Les décisions politiques prises en 2020 et 2021 pour lutter contre la pandémie de Covid-19 ont fortement impacté nos vies quotidiennes, tant sur le plan professionnel (chômage partiel, télétravail) que personnel (confinements, distanciation sociale). Ces mesures ont été prises en particulier pour diminuer le nombre d’infections liées à cette maladie infectieuse émergente, et ce afin de limiter la pression sur le système de santé, ainsi que le nombre de décès finalement observés durant les différentes vagues qui se sont succédées.
Mais que sait-on, quatre ans après le début de la pandémie, de ses effets sur la longévité humaine ? Explications.
Chute de l’espérance de vie au niveau mondial
Aujourd’hui, des estimations de plus en plus fiables des effets occasionnés par cette pandémie sont publiées par de grands instituts de recherche dans des revues scientifiques, ou par des organismes internationaux tels que l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Cet organisme a ainsi estimé dans un rapport publié en mai 2024 que l’espérance de vie avait chuté de 1,8 an entre 2019 et 2021 au niveau mondial, effaçant une décennie de progrès.
Ces estimations reposent sur ce que l’on dénomme l’« excès de mortalité ». Cet excès de mortalité peut s’évaluer grâce à différents indicateurs. Parmi eux figure le nombre de décès en excès, qui est la différence entre le nombre de décès observé et celui que l’on aurait observé si la pandémie n’avait pas eu lieu. Cet indicateur a toutefois un désavantage : on ne peut l’utiliser pour comparer la situation de pays dont la taille et la structure par âge diffèrent. La perte d’espérance de vie à la naissance, tel que l’a calculée l’OMS au niveau mondial, est un autre indicateur bien connu : c’est la différence entre l’espérance de vie observée et celle que l’on aurait observée sans la pandémie.
Depuis 2020, ces indicateurs de mortalité en excès ont été régulièrement calculés, publiés et médiatisés pour comparer, au niveau national, les expériences des différents pays. Cependant, les effets du Covid-19 n’ont pas eu des conséquences homogènes à l’intérieur de ces pays, du fait notamment des différentes stratégies de confinement qui ont été mises en place pour enrayer la diffusion du SARS-CoV-2, le virus à l’origine de la maladie.
Pour déterminer quelles zones géographiques ont été les plus touchées, il est donc important de quantifier ces indicateurs à un niveau régional. C’est ce que nous avons fait dans une série d’études publiées en 2024.
Dans un premier temps, nous avons proposé une méthode innovante pour calculer ces excès de mortalité à un niveau régional fin (sans entrer dans des détails techniques, l’originalité de cette méthode est qu’elle n’extrapole pas les tendances passées de la mortalité de la même manière que ce qui est fait habituellement). Nous l’avons ensuite utilisée pour estimer les excès de mortalité, en 2020, de 561 régions européennes couvrant 21 pays. Enfin, nous avons élargi notre champ d’études à 569 régions couvrant 25 pays européens, tout en différenciant les années 2020 et 2021.
Voici ce que ces estimations, menées grâce à un long travail de collecte de données auprès de multiples instituts statistiques nationaux, nous ont appris à propos de la perte d’espérance de vie à la naissance des hommes et des femmes, en 2020 et 2021, sur le continent européen.
En 2020, d’impressionnantes pertes d’espérance de vie dans le nord de l’Italie et l’Espagne
Si l’on considère les pertes d’espérance de vie estimées en 2020, on constate que, parmi les pays sur lesquels ont porté nos travaux, les régions les plus touchées ont été celles du nord de l’Italie et du centre de l’Espagne. Les valeurs sont proches de 4 ans dans les provinces italiennes de Bergamo, Cremona et Piacenza, épicentres de la pandémie à ses débuts. Elles sont proches de 3 ans dans les régions espagnoles de Segovia, Ciudad Real, Cuenca et Madrid, fortement touchées par les première et seconde vagues pandémiques.
Par ailleurs, ces pertes d’espérance de vie sont encore plus élevées lorsque l’on s’intéresse uniquement aux hommes (résultats non présentés ici), plus affectés par la pandémie : la perte d’espérance de vie est alors proche de 5 ans à Cremona, et de 4 ans et demi à Bergamo.
Ailleurs en Europe, les pertes ont été plus modérées, mais demeurent impressionnantes. C’est notamment le cas en Pologne, dans l’est de la Suède, ainsi que dans le nord et l’est de la France. Dans l’Hexagone, c’est la région parisienne et la frontière allemande qui présentent les valeurs les plus élevées, avec en particulier la Seine-Saint-Denis (2 ans), le Val-d’Oise (1,8 an), le Haut-Rhin (1,7 an), le Val-de-Marne (1,6 an) et le Territoire de Belfort (1,5 an).
