutien cette stratégie bénéficie-t-elle dans l’opinion ?

Que la stratégie considérée soit en réalité celle d’un groupe de pression est confirmé par la façon dont les décisions la concernant sont prises. Sous la pression des associations, elles sont le fait d’un cercle étroit de ministres et conseillers autour de Jacques Chirac, de Nicolas Sarkozy, puis de François Hollande. L’émotion a été créée dans la presse, elle a été et elle est entretenue, et le pouvoir y cède. La stratégie qui en résulte fait vivre les associations et les ONG, elle les renforce.

Le Président de la République montre d’ailleurs qu’il satisfait aux demandes d’un groupe de pression en annonçant lui-même le maintien de l’engagement de la France à l’égard du Fonds mondial (à hauteur de 1,08 milliard d’euros pour les années 2014-2016) devant un petit comité composé de Mme Barré-Sanoussi, prix Nobel de médecine, M. Pierre Bergé, protecteur des associations, le professeur Jean-François Delfraissy (directeur général de l’ANRS), Bruno Spire (président d’Aides), et Emmanuel Trenado (secrétaire permanent de Coalition Plus).

Ce n’est pas une stratégie d’État, et a fortiori ce ne peut pas être une stratégie multilatérale. Car, des États et de la « communauté internationale » on devrait attendre toute autre chose : un arbitrage entre les demandes et ambitions incompatibles des divers groupes de la population, que ces ambitions soient portées ou pas par des groupes de pression. La santé des mères et des jeunes enfants n’est pas défendue par un groupe de pression, pas plus que ne l’est l’éducation, pour s’en tenir à ces deux seuls exemples. Qui leur donnera leur juste part des moyens dont dispose la collectivité, si ce n’est pas l’État ou une instance multilatérale ?

Ce domaine réservé des présidents implique d’ailleurs que soient méprisés les avis de beaucoup de techniciens et de représentants de la population. On ne compte plusles rapports, les évaluations, les débats parlementaires qui mettent en doute le bien-fondé du choix de privilégier cette stratégie multilatérale de lutte contre le vih/sida et de faire tant d’efforts pour conserver un rôle dans sa mise en œuvre que les autres engagements solennels de la France sont de plus en plus difficiles à tenir.

Quelles stratégies… et quelles tactiques ?

Nous sommes entrés avec les french doctors dans l’ère de l’émotion comme seul guide de l’action médicale internationale : on ne peut que le regretter. La stratégie de lutte contre le vih/sida est une stratégie humanitaire, une stratégie d’ONG : on fait le bien qu’on peut, là où on peut. Les Etats, et a fortiori la « communauté internationale », devraient avoir une stratégie fondée sur des bases beaucoup plus solides.

Il fut un temps où notre pays se signalait par les valeurs qu’il défendait ; on pourrait souhaiter aujourd’hui qu’il défende la justice avec une conviction enthousiaste et militante, et avec toute la technicité que cela imposerait. Technicité, car la définition et la mise en œuvre de la justice exigeraient des progrès considérables de la réflexion éthique médicale, en même temps que la collecte et le traitement de données objectives sur les performances sociales des systèmes de santé.

L’idée avancée dans le Lancet (p.2259) que les questions de sécurité ou d’environnement exigeraient une extension du domaine de l’humanitaire est indéfendable ; ces questions ne peuvent être que de la compétence d’autorités capables d’arbitrer entre les intérêts concurrents et inconciliables des parties. En outre, l’idée de persévérer dans le multilatéralisme (p. 2259-2260) mettrait aujourd’hui la France en opposition avec les États-Unis, où l’USAID est engagée, depuis 2010, à renforcer la part des « solutions locales », c’est-à-dire des partenariats directs avec les gouvernements locaux, la société civile et le secteur privé, pour favoriser l’appropriation.

Devant tant d’idées trop courtes, on en vient à se demander quel était l’objectif de ce numéro spécial du Lancet, qui échoue si lamentablement à donner de la stratégie française une vue convaincante, et laisse plutôt l’impression que ce pays a besoin de se hausser du col pour tenir encore un petit rang diplomatique dans le concert des Nations. Le contexte fournit sans doute quelques éléments d’explication : la publication intervient un peu plus d’un an après la nomination du PDG de l’IRD, une nomination qui a mobilisé les plus hautes autorités de l’État, et quelques mois avant l’élection d’un nouveau directeur général de l’Organisation mondiale de la santé, élection à laquelle un Français est candidat.

Mais pourquoi donc le Lancet, qu’on croyait publication scientifique sérieuse, qu’on disait prestigieuse, à comité de lecture, s’est-il donc prêté à une si évidente opération de pure communication ? Quelle déception !

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