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Sur le littoral, notre rapport à la « nature » change en même temps que le climat

Le cap Romain (Calvados), exemple type d’une juxtaposition étroite entre la mer, un espace naturel protégé (réserve naturelle nationale) et un espace habité. 15 décembre 2020. Julien Guerrero, CC BY-NC-ND

« J’habite dans un cadre de vacances. »

« Nous avons la nature aux portes de chez nous. »

« Je ne dirais pas que c’est notre jardin, mais un peu quand même. »

« Quand je vois que le sable s’est déplacé à cette vitesse, je me dis que le changement climatique, on ne l’a pas vu venir mais on le vit. »

« C’est sûr qu’on préfère le côté sauvage, mais le réchauffement climatique fait que ce n’est plus possible. »

« Ils vont aller où, les pauvres oiseaux ? »

Les personnes rencontrées au cours de notre travail de thèse témoignent d’une prise de conscience des effets du changement climatique sur les espaces « naturels ». Ces effets variés et déjà visibles - hausse du niveau marin, réduction de la neige en montagne, augmentation des températures en forêt – affectent la biodiversité et les écosystèmes (aire de répartition, phénologie, fonctionnement).

Ce nouveau contexte est cependant encore peu pris en compte en ce qu’il ne concerne pas directement les humains. Pourtant, au-delà des conséquences physiques, il affecte déjà notre attachement à une certaine nature.


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D’une mouvance à une autre

Il reste toutefois difficile de déterminer ce qui relève ou non du changement climatique dans un phénomène donné. Par exemple, a-t-il fait naître telle tempête venant rudoyer le littoral ou aurait-elle eu lieu de toute façon ? l’a-t-il ou non rendue plus sévère ? Ce qui est certain, c’est qu’il fait s’élever le niveau marin – de 3,6 mm/an, rythme très rapide par rapport aux variations passées et s’accélérant encore – et que les tempêtes, même sans devenir plus fréquentes ou plus intenses, séviront plus loin dans les terres en raison de ce « tremplin ».

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Une estimation en 2004 (confirmée en 2011 mais il n’existe pas à notre connaissance de chiffres plus récents) a montré que 20 % du domaine du Conservatoire du littoral pourrait être plus ou moins fréquemment submergé entre 2050 et 2100, soit quatre fois la superficie de Paris.

Si ces annonces soulèvent des craintes par rapport à une situation préalable qu’on imagine paisible, rappelons que, changement climatique ou non, les littoraux ont toujours été dynamiques sous l’action des intempéries habituelles, des courants fluviaux et marins, et avant cela des évolutions géologiques. Il y a donc aussi une mouvance « normale », dont les paysages littoraux que nous aimons sont justement le fruit.


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De nouveaux risques entre « nature » et « nature »

Ce dynamisme peut se traduire par un recul plus ou moins pérenne de la côte : érosion temporaire (lorsqu’une plage et sa dune sont attaquées l’hiver mais se reconstituent l’été) ou définitive (effondrement de falaise), submersion temporaire (lors d’une tempête majeure) ou définitive à nos échelles de temps (élévation du niveau de la mer). Érosion et submersion sont alors qualifiées d’aléas – des événements potentiellement dangereux. Installé çà et là au plus près du rivage et sans intention d’en partir a priori, l’homme se trouve alors confronté à d’évidents problèmes, ce qui amène la notion d’enjeux – éléments de valeur exposés à l’aléa, en l’occurrence les personnes, leurs biens et leurs activités – et finalement celle de risques – croisement de l’aléa et d’un enjeu vulnérable –, abondamment documentée.

Selon cette logique, un aléa seul ou un enjeu seul ne suffisent pas à générer un risque. Aussi a-t-on longtemps considéré qu’un espace naturel littoral (dunes, bois, marais…), dépourvu d’« enjeux » au sens classique, n’était qu’une zone marginale que la mer pouvait bien heurter sans risque. Or on assiste aujourd’hui à une convergence singulière qui rebat les cartes : en même temps que le changement climatique induit de nouveaux aléas, les espaces naturels littoraux constituent de nouveaux enjeux.

