Depuis cinq ans, GANGS, un projet financé par le Conseil européen de la recherche et dirigé par Dennis Rodgers, étudie les dynamiques des gangs à l’échelle mondiale. Quand on étudie le phénomène de manière nuancée, en s’affranchissant des stéréotypes et du mépris habituels, les gangs et les gangsters peuvent nous permettre de mieux appréhender le monde dans lequel nous vivons.
Soraya a participé au trafic de drogue dans le barrio Luis Fanor Hernández, un quartier pauvre de Managua, la capitale du Nicaragua où travaille Dennis Rodgers depuis plus de vingt ans. Connue localement sous le surnom de “la Reina del Sur”, sa trajectoire montre comment la question du genre traverse cette activité criminelle et renforce de différentes manières la violence machiste et les dynamiques de domination patriarcales.
Assis sur un canapé mal rembourré et défraîchi, je regarde Soraya méticuleusement peindre de petites fleurs rouges et blanches sur les ongles fraîchement manucurés de Wanda. Nous sommes dans la maison de cette dernière dans le barrio Luis Fanor Hernández, un quartier pauvre de Managua, la capitale du Nicaragua, en Amérique centrale.
J’y poursuis des recherches ethnographiques longitudinales sur la dynamique des gangs depuis 1996. Je suis revenu en ce début d’année 2020 pour, entre autre, m’entretenir avec Wanda à propos de la manière dont le trafic de drogue local a affecté sa vie. Son mari Bismarck y a été impliqué pendant une dizaine d’années. Je connais Wanda depuis presque 25 ans, c’est l’une de mes interlocutrices régulières.
« Je peux revenir plus tard », je lui dis.
« Non, non, c’est bon, Dennis », me répond Wanda. « Soraya a presque terminé, et de toute façon, elle est de confianza (de confiance), alors pourquoi ne pas commencer ? Ce n’est pas comme si elle ne savait pas pour Bismarck et son trafic de drogue… Mais tu sais quoi ? Si tu veux un point de vue féminin sur la drogue, c’est avec elle que tu devrais faire l’entretien, pas moi – moi je ne suis que la femme d’un ancien dealer, mais elle, c’est la Reina del Sur ! »
« La Reine du Sud ? », je demande à Soraya, surpris.
Levant les yeux de son travail de manucure, elle esquisse un sourire amusé avant de répondre :
« Tu sais, Dennis, comme dans la telenovela, sur cette femme mexicaine qui devient une narcotrafiquante ».
« Oui, j’ai compris ça, je connais la série, mais elle est devenue une trafiquante puissante, et toi tu n’as jamais été une grande narca que je sache ? »
« Nan, j’étais juste une mulera (une dealeuse de rue), mais les gens m’appellent la Reina del Sur, parce que je suis forte et indépendante, comme la vraie Reina ».
« Tu sais que la Reina n’est pas réelle, n’est-ce pas ? », je lui dis, avant de lui demander « mais tu serais prête à faire un entretien avec moi à propos de tout ça ? »
Soraya réfléchit pendant quelques secondes avant de répondre brusquement :
« Dale (D’accord), mais pas aujourd’hui, j’ai une course à faire. Je te retrouve ici demain à la même heure ».
Sans attendre ma réponse, elle remballe ses limes et son vernis, et nous laisse, Wanda et moi, à notre entretien.
Où sont les femmes ?
Depuis une vingtaine d’années, le trafic de drogue est devenu un sujet brûlant en Amérique latine. Chaque année, cette activité criminelle se traduit en milliers de morts violentes et en centaines de milliers de décès liés aux seules conséquences sanitaires.
Le trafic affecte aussi les économies, les systèmes politiques, et les écologies des pays de la région.
De nombreuses études ont retracé les formes de production, les acteurs impliqués, les itinéraires des circulations, la nature des marchés locaux et internationaux, ainsi que l’impact profond mais variable que les drogues peuvent avoir.