À l’inverse, les valeurs sont bien plus faibles dans d’autres zones géographiques. C’est le cas notamment du sud de l’Italie, d’une grande partie de la Scandinavie et de l’Allemagne, du sud du Royaume-Uni ainsi que de l’ouest de la France. Dans ces régions, l’espérance de vie constatée est proche de celle à laquelle on aurait pu s’attendre en l’absence de pandémie. En France, la mise en place de mesures de confinement en mars et novembre a probablement empêché la pandémie de se répandre sur tout le territoire à partir des premiers foyers infectieux situés dans le Nord et l’Est.
En 2021, un glissement de la pandémie vers l’est de l’Europe
Si l’on considère les pertes d’espérance de vie estimées en 2021, on s’aperçoit que les plus importantes se retrouvent majoritairement dans l’est de l’Europe. À ce titre, les valeurs maximales sont observées en Slovaquie, dans les régions de Kosice (4 ans) et Presov (3,7 ans). Plus largement, parmi les régions où les pertes d’espérance de vie sont supérieures à 2 ans, on retrouve 61 des 73 régions polonaises, 12 des 14 régions tchèques, les 8 régions hongroises, 7 des 8 régions slovaques, mais seulement 1 région italienne et 1 espagnole, alors que ces deux pays avaient été fortement impactés en 2020.
Par ailleurs, les pertes d’espérance de vie ont été bien plus importantes en Allemagne en 2021 qu’en 2020, notamment dans l’est du pays où les valeurs dépassent souvent 1 an et 6 mois. Dans les régions de Sud-Saxonie, Halle et Lusatia, elles sont même très proches de 2 années. À l’inverse, les valeurs les plus faibles sont observées en Espagne ainsi qu’en Scandinavie.
En ce qui concerne la France, les pertes d’espérance de vie sont plus homogènes qu’en 2020, généralement comprises entre 0 et 1 an et demi. Néanmoins, la Seine-Saint-Denis est encore le département le plus touché : elle y atteint 1 an et 8 mois (2 ans pour les hommes). À noter que, comme en 2020, la côte atlantique semble avoir été épargnée par la pandémie.
Quel bilan global pour ces deux années ?
Pour connaître le bilan global de 2020 et 2021 en matière de perte d’espérance de vie, nous avons employé un indicateur additionnant dans le temps les années de vie perdues du fait de la pandémie durant ces deux années. Celui-ci nous permet de classer les 569 régions européennes.
Cet indicateur révèle que les régions où les années de vie perdues en 2020 et 2021 sont les plus importantes sont celles de Pulawy, Bytom et Przemyski dans le sud-est de la Pologne, ainsi que celles de Kosice et Presov, dans l’est de la Slovaquie. Il est intéressant de souligner que parmi les 50 régions les plus touchées figurent majoritairement des régions d’Europe de l’Est : 36 régions polonaises, 6 régions slovaques, 2 tchèques, 1 hongroise ainsi que les deux régions lituaniennes. À noter également que les provinces italiennes de Cremona, Bergamo et Piacenza complètent ce panel entre la 15e et la 30e place. Dans le cas de la France, la Seine-Saint-Denis apparaît au 81e rang, le Val-d’Oise au 115e, l’Essonne au 130e. Toutes les autres régions françaises sont situées au-delà du 150e rang.
Au final, nos travaux ont mis en évidence le très fort impact de la pandémie dans certaines régions européennes. Dans certaines d’entre elles, la perte d’espérance de vie a dépassé les 3 années. Ils démontrent aussi qu’entre 2020 et 2021, la situation s’est modifiée, les pertes les plus importantes se sont déplacées des régions où l’espérance de vie est traditionnellement élevée (Italie du Nord, centre de l’Espagne, Île-de-France) vers les régions où elle est traditionnellement faible (est de l’Europe). Parmi les éléments qui ont été avancés pour expliquer ces évolutions, citons le plus faible pourcentage d’individus vaccinés, ainsi que le manque d’infrastructures de santé en Europe de l’Est.
La France, si l’on excepte la Seine-Saint-Denis, semble avoir été relativement épargnée quand on la compare au reste du continent. Les années futures nous diront si les niveaux d’espérance de vie ont pu rejoindre leur sentier de long terme, ou si la pandémie a eu un impact structurel dans certaines régions européennes.