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Taxer les vendeurs d’armes pour aider les victimes de la guerre

La fumée des bombardements et incendies s'échappe de la ville syrienne de Deir Ezzor après un affrontement entre Daech et l'amée syrienne. AFP

68,5 millions : c’est le nombre de personnes déplacées de force dans le monde.

Pour la seule année 2018, ce chiffre a explosé avec une hausse de 16,2 millions. Parmi ces personnes, 11,8 millions se retrouvaient déplacées dans leur propre pays, alors que 4,4 millions étaient obligées de chercher asile à l’étranger.

Les guerres en Syrie, au Yémen, au Soudan du Sud et en Afghanistan sont les principales responsables de cette hausse sans précédent de populations déplacées de force.

Les gagnants et perdants de la guerre

Ces conflits ont entraîné une destruction inédite de villes et de communautés entières, notamment en raison de la prolifération et de la sophistication des armes utilisées par les différents groupes belligérants.

En effet, de nouvelles technologies telles que des explosifs contrôlés à distance, les drones, les mines et lanceurs de balles, sont devenues non seulement accessibles aux armées nationales mais aussi aux milices.

La croissance générale de 87 % de ventes d’armes enregistrée au Moyen-Orient au long des trois dernières années – par rapport aux trois années précédentes – aggrave considérablement les risques de tensions futures et destructions massives dans la région.

Des pays comme l’Arabie saoudite, les Émirats, la Turquie, Israël et le Qatar, ont accumulé des grands arsenaux. En Asie on assiste à une situation analogue avec la Chine, l’Inde, le Japon en tête et même en Australie où l’achat d’armes ces trois dernières années a énormément progressé.

La population civile et les lieux où se déroulent les combats sont confrontés aux pires des effets destructeurs des guerres. Les groupes combattants eux, sont moins confrontés aux dégâts, tout comme les entreprises d’armements et militaires – dont les ventes internationales se sont élevées à 398,2 milliards de dollars US en 2017 – et qui bénéficient économiquement le plus de la guerre. Néanmoins, aucun des coûts sociaux et environnementaux, liés à l’utilisation de ces produits, est pris en compte par ces acteurs.

Les industries d’armements, principalement localisées aux États-Unis, en Russie, en Allemagne, en France, en Chine et au Royaume-Uni, sont en première ligne dans le marché mondial d’armes à feu, qui continue à croître de façon régulière.

Je propose ici de réfléchir à un régime de taxation sur la partie visible de toutes les transactions internationales d’armes. Grâce à cette « taxe destruction » il serait ainsi possible de financer un fonds transnational de reconstruction. Un tel programme exercerait une pression à la baisse sur les ventes internationales d’armes et pourrait également générer des fonds au service des populations déplacées par les conflits et la reconstruction après la guerre.

Les armes à feu, des nouvelles cigarettes ?

Les conséquences économiques et sociales des armes à feu ont beaucoup en commun avec les cigarettes et avec autres produits destructifs.

Ces dernières années, la mise en œuvre de solutions fiscales pour réduire la consommation de produits nuisibles et afin de couvrir les coûts sociaux liés à leur utilisation a progressé considérablement.

Le principe de cet impôt fut introduit pour la première fois par l’économiste anglais Alain Pigou, dans les années 1920, sous le nom d’impôt Pigou.

Cet impôt vise à faire absorber par les marchés le coût des « externalités négatives » que les produits causent à tout niveau : société, environnement. Depuis, cette proposition a mené à des importants débats académiques et actions politiques.

La hausse des impôts sur les cigarettes dans le monde « occidental » a ainsi engendré une réduction du taux de fumeurs et a permis également de couvrir partiellement les coûts du tabagisme qui pesait sur la santé publique. Devenu commun pendant les années 1990s, ce type d’impôt se place autour de 20 % sur les prix de vente. En 2018, ils ont augmenté d’environ 80 % par rapport au prix de vente en nombreux pays de l’OCDE.

Des initiatives comparables pour intégrer les coûts environnementaux de produits dans la composition de la valeur et du prix existent. Un exemple proéminent est celui de l’introduction des émissions carbones et de la pollution dans la composition tarifaire de l’essence, qu’ont adopté de nombreux pays dont la Chine, Singapour, le Japon, l’Afrique du Sud, le Canada, certains états de l’UE et une partie des États-Unis.

« La taxe destruction », comment ça marche ?

« La taxe destruction » est essentiellement une proposition d’accompagner les ventes d’armes par une taxe transnationale avec l’objectif de compenser les effets destructifs de la guerre. Elle fonctionnerait de la même manière que la taxe de Pigou.

Néanmoins, mesurer les « externalités » des guerres semble impossible et absurde. La perte de vie, les mutilations, la destruction de communautés, de cultures, de l’environnement et le déplacement forcé de populations ne peut être quantifié ni réparé par des interventions post-guerre.

La taxe de destruction vise plutôt à attribuer une partie des responsabilités aux fournisseurs d’armements, afin qu’ils jouent leur rôle dans le soutien des victimes touchées par leurs produits. Comme dans le cas des impôts sur le tabac, une telle taxe pourrait faire partie d’un ensemble plus large de politiques de responsabilisation, de réglementation et de pression sur les entreprises qui tirent profit de la prolifération des conflits et des guerres.

Hypothétiquement, une taxation de 10 % sur les transactions internationales d’armes apporterait environ 40 milliards de dollars par an (selon la manière dont ce schéma est appliqué). L’autorité juridique capable de se porter garant de cette proposition devrait forcément être un acteur transnational majeur. Par exemple un régime de taxation géré par l’Organisation des Nations unies (ONU) peut couvrir une partie beaucoup plus large des ventes d’armes mondiales qu’un système sous la tutelle de l’Union européenne, mais son pouvoir exécutif serait moins percutant.