Un point sur lequel la plupart des études s’accordent cependant, est que le trafic de drogue est une activité principalement masculine. Moins de femmes que d’hommes y sont impliquées, et celles-ci sont généralement vues à travers le prisme de catégorisations particulières. Soit comme des victimes, subissant des formes de violence directe et indirecte du fait d’être les mères, les épouses ou les petites amies de trafiquants de drogue, soit comme des personnes émancipées et libérées dont l’implication dans le trafic défie les structures de pouvoir et d’inégalité fondées sur le genre.
Ce genre de représentations binaires m’ont longtemps paru simplistes. Les entretiens que j’ai effectués avec Wanda au fil de mes années de recherches dans le barrio Luis Fanor Hernández ont mis en évidence que l’image de la femme du dealer victime du trafic de son mari était une caricature, sa vie étant agencée par bien d’autres facteurs. Il en a été de même de l’entretien que j’ai effectué avec Soraya à propos de sa trajectoire de dealeuse, qui a sérieusement remis en question la notion que le trafic de drogue pouvait être émancipatoire pour une femme.
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Rencontre avec « Pac-Man »
Soraya est née dans le barrio Luis Fanor Hernández en 1987. Sa mère, Gladys, était originaire du quartier, tandis que son père, Jorge, était originaire de Villa Cuba, un quartier du nord-est de Managua. Ils ont eu une relation intermittente pendant les premières années de la vie de Soraya, et elle a déménagé plusieurs fois entre la maison de son père à Villa Cuba et la maison de sa famille maternelle dans le barrio Luis Fanor Hernández, jusqu’à ce que Gladys et Jorge se séparent définitivement quand elle avait 13 ans, après que ce dernier l’ait violemment battue et que Gladys poignarde Jorge en la défendant.
« Ma mère et moi sommes retournées vivre [dans le barrio Luis Fanor Hernández] après avoir quitté mon père. Nous étions cinq dans la maison – moi, ma mère, ma tante, ma cousine et le mari de ma cousine. Tu le connais, Dennis, c’est celui qu’on appelle « Pac-Man » [à cause de son appétit vorace], donc tu sais que c’était un des [plus grands] narcos [du quartier]. Ma tante et ma cousine l’aidaient de temps en temps avec son business, mais c’était l’époque où le trafic de drogue augmentait, et il y avait beaucoup à faire, et ils m’ont demandé de les aider. Au début, c’était juste des petites choses, comme les aider à « cuisiner » la cocaïne pour en faire du crack, mais au bout d’un moment, j’ai commencé à vendre pour lui en tant que mulera, dans les rues du barrio, ce que j’arrivais bien à faire parce que j’étais une jeune fille et personne ne me soupçonnait. »
Ni la façon ni les raisons pour lesquelles Soraya s’est impliquée dans le trafic peuvent être qualifiées de particulièrement émancipatoires. Elles mettent plutôt en évidence la manière dont le trafic de drogue répond en fait à des logiques extrêmement genrées et « intimes ». D’une part, le statut de jeune femme de Soraya la rendait utile au mari de sa cousine afin de mener à bien certaines opérations de trafic de drogue sans attirer les soupçons dans un contexte nicaraguayen plus large patriarcal et machiste, mais d’autre part, ses liens familiaux avec « Pac-Man » faisait qu’il lui était difficile de refuser de l’aider.
Difficile émancipation
L’implication de Soraya dans le trafic de drogue a également été profondément marquée par sa relation avec Elvis Gomez, avec qui elle s’est mise en couple à 15 ans (alors que Elvis en avait 23). Elvis était un trafiquant raté qui avait essayé plusieurs fois de devenir dealer, sans succès. Sa rencontre et mise en couple avec Soraya lui a permis de bénéficier de la manne financière exceptionnelle que cette activité procure.
L’une des raisons pour laquelle Elvis n’avait pas pu s’imposer comme trafiquant était qu’il était lui-même consommateur de drogue. Soraya a dû ainsi souvent rembourser quand Elvis consommait la drogue que « Pac-Man » lui donnait (au lieu de la vendre).
