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Expliquer pour mieux agir

Terrorisme, guerre, les dangers de l’amalgame

Devant le centre commercial Olympia, à Munich, le 25 juillet. Christof Stache/AFP

Comment nommer les maux qui nous accablent ? Terrorisme, guerre : ces deux mots, en particulier, sont-ils adaptés pour rendre compte de la récente séquence des tueries plus ou moins massives : Paris (7 et 9 janvier 2015, 13 novembre 2015), Bruxelles (22 mars 2016), Orlando (12 juin 2016), Magnanville (13 juin 2016), Nice (14 juillet 2016), Munich (22 juillet 2016), sans parler de l’attaque à la hache dans un train en Allemagne, le 18 juillet 2016 ? L’ensemble est impressionnant – et le serait encore beaucoup plus si l’on considérait non seulement les démocraties occidentales, mais aussi les pays du monde arabe et musulman.

Ces tueries présentent des points communs, certes, à commencer par leur caractère suicidaire : la destruction d’autrui implique à ses propres yeux celle du tueur. Mais à partir de là, ne vaut-il pas mieux insister sur ce qui distingue ces évènements que sur ce qui aboutit à les amalgamer au sein d’une seule et unique catégorie, le « terrorisme » ?

Chaque tuerie peut être considérée du point de vue des significations qu’elle revêt – si tant est que l’on dispose d’informations fiables ou au moins crédibles, ce qui n’est pas toujours le cas, beaucoup s’en faut. On peut alors distinguer trois registres principaux.

Sociologisme primaire

Le premier renvoie à la société au sein de laquelle vivent le ou les auteurs. Et déjà là, la diversité est considérable. Dans certains cas, le tueur vit dans le pays, voire dans la ville où il commet ses crimes – ce qui ne veut pas dire qu’il en est nécessairement originaire. L’auteur du carnage de Nice vivait dans cette ville, mais c’était un Tunisien d’origine et de nationalité ; celui de Munich est né en Allemagne et était d’origine iranienne.

Dans d’autres cas, il faut aussi définir le tueur par l’espace dans lequel il circule : le réseau des auteurs des attentats de Paris et Bruxelles était européen, avec en particulier un axe France/Belgique, avec des liens avérés au Moyen-Orient. Et, contrairement à un sociologisme primaire, tous ne relèvent pas d’une situation dominée par la crise économique et sociale ou les difficultés d’intégration de l’immigration. La haine mortifère – de l’Occident, de la France, des Juifs, etc. –, a des sources sociales et historiques variées.

Attentes narcissiques

Le second registre a trait à la personnalité du tueur, et aussi bien le carnage de Nice que la fusillade de Munich obligent à mettre l’accent sur cette dimension, et à la limite à mobiliser des catégories qui sont celles de la psychiatrie et/ou de la psychanalyse. L’analyse, sans toujours devoir évoquer la piste de la psychopathologie et des troubles de la personnalité, doit prendre en compte, par exemple, la structure familiale, les relations avec le père, le rôle éventuel de la fratrie, on le voit dans les travaux de Farhad Khosrokhavar.

Lors d’un match de coupe Davis, le 15 juillet entre la France et la République tchèque. Michal Cizek/AFP

Elle doit s’intéresser aux attentes narcissiques du tueur, qui généralement souhaite entrer par ses actes meurtriers dans l’Histoire, au caractère éventuellement sacrificiel de son geste, aux failles, à la quête, comme dit Fethi Benslama, d’une justice identitaire.

À géométrie variable

Enfin, troisième registre qui appelle exploration, certaines tueries s’inscrivent dans des logiques géopolitiques, en se réclamant d’un islamisme radical dont les projets peuvent être liés à un réseau terroriste (Al-Qaeda), ou à un quasi-État (Daech). Mais cette inscription est elle-même diversifiée.

