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Sphère publique : la pensée est-elle vraiment en péril ?

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Bien des personnes attachées à la culture classique, à la véracité des informations et à un débat public fondé en raison se sentent accablées par la décomposition apparente de la sphère publique. Les signes s’accumulent en effet pour alimenter cette inquiétude : consécration des influenceurs en ligne, paupérisation du journalisme de qualité, victoires politiques d’idées simples et de tribuns charismatiques, trivialisation de la production culturelle, brutalité des convictions propagées sans délais ni recul sur les réseaux sociaux…

Les symptômes évoqués – et ce ne sont pas les seuls – sont bel et bien alarmants. Mais peut-être la pensée des humanistes gagnerait d’abord à s’assurer qu’elle ne cède pas, elle aussi, à la facilité d’une opinion instinctive. Et même à se demander si elle ne contribue pas, par ses propres certitudes, à aggraver les dangers qu’elle redoute.

Une tradition d’affliction

« Vous ne m’entendrez point entonner une déclamation mille fois rebattue contre le siècle présent ; déclamation héréditaire, que l’on tient de ses pères et que l’on transmet à ses enfants » assurait en 1777 un chroniqueur culturel du premier quotidien francophone, Le Journal de Paris. On sait cependant que cet héritage bimillénaire a continué à se transmettre de génération en génération, son capital se gonflant au fil des progrès technologiques et de l’élargissement des publics.

C’est ainsi qu’au XIXe siècle, Sainte-Beuve pouvait tempêter contre l’envahissement d’une « littérature industrielle » au rabais, Tocqueville analyser la médiocrité des goûts et des renommées culturelles comme une fatalité des sociétés démocratiques, Zola s’inquiéter de « l’état de surexcitation nerveuse » dans lequel les informations télégraphiques plongeaient ses contemporains. Et, des deux côtés de l’Atlantique, des journalistes déplorer l’accélération de l’information, le raccourcissement de l’attention des lecteurs et l’abaissement de leurs attentes :

« Les jeunes d’aujourd’hui réclament une différente sorte de lecture que celle qu’appréciaient leurs parents et grands-parents. La majorité de la génération actuelle ne peut pas s’arrêter assez longtemps pour capter plus que l’écume de l’actualité. » (The Journalist, 1887, p. 2, ma traduction).

Le souvenir des paniques d’hier permet de relativiser les inquiétudes d’aujourd’hui ; il ne suffit pas à les écarter. Outre que les fausses alarmes ne préjugent jamais de l’alerte suivante, le contexte contemporain est profondément transformé par l’essor des réseaux de communication, mais aussi, comme le souligne Gérald Bronner, par l’évolution des conditions de vie qui a considérablement accru le « temps de cerveau » disponible pour recourir compulsivement à ces réseaux. Et même sans ces technologies, les flambées de fanatisme collectif qu’a connu le XXe siècle suffisent à rappeler que l’espace commun de la culture et du débat reste vulnérable aux pires dérives.

Cet espace de la communication publique, marché hétéroclite sur lequel les articles de presse et les œuvres littéraires, les tweets et les contenus vidéo se disputent âprement une attention éphémère, se prête d’autant mieux à la déploration qu’il est facile de s’en faire une opinion (et la mienne n’est pas plus enthousiaste que celle de la plupart de mes homologues socioculturels). Mais s’il est aussi important qu’on le dit, cet espace gagnerait à se voir appliquer la célèbre résolution de Spinoza : ne pas déplorer ni maudire mais comprendre.

Une façon de le comprendre sans trop d’a priori est de le considérer justement comme un vaste marché des idées sur lequel tous les contenus, érudits ou frivoles, fiables ou infondés, rivalisent pour obtenir une part de l’attention du grand public. Celui-ci a-t-il « tort » de l’allouer à tant de billevesées ? Quiconque le pense ferait bien de regarder d’abord l’historique de son propre navigateur Internet.

Avant même l’essor des réseaux électroniques, Peterson et Kern n’avaient pu dénicher, sur plus de 10 000 personnes interrogées en 1982, que 10 répondants assez raffinés pour ne compter dans leur menu culturel aucun des genres associés aux classes moyennes et populaires. Le déterminisme social des préférences culturelles et médiatiques n’a cessé de s’affaiblir au fur et à mesure que les technologies (la presse rotative, la radio…) et le gonflement des publics déstabilisaient le cercle des contenus « légitimes » au profit d’offres nouvelles, toujours dénoncées comme indignes.

Les valeurs sociales face aux affinités cognitives

Le problème de la déploration lettrée n’est pas qu’elle est infondée – comme le clament à l’inverse les relativistes néophiles – ni même qu’elle s’accommode parfois d’un brin d’hypocrisie individuelle, c’est surtout qu’elle est borgne et de ce fait impuissante.