En 2010, Elvis a dépensé les épargnes de Soraya – issues du trafic – pour financer son émigration aux États-Unis. Il lui a dit qu’il la ferait venir plus tard, mais il est parti avec une autre femme, Yulissa, avec qui il entretenait une relation parallèle et a emmené Ramsès, le fils qu’il avait eu avec Soraya en 2007.
Il a coupé tout contact avec Soraya – qui m’a dit, de façon bouleversante :
« je devenais folle, je lui envoyais des textos tous les jours, lui demandant de me laisser parler à mon fils, et lui disant de le ramener au Nicaragua, que je voulais qu’il vive avec moi ».
Elle n’a rétabli le lien qu’en 2016, sur condition d’accepter de divorcer et de lui transférer la garde légale de Ramsès, ce qu’elle a fini par faire.
Cet épisode souligne bien à quel point les activités de trafiquante de Soraya se sont inscrites au sein de structures et pratiques plus larges d’inégalités de genre et de domination masculine. Le Nicaragua reste un pays extrêmement marqué par le patriarcat et le machisme, ce qui s’est d’ailleurs traduit de manière frappante avec l’interdiction de l’avortement en toute circonstance en 2008 ou bien l’adoption de la loi 779 sur la violence de genre en 2012 qui la définit comme une « violence familiale » qui doit être résolue à travers de la médiation plutôt qu’à travers la justice.
En fin de compte, même si on la surnomme la Reina del Sur, ce sobriquet ne reflète en rien la position sociale de Soraya dans le barrio Luis Fanor Hernández. La grande majorité de femmes dealeuses dans le quartier restaient en fait en bas de la pyramide.
Esthéticienne
Soraya dit qu’elle a cessé de vendre de la drogue en 2012. Plusieurs trafiquants du barrio Luis Fanor Hernández m’ont néanmoins laissé entendre qu’elle continuait de dealer et que son activité de manucure à domicile lui fournissait une couverture pratique. Le fait que Soraya ne gagne pas plus de 15 à 20 dollars par semaine comme esthéticienne pourrait le laisser penser. Mais Soraya le nie fermement et je la crois. Non seulement elle fait beaucoup de petits boulots pour joindre les deux bouts afin de subvenir à ses besoins ainsi que ceux de sa mère vieillissante, mais elle vit aussi dans des conditions très modestes. Sa maison, en particulier, est beaucoup plus humble que celles dans lesquelles elle a vécu avant.
La situation actuelle de Soraya peut cependant être vue comme l’aboutissement d’une trajectoire de trafiquante qui a été fondamentalement conditionnée et limitée par des contraintes patriarcales et machistes. C’est certainement le cas, comparé aux trajectoires des trafiquants hommes dans le barrio Luis Fanor Hernández. Ainsi, beaucoup ont bénéficié de leur implication dans le milieu, même après avoir arrêté de dealer.
Ceci étant dit, même si la vie de Soraya a été marquée par une lutte constante face à différentes formes de domination et d’oppression sexistes, elle persiste à y faire face et même à les défier, comme l’illustre cet échange WhatsApp que j’ai eu avec elle le 8 mars 2021. Elle avait téléchargé une photo d’elle en train de boire un cocktail dans une boîte de nuit, la superposant avec le texte suivant :
« Aujourd’hui, c’est la journée internationale de la femme, et nous célébrons le pouvoir des femmes indépendantes et autonomes ! Nous sommes belles, nous sommes fortes, et nous pouvons faire ce que nous voulons ! »
En voyant la photo, j’ai immédiatement écrit à Soraya pour lui souhaiter une bonne journée des droits des femmes, et pour lui dire que j’avais commencé à rédiger sa biographie « à propos de l’époque où tu étais la Reina del Sur ». Quelques minutes plus tard, elle m’a répondu : « por siempre La Reina ! » (« la Reine pour toujours ! »).