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Des huttes sur pilotis, des habitations répandues au Néolithique.
Pourquoi de nombreuses lignées masculines se sont-elles éteintes quasiment en même temps ? Est-ce le résultat de conflits ou d’une évolution sociale ? adege/Pixabay, CC BY

Sur la trace des chromosomes Y disparus : un tournant majeur dans les sociétés du Néolithique

Il y a plusieurs milliers d’années, le patrimoine génétique paternel de l’espèce humaine change drastiquement : brutalement, de nombreuses variantes du chromosome Y, porté par les hommes, disparaissent. Cette perte de diversité génétique interrogeait les scientifiques. L’hypothèse de conflits violents ayant provoqué la mort de nombreux hommes, et donc l’extinction de leur lignée, est aujourd’hui remise en question par de nouveaux travaux. La perte de chromosomes Y pourrait plutôt être expliquée par un changement des structures familiales.


Il y a entre 3 000 et 5 000 ans, la diversité génétique du chromosome Y, transmis de père en fils et responsable des caractéristiques sexuelles mâles, s’effondre dans le monde entier, alors que la diversité génétique maternelle n’est pas affectée. Dans une étude que nous avons publiée dans Nature Communications, en collaboration avec Évelyne Heyer, Jérémy Guez et Bruno Toupance, nous montrons que cette chute pourrait être le résultat d’une transition dans l’organisation sociale des sociétés anciennes. À cette période, les femmes viennent désormais vivre chez leur mari, et leurs enfants sont systématiquement affiliés au lignage et clan de leur père.

Les origines floues de l’organisation familiale

Commençons par souligner que notre système de parenté dit bilatéral (c’est-à-dire dans lequel les enfants sont affiliés de manière équivalente à leur famille maternelle et paternelle) est loin de faire l’unanimité dans les populations humaines. La plupart des populations sont unilinéaires, c’est-à-dire que les enfants sont affiliés soit au clan et lignage de leur père (40 % des populations environ), soit à celui de leur mère (15 % environ). Ces groupes patrilinéaires et matrilinéaires jouent des rôles sociopolitiques importants, particulièrement dans les populations sans pouvoir centralisé.

Ces formes d’organisation régulent également les mariages : interdiction, dans beaucoup de ces populations, de se marier avec un individu de son clan ou lignage. En plus d’être majoritairement patrilinéaires, les populations humaines sont majoritairement patrilocales : dans plus de 60 % d’entre elles, la femme vient vivre chez son mari au moment du mariage. Les anthropologues ont longtemps débattu de l’origine de ces modes de filiation et de résidence.

Notre cousin le plus proche le chimpanzé ayant lui-même une organisation patrilinéaire et patrilocale, il a souvent été considéré que la patrilocalité et la patrilinéarité étaient ancestrales chez Homo sapiens, c’est-à-dire qu’il en avait toujours été ainsi. D’autres anthropologues pensent que la patrilinéarité et la patrilocalité ont émergé plus récemment dans l’histoire humaine, au Néolithique, quand les populations humaines ont transitionné vers un mode de vie agropastoral et que la propriété privée a émergé. L’étude de l’ADN des populations humaines actuelles permet d’y voir plus clair.

Comment mesure-t-on la diversité génétique de nos ancêtres lointains ?

Pour mieux comprendre l’histoire de nos organisations sociales, une étude de 2015 a commencé par mesurer la diversité génétique des populations humaines du passé, en partant de l’ADN des populations actuelles. La diversité génétique correspond au nombre de différences entre les génomes de deux individus. Nos cellules contiennent une moitié du génome de nos parents, un quart du génome de nos grands-parents, un huitième du génome de nos arrière-grands-parents, et ainsi de suite. Il est donc possible d’accéder à une partie du génome de nos lointains ancêtres à partir des génomes du présent et de reconstituer la diversité génétique passée.

C’est ainsi qu’une chute ancienne de la diversité paternelle a été observée à partir de chromosomes Y de populations actuelles réparties dans le monde entier. Cela signifie qu’il y a 3 000 à 5 000 ans, le nombre de différences entre les chromosomes Y de la population masculine a chuté drastiquement. Étonnamment, la diversité maternelle, mesurée à partir de l’ADN mitochondrial, qui est transmis uniquement par la mère, n’a pas connu une telle chute de diversité.

L’impact de la patrilinéarité détecté dans les steppes d’Asie Centrale

Afin de comprendre la chute de diversité génétique du chromosome Y, nous nous sommes appuyées sur vingt ans de collecte et d’analyse de données de terrain en Asie. Ces travaux nous ont fourni plus de deux mille génomes échantillonnés dans des populations d’Asie centrale et d’Asie du Sud-Est ayant des organisations sociales variées. Ces données ont montré que les populations patrilinéaires ont une diversité génétique du chromosome Y réduite par rapport aux populations à filiation bilatérale et matrilinéaire.