Par l’attachement croissant que nous leur portons et les statuts de protection que nous leur attribuons dans un contexte de déclin de la biodiversité, ces espaces ne sont plus « marginaux » mais viennent au centre des attentions. Il en résulte de nouveaux risques à gérer.

Deux exemples à la fois similaires et distincts

Le platier d’Oye est comme une parenthèse entre les agglomérations de Calais et Dunkerque. Espace « naturel » progressivement poldérisé depuis le XVIIe siècle, formé de dunes et de milieux humides attirant notamment des oiseaux migrateurs, il a échappé à une artificialisation massive mais pas à une urbanisation éparse. Ainsi, un lotissement s’y est implanté dans les années 1970, bien que les lieux eussent été submergés lors de la tempête de 1953.

La zone du platier d’Oye (Pas-de-Calais) porte en son centre un lotissement et, autour, fait l’objet d’une réserve naturelle nationale (périmètre grisé). Vue prise en 2021
La zone du platier d’Oye (Pas-de-Calais) porte en son centre un lotissement et, autour, fait l’objet d’une réserve naturelle nationale (périmètre grisé). Vue prise en 2021. IGN, Fourni par l'auteur

Depuis les années 1980, des statuts de protection foncière (Conservatoire du littoral) et réglementaire (réserve naturelle nationale) ont vocation à préserver les espaces naturels résiduels, garantissant ainsi aux riverains la qualité des paysages environnants mais s’opposant aussi à des techniques lourdes de défense contre la mer pourtant espérées par certains.

La dune du platier d’Oye au droit du lotissement
La dune du platier d’Oye au droit du lotissement. Vue prise en 2019. Eden62,, Fourni par l'auteur

En Vendée, la casse de la Belle Henriette est une lagune qui se mouvait déjà fortement avant le changement climatique, au gré d’une lutte entre l’écoulement du Lay et la poussée de la pointe d’Arçay. En 1972, on sépare artificiellement la lagune de l’océan, l’eau douce remplace l’eau salée, la flore et la faune changent radicalement.

Mais en 2010 la tempête Xynthia ébranle le tout, et l’hiver mouvementé 2013-2014 porte le coup de grâce : on laisse alors la lagune se reconnecter à la mer, les bancs de sable retrouver leur dynamique, l’écosystème se retransformer. En parallèle, on instaure ici aussi une réserve naturelle nationale en 2011.

La casse de la Belle Henriette (Vendée) consiste en une lagune bordée d’habitations et de campings et fait également l’objet d’une réserve naturelle nationale (périmètre grisé). Vue prise en 2019
La casse de la Belle Henriette (Vendée) consiste en une lagune bordée d’habitations et de campings et fait également l’objet d’une réserve naturelle nationale (périmètre grisé). Vue prise en 2019. IGN, Fourni par l'auteur

Dans les deux cas, les riverains n’éprouvent pas seulement de l’attachement et de l’inquiétude pour leur logement propre mais également pour cet espace naturel adjacent qui leur procure du bien-être (« j’ai besoin du platier pour vivre », « je tiens à ma maison et à son cadre comme à la prunelle de mes yeux »).

Pour autant, si cet attachement apparaît homogène au platier d’Oye, où les lieux ont peu changé à l’échelle d’une vie humaine, il est plus hétérogène à la Belle Henriette où se sont succédé des phases très différentes ces dernières décennies… et où chacun tend alors à préférer l’aspect qu’il a connu en emménageant là.

Des espaces protégés… à (sur)protéger ?

En outre, les personnes que nous avons interrogées ne prônent pas toutes les mêmes stratégies de gestion actuelle et future.

À la Belle Henriette, où l’on a abandonné l’idée d’une défense au plus près de la mer pour la placer au plus près des hommes (une digue en arrière de la lagune), avec de fait un laisser-faire sur la lagune elle-même, la population riveraine semble s’habituer à cette nouvelle donne : elle soutient ce laisser-faire et l’entretien de cette défense reculée bien plus que ne les soutiennent de leur côté les voisins du platier d’Oye (52 % contre 11 %).

