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Survivalistes : les Cyniques d’aujourd’hui. Où le langage a déserté le champ du politique

Diogène, Jean-Léon Gérôme, XIXᵉ siècle, Walters Art Museum

Les survivalistes, ces personnes qui se préparent à la catastrophe (laquelle peut prendre différents visages, la catastrophe écologique étant la plus probable) s’entraînent à vivre de façon autonome, ne comptant que sur leurs propres forces et leur capacité à survivre dans des conditions extrêmes.

Ils ont le vent en poupe : un « salon » leur a même été consacré à Paris, porte de la Villette, « Salon du survivalisme », sous-titré « Autonomie et développement durable ». Ils sont la figure extrême de la décroissance et de l’autonomie – valeurs qu’on a pu retrouver dans la ZAD de Notre Dame des Landes. De la même manière que certains zadistes, les survivalistes brandissent par cette manière de vivre une certaine idée de la vérité. Or ce faisant, ils s’apparentent à une école fondée au Ve siècle avant Jésus-Christ en Grèce, par Antisthène, et dont le plus célèbre représentant est Diogène de Sinope : les Cyniques.

Les descendants de Diogène de Sinope

Ces derniers articulaient aussi une vision de la vérité et une praxis ; ou plutôt pour eux aussi le discours n’avait de légitimité que s’il était porté par un homme vivant en accord avec ses idées. C’est du reste le sens même des écoles philosophiques de la Grèce antique, où la théorie n’était que le soubassement de la pratique, et où la philosophie était avant tout un art de vivre.

Huile sur toile de Pugons (1902), représentant Diogène le Cynique. Wikimedia, CC BY-SA

Le Cynique est un contestataire : il se demande pourquoi il vivrait dans un palais, vêtu d’or et festoyant, alors qu’il peut dormir par terre, manger ce que la nature prodigue, boire de l’eau au lieu du vin, se vêtir d’un simple manteau au lieu des dernières créations de la mode. Et il le montre sur la place publique, n’hésitant pas à mendier, menant la vie du chien, urinant n’importe où, prêt à mordre. Mais ces provocations sont en réalité l’affirmation d’un mépris des règles sociales, au profit de la seule nature qui doit dicter ses lois. L’autosuffisance est l’un des piliers de cette sagesse, qui n’attend rien des hommes.

Le Cynique est l’ancêtre du militant anti-consommation, de la décroissance, et d’une radicalité qui le marginalisait déjà dans la Grèce du Ve siècle av. J.-C., alors que ni Nike, ni H&M, ni Monsantos, ni les OGM n’avaient envahi la planète.

Dans les deux cas cela pose en creux la question de la vérité, dans le rapport qu’elle entretient avec la manière de vivre. Ce qui place les survivalistes à l’autre bout du spectre de la question de la vérité telle qu’elle est traitée (ou justement non traitée) aujourd’hui, sous sa forme de « post-vérité ».

À l’indifférence relative à la question de la vérité de fait au profit des seules opinions qui se substituent littéralement aux faits (post-vérité), s’oppose le fanatisme de la vérité comme seul référent et seul critère de choix : seule la factualité (identifiée à la nature) débarrassée de ses oripeaux culturels doit être considérée comme réelle et comme vraie.

La culture est soupçonnée de n’être que décadence, dans le sillage d’un Rousseau, la nature serait la seule mesure de la valeur de la vie qui s’y confronte et apprend à l’apprivoiser, mais hors technologie de pointe, par la recherche d’un lien primitif entre elle et l’homme, avant que ce dernier ne la détruise.

A la ZAD de NDDL (mars 2013). Non à l’aéroport Notre-Dame-des-Landes., CC BY

La question de la vérité… et du « dire vrai » cynique

Or on peut se poser la question de façon naïve : pourquoi la vérité (ainsi conçue) devrait-elle guider la vie ? Ou pourquoi cette vérité – celle qui revient à une manière de vivre, et qui s’en tient à une critique virulente de la culture et des différents types d’hypocrisie dont elle est porteuse – devrait-elle devenir prosélyte ?

Vérité sous-tendue par un engagement politique, qui considère que la culture est inutile, que le luxe et tout ce qu’on peut juger superflu n’a pas de valeur, et qu’enfin, au regard de la mort, qui non seulement menace l’individu, mais encore l’humanité (dans le cadre écologique), toute entreprise humaine oublieuse de cette condition en devient dérisoire.

Foucault, dans son dernier cours, « Le courage de la vérité », donné au Collège de France en 1983-84, revient sur ce qu’il appelle la « parrêsia » (qu’on pourrait traduire par dire vrai ou franc-parler), et plus spécifiquement sur la parrêsia cynique. Après avoir passé en revue la parrêsia politique (le tribun tel Solon ou Périclès, face à une assemblée), et la parrêsia socratique (le philosophe qui préfère dire le vrai au mépris de la mort, puisque la cité le condamne précisément pour cela), Foucault aborde cette forme extrême de courage, qu’est la parrêsia cynique.