Cela nous a conduits à faire l’hypothèse qu’une transition vers des systèmes patrilinéaires soit à l’origine de l’effondrement de la diversité du chromosome Y. Plus précisément, étant donné que les populations qui vivent de chasse et de cueillette sont aujourd’hui majoritairement bilatérales, alors que les agroéleveurs actuels sont plus fréquemment patrilinéaires, nous avons fait l’hypothèse que cette transition vers des systèmes patrilinéaires ait fait suite à la transition néolithique, quand les populations humaines ont adopté un mode de vie fondé sur l’agriculture et l’élevage.

Une hypothèse pacifique pour expliquer la chute de diversité du chromosome Y

Pour tester cette hypothèse, nous avons développé un modèle informatique simulant une population humaine au cours du temps. Les modèles informatiques permettent de simuler chaque individu d’une population ainsi que son génome. Nous avons conçu un scénario de transition d’un système bilatéral vers un système patrilinéaire à partir des données anthropologiques de groupes patrilinéaires contemporains, en particulier ceux étudiés en Asie. Dans le système patrilinéaire, la population est organisée en villages, eux-mêmes structurés en groupes patrilinéaires. Des femmes migrent entre les villages à chaque génération au moment des mariages, en accord avec la règle d’exogamie et de patrilocalité observée par beaucoup de populations patrilinéaires contemporaines.

D’après le modèle, le passage à un système patrilinéaire pourrait permettre d’expliquer la chute spectaculaire de la diversité paternelle observée à la fin du Néolithique, et ce sans que le nombre d’hommes ne diminue au cours du temps. Deux processus liés à la patrilinéarité jouent un rôle majeur dans la perte de diversité génétique du chromosome Y. D’une part, lorsqu’un lignage atteint une certaine taille, il se scinde en sous-lignages, mais pas de manière aléatoire : les proches apparentés restent ensemble dans un nouveau sous-lignage.

Sur ce schéma, la proportion de chaque lignage dans la population varie au cours du temps, du fait de statuts sociaux variables, les lignages les plus puissants ayant un taux de reproduction supérieur. Ils peuvent se scinder en sous-lignages mais également disparaître. Dans l’exemple représenté, seul le lignage 6 persiste au temps présent et il s’est scindé en 12 sous lignages numérotés de 6a à 6l. Ainsi, seule la diversité génétique issue de ce lignage a été conservée. Raphaëlle Chaix et Léa Guyon/MNHN, Fourni par l'auteur

Autrement dit, la fission homogénéise les chromosomes Y au sein des lignages. Par ailleurs, ces différents lignages ont des statuts sociaux différents, et plus un lignage est riche et puissant, plus ses descendants sont nombreux : ces différences engendrent l’expansion de certains lignages puissants, et des chromosomes Y qui leur sont associés, au détriment d’autres. Ainsi certains chromosomes Y augmentent en fréquence et d’autres disparaissent par le jeu de la compétition sociale sans qu’aucun homme ne meure de combat ou d’épidémie.

Cette étude remet ainsi en question une thèse proposée précédemment selon laquelle des affrontements violents dus à la compétition entre différents clans, au cours desquels beaucoup d’hommes mourraient, étaient à l’origine de la perte de diversité génétique du chromosome Y. En effet, la comparaison entre des scénarios guerriers et non guerriers a mis en évidence que la guerre n’est ni nécessaire ni suffisante pour expliquer cette chute de diversité du chromosome Y : l’organisation patrilinéaire est un facteur d’érosion de la diversité du chromosome Y quatre fois plus efficace que la guerre !

Que s’est-il passé au Néolithique ?

Ce travail apporte donc son soutien à l’hypothèse d’une origine relativement récente de la patrilinéarité dans l’histoire humaine, au cours des 10 derniers millénaires. Reste à comprendre pourquoi le néolithique engendrerait un tel tournant dans les organisations sociales. Plusieurs hypothèses ont été proposées : l’avènement de ressources accumulables (bétail, richesses, etc.) aurait permis aux hommes de s’acquitter en nature de la compensation matrimoniale nécessaire à leur mariage, en lieu et place de plusieurs années de travail chez leurs futurs beaux-parents, comme c’est souvent le cas chez les chasseurs-cueilleurs actuels. Ainsi, la patrilocalité se serait développée puisqu’il n’est désormais plus nécessaire pour un futur marié d’aller vivre transitoirement chez ses beaux-parents.

Ces ressources nouvelles, monopolisées par les hommes, auraient par ailleurs entraîné des logiques de pouvoir donnant désormais l’avantage aux groupes patrilinéaires, plus stables dans ce nouveau contexte que les groupes matrilinéaires et les parentés bilatérales.

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