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« Smart city » : d’autres imaginaires existent pour une ville intelligente

Le futur est peuplé de chimères. Certaines apparaissent comme étant plus fréquentes que d’autres. Traversant les époques en s’adaptant au style « futuriste » propre à chaque génération, elles constituent des attentions fictionnelles, selon le sociologue allemand Jens Beckert : du fait de leur présence récurrente au sein des imaginaires – ceux des films de science-fiction et des livres blancs prospectifs – ces objets imaginaires piègent la pensée en focalisant les débats vers eux.

Quitte à rendre évident et souhaitable des visions en réalité peux désirables. Ainsi, nous connaissons tous la voiture volante, reconnue depuis la fin du XIXe siècle et les aquarelles d’Albert Robida.

Leur défaut ? Orienter la projection dans une direction unique, focaliser la critique, et valider tacitement certains choix de société, en l’occurrence la permanence de la présence de voitures en ville ou encore l’hyper densité comme « loi naturelle » du développement des unités de peuplement.

En matière d’urbanisme, la ville intelligente, dite smart city occupe ce rôle à la fois d’horizon évident et d’épouvantail repoussant. Entre les visions utopiques de cités idéales et celles, dystopiques, d’urbanités sous surveillance permanente, verticalisées et segmentées à l’extrême, ces fictions nous amènent à nous interroger sur nos peurs et nos désirs.

Et aussi à nous questionner : quels scénarios d’avenir la ville « intelligente » cache-t-elle ?

Une ville libératoire ou totalitaire

Concernant les peurs, les romans, comics et films de science-fiction usent et abusent de la crainte vis-à-vis de villes technologiques devenues des instruments du totalitarisme, voire totalitaires pour elle-même.

Identifiable dès Le Meilleur des Mondes écrit par Aldous Huxley en 1931, cette vision dystopique trouve sa filiation au sein de nombreuses fictions, et propose un inquiétant laboratoire d’UX design des technologies de contrôle des citoyens. De Westworld – une cité – parc régie depuis un pôle central à Minority Report qui utilise les IA et la géolocalisation pour mettre en avant une ville – marchandise qui suit et sollicite à outrance ses usagers, il ne manque pas d’exemple d’urbanismes qui piègent leurs citoyens par l’usage du numérique.

Parmi ces représentations, légion sont celles mettant en scène la faillite de l’État et une marchandisation extrême de l’espace public, à l’instar du film français Arès où l’usage de la force légitime est privatisé mais aussi « ludifié ». Ces déclinaisons proposent des mondes technologiques où les écrans sont rois et le citoyen spectateur consommateur est totalement surveillé. Une focale des imaginaires que le professeur d’urbanisme Antoine Picon a mis en perspective avec l’une des fondations de la smart city, à savoir les centres de vidéo-contrôles testés en Amérique Latine avec l’aide de la CIA dans les années 1960.

Ces craintes sont à mettre en perspective avec les promesses que cette cité fait miroiter : une ville rendue plus agréable et inclusive par ses promesses de fluidité et d’adaptabilité. Le système mis en place récemment dans le supermarché connecté Trial à Fukuoka au Japon, en partenariat avec Panasonic, est particulièrement illustratif d’un imaginaire devenu réalité : caméras intelligentes, big data et cloud se combinent pour conduire le client, au-delà de sa seule initiative, à effectuer les achats lui convenant le mieux… Un smart supermarché de rêve ou de cauchemar ? Préfigurant une ville incarnant la libération ou l’asservissement de l’individu ? Où définir les frontières de l’un à l’autre des mondes ?

Entre réalité augmentée et reconnaissance faciale, on a parcouru le supermarché de demain.

Une ville fluide et sans heurt

Car la smart city s’appuie sur un second fantasme, positif dans son expression, celui d’une ville « sans couture », créant des expériences proches de la virtuosité, une notion très attractive pour l’espèce humaine comme cela a été bien montré par les anthropologues des techniques Denis Vidal et Emmanuel Grimaud.

Ainsi, même si le film Dark City est profondément noir, la ville qui est au centre de l’action ne peut manquer d’exercer une réelle fascination. Elle est un bel exemple d’objet qui évolue presque sans heurt.

Bande-annonce du film Dark City (1998).

À minuit, tous les jours, elle se fige et change de forme – une représentation exploitée dans de nombreux imaginaires jusqu’à la nouvelle Pékin Origami de la Chinoise Hao Jingfang – et que des mécanismes interactifs de gestion et de contrôle rendent quasiment vivant.

Dans le même ordre d’idée, la capacité des joueurs de Watchdogs à hacker la ville est finalement une belle métaphore d’une réappropriation de leur environnement par les citoyens et une belle démonstration d’une fluidité exacerbée – la ville obéit dans le jeu quasiment au doigt et à l’œil.

Dans les deux cas, cependant, la très grande majorité de la magie opère au détriment de la quasi-totalité des citoyens qui sont acteurs non consentants de cette mécanique bien huilée. Derrière la fluidité et la virtuosité technique, se cachent des rapports de pouvoir plus ou moins bien exprimés. Car en définitive, il semble bien qu’il y ait toujours un humain derrière l’intelligence.