Car le cynique va plus loin que Socrate dans la mesure où il n’accepte pas l’ordre établi : certes, Socrate inquiète cet ordre et se voit condamné par celui-ci, mais il accepte le verdict au lieu de le fuir, préfigurant en cela la désobéissance civile (une désobéissance dans une obéissance, une manière de révolution à travers une méthode réformiste) : le cynique ne possède rien, et montre à même son corps et sa manière de vivre son engagement philosophique. Sa vérité est incorporée et vécue, expérimentée :

« Le cynisme ne se contente donc pas de coupler ou de faire se correspondre, dans une harmonie ou une homophonie, un certain type de discours et une vie conforme aux principes dans le discours. Le cynisme lie le mode de vie et la vérité sur un mode beaucoup plus serré, beaucoup plus précis. Il fait de la forme de l’existence une condition essentielle pour le dire vrai. Il fait de la forme de l’existence la pratique réductrice qui va laisser place au dire vrai. Il fait enfin de la forme de l’existence une façon de rendre visible, dans les gestes, dans les corps, dans la manière de s’habiller, dans la manière de se conduire et de vivre, de l’existence, du bios, ce qu’on pourrait appeler une alèthurgie, une manifestation de la vérité »

(Dans sa première leçon, du 1ᵉʳ février 1984, Foucault définit l’alèthurgie ainsi : « l’alèthurgie serait étymologiquement, la production de la vérité, l’acte par lequel la vérité se manifeste »).

Vidéo survivaliste de la chaîne Primitive Technology.

Le strict nécessaire

Or cette conception de la vérité revient au choix du strict nécessaire pour survivre, autrement dit ce qu’il faut posséder ou cultiver pour ne pas mettre sa vie en danger : tout le reste peut être évacué. Étrange idée de la vérité, étrange association entre le vrai et la survie, alors qu’on pourrait émettre l’hypothèse contraire que la survie ne fait pas partie du champ de la vérité, ni du domaine symbolique construit par l’homme, celui où naissent les significations.

Autrement dit, que la survie ne fait pas sens, tandis que la vérité ne pourrait s’entendre hors du domaine du sens et de la prédication – hors du domaine du langage. Et de fait, le langage des Cyniques se réduit le plus souvent à des maximes, elles-mêmes sujettes à interprétation, nul dialogue, ni discours : on s’en tient en deçà du social attesté par le langage.

Ainsi, d’un côté, c’est le langage qui a remplacé la vérité en s’économisant la référence au réel (la post-vérité : le langage parle alors à tort et à travers, délié de toute assise hors de lui-même, indifférent à la factualité, indépendant du monde commun) ; de l’autre, la vérité se passe du langage, elle n’est que factualité pure, hors du social où se meut précisément ce langage. Survivre, résister à la catastrophe, résister à l’économie mondialisée. Or indexer la question de la vérité au besoin, c’est une manière de reconduire l’utilitarisme pourtant honni, caractéristique d’une société néo-libérale. Comme si l’on ne pouvait plus sortir du paradigme utilitariste où tout bien est un bien consommable, une donnée chiffrable, fongible, y compris les biens culturels.

Or celui qui refuse cette réduction immanentiste à tout ce qui est chiffrable au bénéfice du seul profit, en se dépouillant de façon ascétique et indifférenciée de tous ces biens parce qu’ils seraient une trace de cette société rejetée, accepte en réalité les mêmes prémisses. Dans les deux cas, c’est encore le monde symbolique qui disparaît. La question de la vérité est bien malmenée, rejetée aux extrêmes de l’indifférence et de la pure factualité.

La survie, un programme ?

La culture devrait pouvoir n’être réduite ni à un bien de consommation, ni à une donnée contingente et superflue. La culture d’un côté est rabaissée au rang de distraction, de l’autre d’hypocrisie. Les extrêmes se rejoignent en ceci qu’ils identifient le superflu au champ du symbolique.

Mais la question plus profonde est que les modes de vie alternatifs, s’ils constituent une mise en question légitime et bienvenue de la société de consommation qui attaque à sa façon insidieuse l’humanité en l’homme, comme les Cyniques par leurs provocations agressives, mettaient en cause les faux semblants de la société, et le confort de l’ordre établi, ne proposent pas une vision politique véritablement alternative, elle : à moins d’imposer à chacun un mode de vie ascétique, au nom d’une vérité – à moins donc de réintroduire l’idée d’une Vérité dans le champ politique, Vérité nécessairement coercitive, puisque la vérité, si elle est avérée, ne se discute pas.

Et c’est alors, du même geste, bannir toute possibilité de démocratie, la vérité étant autoritaire et Une, la démocratie consacrant au contraire l’idée de la pluralité, condition du débat.

Si s’en tenir à l’essentiel de la survie est une proposition politique, au nom d’une vérité qui serait en somme biologique, il est à craindre la fin de la culture (et plus généralement de l’univers du sens), au profit d’une idéologie latente et fort peu humaniste. Il est étonnant de voir le retour en force du biologique, que ce soit dans les luttes identitaires (et communautaristes) ou même dans la grammaire (naturalisation des genres grammaticaux), comme si cela pouvait constituer une valeur (et pourtant, associer valeur et biologie renvoie à de tragiques précédents).

Certes, on connaît les critiques adressées à la pensée universaliste, comme si elle n’était que la confiscation par la pensée dominante, de l’universel, et à ce titre l’expression d’une aliénation ; mais si à l’universel de la pensée l’alternative proposée est le seul retour à la biologie, qui en tant que telle ne fait pas sens, alors il y a de quoi s’inquiéter. Les modes de résistance ne sont pas des propositions, mais seulement des modes de résistances.

L’imaginaire politique n’est pas encore au rendez-vous, et le langage est confisqué d’un côté par la communication gouvernementale, de l’autre par l’idéologie. Le courage de la vérité ne serait-il pas de s’en rendre compte et de chercher une voie radicalement différente que celle proposée par les survivalistes d’un côté, les adeptes de la post-vérité de l’autre ?

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