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Suspendre le parlement : folie ou coup de bluff ? Ce qu’un théoricien des jeux pense de Boris Johnson

Et si l'annonce de Boris Johnson de suspendre le parlement britannique n'était qu'un énorme coup de bluff destiné à faire céder l'adversaire? AFP

Boris Johnson, le premier ministre britannique, a aggravé d’un cran la crise autour du Brexit en annonçant le 28 août la suspension du Parlement britannique (Westminster) pour cinq semaines, soit jusqu’au 14 octobre. Des milliers de citoyens britanniques et irlandais dénoncent un « coup d’état ».

Pour les observateurs, il s’agit d’une stratégie radicale visant à faire sortir l’Angleterre de l’Union européenne le 31 octobre 2019 avec un « no-deal » ou Brexit « dur », c’est-à-dire sans accord.

Et si tout cela n’était que du bluff ? Johnson pourrait-il vraiment, le moment venu, opter pour Brexit sans aucun accord ? Quels risques prend-il pour le pays si l’UE jugeait que sa décision n’était qu’un bluff ?

La théorie des jeux – l’étude de la stratégie et de la prise de décision – offre quelques indices. Dans le langage de la théorie des jeux, Johnson fait ainsi face à un sérieux problème de « crédibilité ».

Il doit convaincre les différents acteurs clefs du Brexit – l’UE, l’Irlande, les députés de la Chambre des communes, le public et les entreprises – qu’il sera capable de sortir le Royaume-Uni de l’UE sans accord à la date limite du 31 octobre, ce dont doutent bon nombre de ses interlocuteurs.

Ces derniers restent en effet dubitatifs face à l’inaction du gouvernement de sa prédécesseure, Theresa May, ou des enjeux trop élevés que représente le départ sans accord. C’est l’une des principales raisons pour lesquelles l’UE a refusé d’engager de nouvelles négociations de retrait d’une manière significative. Le temps presse, mais la dernière initiative de Johnson pourrait ramener l’UE à la table des négociations.

Une action crédible

Parler n’est pas suffisant, Johnson le sait bien. Pour affirmer sa position de négociateur, l’ancien journaliste a misé sur des actes forts. Voici notamment cinq mesures prises par le premier ministre depuis le début de son mandat, témoignant de son engagement pour un Brexit dur.

  • Il a nommé plusieurs partisans d’un Brexit dur dans son cabinet. Cela lui assure un soutien certain quant au Brexit, avec ou sans accord.

  • Des sommes d’argent considérables pour préparer le Royaume-Uni au défaut de paiement de Brexit ont déjà été dépensées. Ainsi un plan de dépenses d’environ 25 milliards de livres sterling (environ 27 milliards d’euros) a déjà été alloué aux écoles, hôpitaux et à d’autres secteurs.

  • Il a intensifié les préparatifs du gouvernement pour un Brexit sans accord. Par exemple, en annulant tous les congés des fonctionnaires et conseillers gouvernementaux concernés.

  • Il s’engage avec les États-Unis sur un éventuel accord commercial avec l’éventualité d’un « no deal » à l’esprit. Le sujet a été discuté en détail avec Donald Trump lors du récent sommet du G7 en France.

  • Il a annoncé une campagne de relations publiques à l’échelle nationale pour informer le public et les entreprises du Royaume-Uni sur les conséquences d’un Brexit dur.

Le sixième acte de Johnson et certainement le plus spectaculaire à ce jour – peut-être aussi le plus coûteux politiquement – sera certainement la suspension du parlement annoncée entre le 9 et le 12 septembre. Ce qui laissera très peu de temps aux députés s’opposant au Brexit d’amender ou de voter des lois.

Politique du bluff

Jusqu’à présent, bon nombre des interlocuteurs de Johnson, notamment au sein de l’UE, envisageaient ses déclarations comme des coups de bluff.

Les conséquences économiques d’un Brexit avec « no-deal » ont nourri ces perspectives. Ainsi, il y a quelques semaines le Sunday Times révélait de fortes pénuries de nourriture, de médicaments et de carburant à travers le pays, témoignant d’un manque de préparation du Royaume-Uni face à l’hypothèse d’un Brexit dur. Sans compter la question toujours en suspens d’une frontière renforcée avec l’Irlande.

Or, les détracteurs de la politique de Johnson et des Brexiteurs « durs » ont toujours pu compter, jusqu’à présent, sur le soutien de députés britanniques opposés à une sortie sans accord. Un frein que Boris Johnson viendrait donc d’éliminer.

La théorie du fou

Johnson a peut-être adopté ce que le théoricien des jeux Thomas Schelling a appelé la « théorie du fou ». Cet ancien prix Nobel fut également conseiller stratégique. Or la théorie du fou, telle qu’adoptée par exemple par Nixon en temps de guerre froide, suppose qu’en situation de conflit, il est rationnel d’augmenter la mise, c’est-à-dire, dans ce cas, la menace, pour faire reculer l’autre camp.

Prétendre un coup de folie pour pousser l’adversaire dans ses retranchements : une théorie déjà popularisée auprès des puissants par Nicolas Machiavel. Stefano Ussi -- Complesso del Vittoriano, 2013/Wikimedia

Une stratégie qui fut utilisée au Vietnam, que certains observent chez Trump et qui remonte déjà à Machiavel.

Une autre allégorie pour comprendre cette stratégie issue de la théorie des jeux, serait celle dite de la poule mouillée. Imaginez que deux voitures foncent l’une sur l’autre à grande vitesse. Le pilote gagnant est celui qui ne s’écarte pas. Plus vous attendez, plus l’autre croit que vous ne serez pas le premier à céder.

Le piège, c’est que cette approche doit rester crédible et qu’elle doit donc s’appuyer sur des actes de folie aléatoires et/ou un engagement à ne pas reculer. Cela pourrait amener le Royaume-Uni dangereusement près de la date du 31 octobre Brexit sans qu’une nouvelle entente ne soit conclue. En espérant que la stratégie des deux « voitures » ne se conclue pas en un terrible accident.

This article was originally published in English

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