La lagune de la Belle Henriette, partiellement contenue par le banc de sable visible à l’arrière-plan, se remplit et se vide au gré des marées. 26 mai 2021
La lagune de la Belle Henriette, partiellement contenue par le banc de sable visible à l’arrière-plan, se remplit et se vide au gré des marées. 26 mai 2021. Julien Guerrero, Author provided
Une digue a été érigée en arrière de la lagune de la Belle Henriette, au plus près des résidents plutôt qu’au plus près de la mer. 9 décembre 2020
Une digue a été érigée en arrière de la lagune de la Belle Henriette, au plus près des résidents plutôt qu’au plus près de la mer. 9 décembre 2020. Julien Guerrero, Fourni par l'auteur

À l’inverse, au platier d’Oye où l’on souhaite maintenir encore longtemps le trait de côte actuel, ce sont la défense douce (apports de sable et plantations) et la défense dure au plus près de la mer (par exemple un enrochement devant la dune) qui sont plébiscitées (75 % contre 39 % à la Belle Henriette). Or des ouvrages de génie civil n’auront pas leur place dans la réserve naturelle, et même un chantier de défense douce, en théorie envisageable, s’avérerait trop dangereux dans cette zone constellée de restes de guerre non explosés.

Résultats issus d’une enquête par questionnaire menée en 2021-2022 auprès de riverains des deux sites
Résultats issus d’une enquête par questionnaire menée en 2021-2022 auprès de riverains des deux sites. Julien Guerrero, Fourni par l'auteur

Enfin, l’idée de déplacer un jour les habitants les plus proches du rivage afin de les écarter du danger – idée déjà impopulaire en soi – est contrariée dans les deux cas par la topographie basse et plane d’un vaste arrière-pays lui-même susceptible d’être submergé (« comme ce ne sont que des marais derrière, il faudrait aller à 10, 20 voire 30 km »). Il ne s’agirait donc pas d’un recul anodin mais d’un renoncement plus profond à vivre près de la mer.


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Une doctrine qui se cherche encore

Les réflexions sur le sujet ne manquent pas, tant au niveau national qu’à travers des déclinaisons locales : stratégie nationale de gestion intégrée de la zone côtière, rapport « Quel littoral pour demain ? », programmes Life Adapto et Natur’Adapt, appels à projets ou à partenaires… Or pareil foisonnement révèle peut-être la fébrilité d’une doctrine qui se cherche encore.

La puissance publique sait désormais que les ouvrages lourds, en plus de paraître absurdes au droit d’espaces naturels, sont coûteux et guère efficaces sur le long terme, aussi s’en détourne-t-elle bien que des riverains les voient encore comme des garanties rassurantes. Elle préfère à présent s’en remettre à des options souples telles que les solutions fondées sur la nature, encore peu éprouvées mais réputées prometteuses (bon rapport efficacité/coût, acceptabilité croissante), pour faire d’une pierre plusieurs coups : protéger le plus longtemps possible les enjeux humains au moyen d’un « bouclier naturel » qui de surcroît se protégerait lui-même et qu’adopteraient volontiers les habitants et les visiteurs.

Il reste que le prix de ce cumul d’avantages est d’accepter, à court terme, une mouvance plus ou moins prévisible du trait de côte et, à plus long terme, une tendance à son recul. Le déplacement de nos installations humaines, pour impensable ou prohibitif qu’il soit, semble alors inévitable, afin non seulement d’éloigner des aléas nos enjeux « humains » mais aussi d’éviter que les enjeux « naturels » terrestres ne soient pris en étau entre la mer et un front urbanisé ou agricole.


Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 7 au 17 octobre 2022 en métropole et du 10 au 27 novembre 2022 en outre-mer et à l’international), et dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition aura pour thème : « Le changement climatique ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.

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