Frontière floue entre désirable et inadmissible

Ainsi, la smart city témoigne d’une tension entre aspiration à la fluidité des parcours, teinte de liberté de mouvement et nécessité globale d’un contrôle de l’espace public au service de la sécurité, de l’organisation et de la rentabilité.

Ces différents objectifs qui lui sont associés complexifient d’autant plus le débat lorsque la smart city est conditionnée par la seule technologie, selon une équation qui voudrait qu’une ville intelligente soit forcément une ville numérique. De ce point de vue, la smart city semble encore chercher sa finalité.

Face aux domaines des possibles, aux subtiles nuances entre le désirable (être assisté pour faire ses courses chez Trial) et l’inadmissible (être dirigé pour faire ses courses chez Trial), nous faisons l’hypothèse qu’un examen minutieux des différents imaginaires autour de la ville en général permet de dresser les contours des risques encourus et de définir le moment où les smart cities glisse de projets vertueux à réalisations inquiétantes.

Pour cela, nous proposons dans un premier temps d’identifier les peurs durables qui semblent capter l’attention dans le calcul bénéfices – risques (crainte de surveillance permanente (Big Brother), de contrôle des émotions (Farenheit 451), d’état policier (V comme Vendetta) etc.), pour dégager ensuite des réponses singulières proposées au sein des imaginaires comme des solutions. En guise de démonstration, nous proposons trois premières pistes pour ouvrir la réflexion sur la smart city à d’autres imaginaires plus souhaitables et plus riches.

D’autres villes intelligentes possibles

Les imaginaires de la cache ou de la zone autonomes. Cette quête de zone autonome, présente dans les jeux vidéo autant que dans la littérature anarchiste et libertaire (la célèbre Zone autonome temporaire de Hakim Bay), en appelle à la capacité de l’urbaniste à laisser des poches « libres ». Entre autres éléments, elle pose la question des dents creuses ou des friches comme étant des zones dont le potentiel est à préserver. Dans cette perspective, l’intelligence d’une ville serait sa capacité à préserver ces espaces et à se mettre à leur service pour leur permettre de faire projet selon leurs propres logiques.

Les imaginaires du dépotoir. En opposition à la perception commune et négative, du dépotoir comme espace de fin de vie, de nombreux imaginaires les utilisent comme des lieux créatifs, points de départ de l’histoire (le lieu des dominés, mais aussi du renouveau, comme l’a exploité encore récemment Blade Runner 2049 et Alita, version cinématographique du populaire manga Gunnm).

Blade Runner 2049. Sony Pictures, CC BY-NC-ND

L’enjeu narratif est alors d’expliquer comment ces environnements peuvent être source de valeur, pour les déclassés notamment. Ce faisant, ils montrent la richesse de ce qui est « sorti du système ». Autre bel enjeu pour les concepteurs de la ville : transformer les espaces de mise en déchets en lieux, assumés, de ressources et de créativité. La ville moderne s’est construite sur l’idée de masquer ses flux, il devient aujourd’hui impossible de ne pas voir les mobilités de livraison (de nourriture, de colis…) et la ville commence à s’y adapter. Nous proposons de faire de même avec les flux de déchets et de « restes » afin d’en favoriser la valorisation.

Les imaginaires de la balkanisation, des microcommunautés, des sous-ensembles autonomes. Lié à la perception d’un éclatement du lien social au niveau macro, de nombreux imaginaires mettent en avant les aspects positifs des microcommunautés, de l’entraide proche (le jeu vidéo This War of Us présente ce type de recentrage dans un environnement violent). Entre ambassades de quartiers, troc, ou encore déconnexion de la grille pour devenir autonomes localement, les imaginaires sont extrêmement riches et montrent la richesse d’une citée qui valorise une organisation en rhizomes, faites d’une forte interconnexion de collectifs autonomisés et temporairement ou partiellement… déconnectés.

Des initiatives existent déjà, bien sûr, il manque encore un mode de gouvernance capable d’opérer à l’interface de ces micros collectifs et à les outiller pour en augmenter la capacité à agir.

Les imaginaires, boîte à outils pour l’urbanisme

On trouvera ainsi une combinaison de ces trois possibilités dans le roman Il était une ville de Thomas B. Reverdy sur la désagrégation de Detroit après la crise des subprimes aux USA et la survivance de La Zone squattée par un regroupement d’enfants.

Ces imaginaires, plus anthropologiques que technicistes, se posent en opposition à ceux circonscrits à des visions de la smart city étroitement articulées autour de la seule innovation technologique et de ses effets sur l’être humain et ses modes d’organisation.

Tout comme la psychologie sait, depuis les années 1960, que les intelligences humaines sont multiples ; il est temps d’opérer la même démultiplication dans le champ des imaginaires et dans la construction réelle de la ville dite « intelligente ». Les imaginaires de la ville du futur jouent un rôle dans ces constructions.

Ils orientent les débats et masquent certaines opportunités. Nous croyons qu’ils ont vocation à faire partie de la boîte à outils des concepteurs et citoyens désireux de contribuer à faire leur ville.


_ Déclaration d’intérêts : Nicolas Minviellet & Olivier Wathelet collaborent avec Léonard, la plate-forme d’innovation et de prospectives du Groupe Vinci._

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