La « commission d’experts sur l’exposition des enfants aux écrans » annoncée lors de la conférence de presse du président de la République du 16 janvier 2024, a rendu ses conclusions le 30 avril 2024. Son rapport final, intitulé « Enfants et écrans. À la recherche du temps perdu », avait vocation à éclairer, par ses analyses et ses recommandations, l’élaboration d’une politique publique destinée à encadrer « le bon usage des écrans pour nos enfants dans les familles, à la maison comme en classe, parce qu’il en va de l’avenir de nos sociétés et de nos démocraties ».
Cette grande ambition se réduit aujourd’hui à l’instauration d’une « pause numérique » au collège, annoncée par l'ex-ministre de l'Éducation nationale Nicole Belloubet à l’occasion de la rentrée 2024. Cette mesure de rétention des smartphones à l’entrée des collèges ne fait pas consensus. Expérimentée au sein de 199 collèges dès la rentrée 2024, elle devrait être généralisée en 2025.
Des risques spécifiques au smartphone ?
Très équipés (96 % des 12-17 ans en 2023 selon le baromètre du numérique publié en mai 2024 par le CREDOC) et enclins à la prise de risques, les adolescents seraient particulièrement exposés à une longue liste de dangers numérique. Après l’audition d’environ 200 experts, le rapport de la commission en dresse un tableau complet.
Y sont pointés les dangers intrinsèques à certaines pratiques numériques, comme le cyberharcèlement, l’exposition à la pornographie, la banalisation de la violence, et les dangers liés au temps excessif consacré aux activités numériques en général – dette de sommeil, moindre temps consacré aux activités scolaires, diminution de l’activité physique…
Soulignons que les risques ainsi caractérisés ne sont pas spécifiquement attachés aux « écrans » mais bien aux activités que permettent les smartphones par leur interactivité, leur mobilité…
Malgré l’intitulé de la saisine du chef de l’État et celui du rapport de la commission d’expertise, l’écueil qui consiste à penser les dangers potentiels de l’utilisation intensive des smartphones uniquement au travers d’une possible « addiction aux écrans » a été partiellement écarté dans le rapport de la commission.
Quel intérêt pédagogique pour le smartphone ?
Pour autant, il semble qu’un pan de la réalité des pratiques numériques juvéniles est occulté dans le rapport. D’une part, il existe des controverses scientifiques sur la dangerosité de certains usages, notamment quant aux réseaux socionumériques. D’autre part, il est fait peu de cas de nombreuses activités numériques émancipatrices car permettant de s’informer, d’exercer sa créativité…
Enfin, le grand absent du rapport et de ses préconisations concerne la dimension scolaire de l’utilisation des smartphones par les collégiens, à la maison comme au sein de l’établissement scolaire. Rien n’est dit de l’intérêt de ces équipements pour les apprentissages des élèves et de ce qu’il convient d’en tirer en termes de cadrage institutionnel.
L’instauration de cette « pause numérique » arrive en complément de la loi du 3 août 2018 qui dispose, dans son article 1, que :
« L’utilisation d’un téléphone mobile ou de tout autre équipement terminal de communications électroniques par un élève est interdite dans les écoles maternelles, les écoles élémentaires et les collèges et pendant toute activité liée à l’enseignement qui se déroule à l’extérieur de leur enceinte, à l’exception des circonstances, notamment les usages pédagogiques, et des lieux dans lesquels le règlement intérieur l’autorise expressément ».
Cette loi a été controversée lors de sa promulgation en raison de sa logique fondée sur un régime d’interdiction d’utilisation sauf dérogation. Renvoyant la responsabilité au terrain, elle permettait encore, dans le cadre de stratégies pédagogiques validées par le conseil d’administration des collèges, de mobiliser les smartphones des élèves pour des activités d’apprentissage organisées et prescrites par les enseignants. A contrario, la « pause pédagogique » ne permettra pas l’intégration des smartphones des élèves aux activités d’apprentissage de la classe.
Le BYOD (« Bring Your Own Device ») présente pourtant des avantages notables. Les matériels sont existants et disponibles en permanence. Ils sont performants avec des fonctionnalités prometteuses d’un point de vue pédagogique (démarrage très rapide, autonomie, connectivité, captation audiovisuelle, géolocalisation…). Les élèves en ont une maîtrise au moins basique. De plus, une utilisation à finalité scolaire encadrée par les enseignants est susceptible de restreindre tous les autres usages à caractère personnel dont on cherche justement à réduire l’ampleur.
La « pause numérique » constitue un changement de cap institutionnel puisque l’un des principaux documents de cadrage de l’usage scolaire du numérique, le CARMO (CAdre de Référence pour l’Accès aux Ressources pédagogiques via un équipement Mobile), fournit aux établissements scolaires des éléments d’ingénierie technopédagogique pour développer des stratégies autour du BYOD. Différentes entreprises du secteur Edtech proposent d’ailleurs des environnements logiciels destinés à scolariser l’utilisation des smartphones au sein des établissements scolaires.
L’inapplicabilité de la loi de 2018 et le défi opérationnel de la « pause numérique »
Dans le même temps, et bien que peu d’études aient été réalisées pour qualifier et quantifier les pratiques numériques personnelles des élèves au collège, différents témoignages concordent pour souligner les difficultés d’application de la loi de 2018. Que ce soit sous le pupitre, dans un coin de cour éloigné du regard des adultes, dans les toilettes ou ailleurs, les collégiens se sont ingéniés à reconquérir les accès au numérique dont l’application de la loi devait les priver.
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Si les modalités concrètes de mise en œuvre de la « pause numérique » (casiers, pochettes…) rendront le contournement de la loi plus difficile, on peut s’interroger sur leur capacité à l’empêcher, au moins pour une partie des élèves. De premiers entretiens informels avec des collégiens suggèrent par exemple que certains smartphones obsolètes pourraient servir de leurres et permettre aux usages cachés de perdurer.
L’annonce d’une généralisation de la « pause numérique » à l’ensemble des collèges dès le début de l’année 2025 peut faire douter de la portée de l’expérimentation qui vient être lancée. Le premier trimestre de cette année scolaire ne saurait permettre aux 199 collèges impliqués de mettre effectivement en œuvre la « pause numérique » et de la confronter à la réalité des comportements de façon à en tirer des enseignements sur son applicabilité et son efficacité.
Donner de la valeur à cette expérimentation suppose deux démarches complémentaires. La première consiste à prendre le temps nécessaire pour construire le dispositif de « pause numérique » en concertation avec les acteurs de terrain, notamment avec les familles dans une perspective d’une co-éducation cohérente.
La deuxième appelle la mobilisation de la recherche afin d’observer ce qui se joue dans la mise en œuvre de cette « pause », depuis les conditions opérationnelles qui la permettent (nature et coût des équipements de consignation des smartphones, organisation de la rétention au quotidien…) jusqu’aux changements comportementaux qu’elle suscite. Ces recherches, nécessairement pluridisciplinaires, pourraient s’attacher à différentes modalités de « pause numérique », de la rétention des smartphones choisie par la ministre à l’encadrement de leur utilisation afin de la réserver aux activités scolaires.
Si aucun chercheur ne nie les risques que les usages immodérés des smartphones font courir aux collégiens, il apparaît clairement que la « pause numérique », telle qu’elle vient d’être instituée, constitue avant tout une réponse politique et idéologique, très partielle et probablement largement inapplicable. Convenons également qu’il est sans aucun doute essentiel de repenser intégralement les finalités et les modalités de l’éducation des jeunes à l’heure du numérique, dans toutes ses dimensions, qu’elles soient scolaires ou familiales.