Dénoncer le populisme, les fausses nouvelles ou la culture au rabais, c’est faire de normes de valeur la seule clef d’interprétation des préférences communicationnelles. Or, la hiérarchie des valeurs n’explique qu’en partie les choix sur le marché des idées. Ceux-ci sont tout autant motivés par une autre force, connue elle aussi depuis longtemps. Théorisée – entre autres – par David Hume au XVIIIe siècle, soutenue par 150 ans de recherches psychologiques et très visible dans les statistiques de consommation culturelle, cette autre force, la détermination hédonique des goûts, n’implique que le plaisir et le déplaisir. Ou, selon sa redécouverte moderne par Sperber et Wilson, sur le rapport entre effet et effort cognitif qui conditionne la pertinence d’une information. Une conception coûts-bénéfices parfaitement asociale, aveugle aux valeurs culturelles, et à ce titre tout aussi insuffisante que l’opposition normative entre le légitime et l’illégitime.

Les gens, les vrais, y compris ceux qui multiplient les fautes d’orthographe sur les réseaux sociaux (mais aussi ceux qui lisent les bons auteurs et savent distinguer une information d’une sornette), ne sont ni les jouets de la pertinence cognitive ni ceux de la convenance sociale. Ils sont, comme chacun de nous guidés dans leurs préférences par leur propre façon d’équilibrer ces deux dimensions. Et ils se soucient assez peu de la vieille rivalité universitaire entre les explications sociologiques et psychologiques des goûts. Cependant, les enjeux de cette question dépassent aujourd’hui largement ceux d’une concurrence interne au monde académique.

Les rapports changent, les logiques demeurent

L’hypothèse d’une détermination double des préférences, à la fois par la convenance sociale (le légitime contre le réprouvable) et par la pertinence cognitive (l’effet cognitif contre l’effort cognitif), éloigne la perspective d’un écroulement chaotique du marché discursif. Dans une partie de cartes, les mains des joueurs ont plus ou moins de valeur d’une donne à l’autre, mais les règles ne changent pas : maudire le sort est donc moins avisé que de bien comprendre le jeu, surtout lorsque les tricheurs abondent.

Sans entrer dans la nomenclature des composants de l’effort et de l’effet cognitif, dont le détail serait assez long, il est aisé de remarquer que les facteurs d’effet dits de « bas niveau » (les plus spontanés) favorisent non seulement le succès commercial de certaines œuvres – films d’action, vidéos érotiques, livres pratiques… – mais aussi celui des fausses nouvelles, qui excellent justement à produire beaucoup d’effet pour le peu d’effort qu’elles demandent. De même, les discours qualifiés de « populistes » reposent à la fois sur des idées simples et des assertions électrisantes. À l’inverse, le doute et la nuance réclament plus d’effort cognitif et produisent moins d’effet : la réalité est souvent bien terne.

On se tromperait pourtant en croyant que l’attrait de la pertinence cognitive est plus puissant aujourd’hui qu’hier. Ce qui a surtout changé, c’est, de l’autre côté, l’affaiblissement des normes sociales traditionnellement portées par l’élite discursive, mais aussi leur fragmentation face aux convictions de communautés plus restreintes.

La dangereuse tentation du dédain

Devant la désacralisation de la parole publique, ceux qui ne peuvent se contenter de se réfugier avec leurs pairs dans un Olympe intellectuel sont souvent tentés de dégrader leur propre discours pour le « mettre à la portée » de ceux à qui ils s’adressent. C’est là mal comprendre le public, jeune ou non, dont le droit de rejeter des messages vides de sens n’est pas un signe de futilité. Rien n’indique que la capacité ou l’envie de comprendre (qui est un facteur d’effet de haut niveau) se soit affaiblie, au contraire. Ni que la crédibilité d’une information ne soit pas un moyen de la distinguer.

Bien qu’accablés par la prédation des réseaux sociaux sur leurs revenus, plusieurs journaux sont engagés dans la bataille de l’intérêt. Des responsables politiques ou administratifs délaissent lentement les postures normatives condescendantes et les formules abstraites. Des enseignants et même des critiques culturels s’interrogent sur la valeur de l’ineffable pour d’autres qu’eux.

Les temps changent, en effet, mais ce qui disparaîtra peut-être, c’est l’antique propension de la noblesse discursive à compter sur la primauté de valeurs transcendantales – le devoir de savoir, la nécessité d’obéir, la supériorité d’une œuvre, l’importance d’une information… – sans éprouver le besoin de les justifier et d’y intéresser. Si telle devait être la seule victime, on ne la regretterait pas.

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