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Startups frauduleuses : l’aveuglement complice des investisseurs

Elizabeth Holmes, fondatrice de la startup Theranos, a construit sa gloire sur un gigantesque mensonge. Mais les investisseurs étaient-ils vraiment dupes ? Kevin Krejci, CC BY-SA

Cet article est une réaction à la contribution intitulée « Theranos, les inavouables secrets d’une start-up frauduleuse », signée d’Hervé Laroche, professeur en Stratégie, Hommes et Organisations à ESCP Europe, Christelle Théron, maître de conférences en Stratégie à Toulouse School of Management, et Véronique Steyer, maître de conférences à l’École polytechnique, et publiée le 27 septembre dernier sur notre site.

Au travers du récit de cette jeune pousse américaine qui a réussi à être valorisée jusqu’à 9 milliards de dollars malgré des produits (des tests sanguins) qui n’ont jamais fonctionné, les trois auteurs s’interrogeaient sur les ressorts de la crédulité des investisseurs.

Mais si, après tout, ces derniers n’avaient pas été dupes de l’escroquerie portée par la charismatique patronne de Theranos, Elizabeth Holmes ? C’est l’hypothèse formulée par Romain Buquet et Louis Vuarin, doctorants respectivement en Entrepreneuriat et en Comportements organisationnels à ESCP Europe, dans le texte qui suit.


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L’affaire Theranos n’en finit donc plus de surprendre. Relatée dans le dernier livre du journaliste franco-américain John Carreyou, elle ressemble de plus en plus à l’une de ces histoires dont l’on se demande a posteriori comment ses protagonistes ont pu accepter d’y participer, tant l’intrigue est incroyable et la chute rocambolesque.

Car tout est spectaculaire dans cette affaire : une start-up construite sur une folle promesse industrielle sans la moindre preuve d’une technologie efficace, une presse spécialisée subjuguée par le charisme de sa fondatrice, Elizabeth Holmes, un conseil d’administration VIP ; et surtout, des millions de dollars d’investissement engloutis avec cet appétit gargantuesque propre aux licornes de la Silicon Valley… En 2014, Theranos est valorisée 9 milliards de dollars, en septembre 2018, elle cesse toutes ses activités.

Les professeurs Laroche, Steyer et Théron voient dans cette affaire le cas d’école d’une arnaque, aux dimensions certes hors-norme, mais à la mécanique des plus typiques (dont les principaux rouages rappellent l’affaire des avions renifleurs d’Elf ou celle des faux espions de Renault). Dans ce schéma bien rodé, des victimes (les investisseurs) se font berner par des escrocs (Elizabeth Holmes et un cercle restreint de cadres dirigeants de Theranos).

Des start-uppers, des investisseurs, un objectif commun

L’originalité de leur proposition est double : d’une part, accepter l’hypothèse qu’Holmes et compères fussent au départ honnêtes, avant de basculer progressivement du côté sombre de la force, happés par l’arnaque qu’ils contribuaient à produire à leur cœur défendant. D’autre part, insister sur le rôle charnière joué par la séduction dans ce jeu de dupes ; renforcée par un travail de normalisation pour rendre crédible l’opération. Il s’agit pour ces auteurs d’inviter à une forme de prise de conscience envers la fragilité du monde économique, notamment des start-up, envers ce type d’arnaque.

Mais peut-on résumer l’intrigue à une simple – quoique spectaculaire – arnaque entre d’une part, les fondateurs d’un projet bidon et, d’autre part, des investisseurs dupés par les charmes de la sirène Holmes ? À rebours de cette vision manichéenne de l’affaire, nous faisons l’hypothèse que ces deux acteurs collaborent en réalité de manière implicite. Leur objectif commun : valoriser artificiellement l’entreprise jusqu’à la prochaine levée de fonds, amorçant une dynamique qui ressemble à s’y méprendre à une pyramide de Ponzi. Le « faire croire » porté par les entrepreneurs ne fonctionne que lorsqu’il rencontre un « vouloir croire » des investisseurs, comme le souligne l’anthropologue Nathalie Luca.

À adopter une plus large focale, ce cas apparaît en effet d’une tout autre nature. L’écosystème des start-up n’est pas seulement exposé « au risque de dérives et de malveillance » : il serait congénitalement prédisposé à accoucher de ce genre d’escroquerie. Si elle ne bat pas en brèche l’hypothèse d’un cas d’école de l’arnaque, l’approche plus systémique de l’affaire Theranos que nous développons ici rebat néanmoins les cartes entre les protagonistes : à bien des égards, la frontière entre escrocs et victimes est plus mince que le schéma d’une simple escroquerie ne le laisserait croire.

La levée de fonds perpétuelle, nouveau business model du chasseur de licorne

Le phénomène start-up, incarné par la Silicon Valley, repose sur un renversement sans précédent des méthodes de valorisation des entreprises. Dans le modèle traditionnel, la valeur des actions dépend de la capacité de l’entreprise à générer des bénéfices futurs. Or, nous observons dans les incubateurs l’apparition de nouveaux modèles économiques (scale-up…), dans lesquels, l’idée de générer du chiffre d’affaires est mise au second plan et l’entrepreneur cherche avant tout à bâtir une communauté d’utilisateurs la plus large possible. Les indicateurs clés de performance (KPIs) ne se mesurent alors plus en termes de revenus, mais d’utilisateurs mensuels réguliers (MAU) et de burn rate, littéralement la vitesse à laquelle l’argent apporté par les investisseurs est brûlé.