Une taxe de 10 % sur les transactions d’armes. Un moyen de couvrir les effets destructeurs des guerres ? dxl/Unsplash, CC BY

L’argent recueilli par ce système de taxation serait alors transféré à un fond transnational qui organiserait le processus de redistribution de ces fonds parmi les populations affectées. En bénéficiant de ce fonds, les personnes et communautés dont les vies ont été détruites par la guerre pourraient participer activement à la reconstruction de leurs pays. A ceux qui sont déplacés de force à l’intérieur du pays ou ceux qui prennent le chemin difficile d’expatriation, ces ressources pourront fournir plus de choix et de dignité.

Plusieurs questions restent cependant ouvertes à la discussion : cette taxe doit-elle se présenter sous forme de flat-tax ou d’un impôt progressif proportionné aux effets destructeurs des armes vendues ? Quelle sera sa mise en œuvre et quels en seront les critères d’accès ? La taxe s’appliquera-t-elle sur les produits finis ou tout au long de la chaîne de production ?

Quatre raisons de mettre en place la taxe destruction

J’identifie ci-dessous quatre avantages majeurs :

Une baisse mondiale des ventes d’armements. Comme pour les cigarettes, l’augmentation des prix résultant d’une telle taxe peut se répercuter sur la demande d’armements par tout type de clients, qu’il s’agisse de gouvernements, d’entreprises de sécurité privées ou de milices. La hausse affecterait par ailleurs non seulement la demande dans le cadre des transactions internationales mais aussi les revendeurs locaux, les réseaux de contrebande et de distribution, jusqu’aux groupes belligérants.

Un autre effet serait le ralentissement de la spirale du stockage d’armes, même si, de toute évidence, ce n’est ni suffisant ni efficace comme mesure isolée.

Une redistribution des coûts de guerre. Les coûts et les bénéfices de guerre sont distribués de façon injuste entre vendeurs d’armes et clients, au détriment des civils. La taxe permettrait de couvrir, au moins partiellement les coûts matériels que subissent les populations locales.

Les exportateurs tels que les États-Unis, l’Europe et la Russie tirent des avantages économiques des ventes d’armes. Les acheteurs ou les belligérants sur les champs de bataille déploient les technologies militaires pour tenter d’obtenir des avantages politiques et économiques grâce à l’utilisation des armes, tandis que les populations locales, principalement au Moyen-Orient et en Afrique, absorbent l’essentiel des coûts. Un tel régime rééquilibrera la répartition des coûts et des avantages tout au long de la chaîne. Elle peut transférer tout ou partie du coût de la destruction aux vendeurs et aux acheteurs tout en couvrant partiellement les coûts pour les populations locales.

Une réfugiée somalienne et son enfant à Dollo Ado, Éthiopie. Fuyant la sécheresse et les conflits, des milliers de Somaliens ont traversé la frontière, aidés par l’UNHCR. Eskinder Debebe/Flickr, CC BY-NC-SA

Aider à rétablir leur dignité aux réfugiés. Actuellement, les réfugiés civils dépendent uniquement des organisations humanitaires ou de la générosité des pays d’accueil. Cette position les rend dépendant, éventuellement passifs vis vis des organismes et des états. L’impact émotionnel (humiliation, attente, impossibilité de faire des choix) est important. Or l’usage de la taxe changerait la perception de ces civils, désormais individus réclamant légitimement des fonds pour couvrir leurs pertes liées à la guerre.

Une nouvelle posture des pays d’accueil à l’égard des réfugiés. Les réfugiés sont fréquemment présentés comme un fardeau et un coût dans la plupart des pays occidentaux. Considérant que les fonds du fonds de reconstruction peuvent aider à couvrir tout ou partie de leurs dépenses de réinstallation immédiate, ils peuvent motiver les pays d’accueil à être plus réceptifs aux réfugiés. Cela peut également contribuer à apprivoiser les discours de plus en plus clivants et déshumanisants sur les réfugiés et leurs effets dans les pays d’accueil.

Une proposition réaliste ?

La mise en place d’une telle taxe reste cependant complexe. Il faut ainsi tenir compte des liens profonds entre l’administration américaine et les organes législatifs en liens avec l’industrie militaire.

Également, les gouvernements de pays européens comme la France et le Royaume-Uni ont été pour la plupart inconditionnellement favorables à leurs entreprises militaires respectives et à leurs relations internationales. Cependant, d’autres pays européens moins impliqués dans les marchés aux armes et qui supportent le gros des coûts de la crise des réfugiés en Europe, comme la Grèce, mais aussi de nombreux pays d’Europe de l’Est, auraient intérêt à l’introduction d’une telle taxe.

Tentes au Liban, vallée de la Bekaa, où vivent au moins 340 000 réfugiés syriens. Joseph Eid/AFP

La montée des voix progressistes au sein de l’Union européenne, incarnée par les partis écologistes, et au sein des institutions législatives américaines, illustrées par les Caucus progressistes du Congrès, pourraient porter une telle proposition pour déclencher les débats, en attendant le moment politique opportun.

À long terme, les pays voisins de conflits armés dont la Turquie, le Pakistan, le Liban, l’Ouganda, l’Iran ou encore la Jordanie – qui à eux seuls hébergent environ 85 % des réfugiés en provenance de pays en conflits – devront engager ces discussions et exiger une action au sein des Nations unies.

This article was originally published in English

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