Nombre de projets sont ainsi rachetés par des grands groupes ou par des fonds, avant même d’avoir effectué leur première vente ! Pour les licornes, ces start-up qui ont réussi à établir la plus large base d’utilisateurs, la logique de valorisation se poursuit. Elle se radicalise même, car l’investissement dépend aussi et surtout de la capacité de la start-up à attirer de nouveaux capitaux dans le futur. Ainsi, l’intérêt d’un chasseur de licorne, c’est qu’un autre investisseur décide après lui d’investir dans la start-up. La capacité réelle de l’entreprise à générer des profits, ou même du chiffre d’affaires à court ou moyen terme passe au second plan.

Les business angels et autres corporate ventures de ce type ne cherchent donc pas des entreprises visant à faire du profit, mais des projets capables d’attirer d’autres investisseurs, que ce soit pour de bonnes raisons (un business model convaincant) ou de moins avouables. Seront notamment appréciés, pêle-mêle, un chef charismatique, une ressemblance surprenante avec quelques succès fulgurants des décennies passées, ou un discours révolutionnaire permettant de flatter l’ego et le positionnement politique des investisseurs putatifs. Bref, un bon nombre d’éléments que l’on retrouve dans l’affaire Theranos…

Escroquerie systémique

À ce jeu de dupes, les premiers arrivés sont les premiers servis, à condition qu’il y ait encore du monde pour investir par la suite. Voilà donc tous les ingrédients pour bâtir un dérivé de chaîne de Ponzi, dont la particularité est que la plupart des joueurs connaissent la magouille avant de participer. L’enjeu, c’est de ne pas se retrouver en bas de la pyramide – au bout de la chaîne.

Évidemment, plus la chaîne d’investisseurs se ramifie, au fil des levées de fonds successives, plus la rentabilité pour les premiers investisseurs s’accroît. L’escroquerie est alors systémique, chacun ayant intérêt à conserver l’illusion autour de ses investissements, mais aussi autour de ce business model bien ancré dans l’écosystème des licornes – qui peut s’avérer incroyablement rémunérateur, malgré son aspect quelque peu frauduleux.

Dans ses excès, l’industrie de la licorne made in Silicon Valley est une gigantesque bulle, qui a donc deux particularités :

  • Elle peut éclater entreprise par entreprise sans mettre en péril l’écosystème en entier – l’affaire Theranos n’a pas eu d’incidence notable sur la valorisation des autres licornes ;

  • Elle est fondée autour d’un secret de polichinelle dans la mesure où la plupart des investisseurs ont initialement plus ou moins conscience des règles faussées de ce jeu.

Certaines pratiques peuvent ainsi être à la fois tacites et publiques, comme le révèlent l’anthropologue Michael Taussig (1999), ou encore le sociologue Eviatar Zerubavel (2006) dans un ouvrage au titre évocateur : The Elephant in the Room. À vrai dire, de tels « secrets publics » peuvent même constituer le cœur de l’action inter et intra-organisationnelle (Costas et Gray, 2014 ; 2016). A ce titre, l’emploi du terme licorne, animal fantasmagorique par excellence, semble plutôt ironiquement pertinent.

Les investisseurs comme impresarios pour start-uppers dramaturges

Qui sont les escrocs, alors ? Sous cet angle, le rôle d’Holmes et de ses compères apparaît comme bien plus riche que celui de simples aigrefins… Initialement, ces derniers ne furent pas célébrés par la presse ou par les premiers investisseurs pour leur capacité à faire aboutir le projet technologique et industriel dans lequel ils s’étaient prétendument lancés, mais avant tout pour leur capacité à lever des fonds sans discontinuer.

Leur première compétence relève de la dramaturgie : faire naître l’illusion. Un jeu auquel nos malfaiteurs excellent, et dont l’assurance provocatrice aura séduit les investisseurs les plus frileux. Pour convaincre les plus averses au risque, les comparses pousseront leur art jusqu’à produire de faux rapports financiers, ou encore à exhiber quelques prototypes partiellement factices.

Il s’agit ensuite d’entretenir le spectacle, avec la complicité implicite des premiers investisseurs. En effet, une bonne dramaturgie repose non seulement sur d’excellents acteurs, mais aussi sur un public enthousiaste. Le rire, l’effroi se communiquent dans une salle de théâtre de proche en proche : une salle conquise finira souvent par séduire les plus récalcitrants. Après tout, les investisseurs sont les premiers maillons (volontaires ou non) de cet engrenage. Ils sont directement intéressés à ce qu’Holmes continue à débiter ses salades, fut-ce aux côtés de Bill Clinton. Ce qui joue également en faveur, c’est que ce qu’il reste de rationalisme critique dans cette industrie de l’audace se convertisse définitivement à l’évangélisme messianique d’une jeune femme ayant quitté Stanford à 19 ans pour créer son entreprise, et dont les parallèles avec quelques illustres divinités du Panthéon des licornes, dont Steve Jobs, ne cessent de séduire.

À bien regarder le parcours d’Elizabeth Holmes, mais aussi l’excessive confiance affichée par les jeunes pousses de nombreux incubateurs, cette théâtralité semble de plus en plus prendre le pas sur les autres talents dont les fondateurs de start-up regorgent pourtant. Et, parallèlement, le métier de business angel se déplace progressivement de l’expertise technique et financière vers un rôle d’impresarios pour start-uppers dramaturges.

Dans le monde des licornes, la frontière entre floués et escrocs est peut-être plus mince qu’elle n’y paraît, et peu ont finalement réellement intérêt à la rigidifier.

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