Anders Behring Breivik, le tueur norvégien qui aurait inspiré l’auteur de la tuerie de Munich. Lwp Kommunikáció/Flickr, CC BY

Elle est inexistante semble-t-il à Munich, puisque le jeune meurtrier semble s’être plutôt inspiré de Anders Behring Breivik, qui, porté par une idéologie d’extrême droite, avait tué cinq ans plus tôt plusieurs dizaines de jeunes socialistes en Norvège. Elle est très limitée à Orlando, où le criminel avait surtout à régler un rapport compliqué à sa propre homosexualité.

Et lorsqu’elle est avérée, cette inscription est à géométrie variable, elle aussi : comment s’est-elle construite, est-elle structurée, concrètement, par d’intenses relations interpersonnelles, réelles, par une expérience sur le terrain, au Moyen-Orient, ou doit-elle beaucoup à Internet et à des relations virtuelles ? Le tueur a-t-il agi sur ordre explicite, au terme d’échanges avec ses commanditaires, ou en étant simplement imprégné des images et recommandations qui circulent sur les réseaux sociaux ?

D’autres logiques

Plus on entre dans l’examen serré de ces trois registres, et de leurs articulations éventuelles, au cas par cas, et plus on est frappé par leur diversité. Dans certains cas, il faut privilégier un seul, ou deux de ces registres, dans d’autres les trois. Et une conclusion s’impose assez vite : le terme de « terrorisme » ne permet pas de penser convenablement l’ensemble.

Il le permet d’autant moins qu’il appartient au vocabulaire de la vie quotidienne, des médias et de la politique, mais qu’il ne lui correspond pas de concept satisfaisant, en tout cas du point de vue des sciences sociales. Quand les fins idéologiques, religieuses ou politiques semblent secondes dans l’acte de violence, ou inexistantes, peut-on parler de terrorisme ? Et quand prime l’aspect sacrificiel, le narcissisme, l’expressivité ?

Une critique comparable mérite d’être faite à propos de l’idée selon laquelle nous sommes en guerre. Certes, les dimensions géopolitiques de notre troisième registre peuvent justifier le recours à cette idée, surtout si l’on accepte de s’éloigner des conceptions classiques, héritées par exemple de Carl von Clausewitz, et de ne pas réduire la guerre au conflit armé entre États – Daech n’est au plus qu’un proto ou un quasi-État. Quand la France bombarde l’État islamique, elle est en guerre.

Mais les tueries récentes, même inspirées par les recommandations de Daech, ont – on l’a vu – beaucoup et parfois presque tout à voir avec d’autres logiques, elles sont alors aussi et avant tout internes à la société, voire commandées d’abord par la personnalité psychopathologique de leur auteur. Serons-nous encore en guerre, quand Daech aura été écrasée, et que les attentats, ou les tentatives continueront ?

La fabrication des tueurs

Parler de guerre, sauf à faire de ce mot la métaphore de toute action, c’est risquer de confondre le travail policier, et l’action militaire, or par exemple la culture policière est très différente de la culture militaire, elle ne reconnaît pas d’ennemi qu’il faudrait tuer. C’est amalgamer la question de l’ordre, intérieur, et celle de la défense, nationale.

C’est aussi laisser entendre que les politiques publiques à mener – en matière d’éducation, de santé mentale, de travail social, de luttes contre les inégalités, etc. – sont au mieux secondes, et au pire qu’elles n’ont pas même à être évoquées s’il s’agit d’affronter les logiques internes ayant abouti à la fabrication des tueurs. Et c’est, finalement, aller dans le sens d’une subordination croissante des pouvoirs judiciaire et législatif au pouvoir exécutif.

Ceux qui croient que nous nous en sortirons en qualifiant les menaces et les dangers de « terrorisme », et pour y faire face l’action à mener de « guerre » n’ont pas entièrement tort, bien sûr, et en critiquant ces catégories, on risque toujours de sembler minimiser ces dangers et ces menaces. Mais le recours systématique et répété à ces expressions interdit le sens de la nuance, la prise en compte de la complexité et de la diversité des problèmes, et en définitive fait le lit de l’autoritarisme, et des préjugés, qui pointent aux États-Unis avec Donald Trump, et chez nous avec le Front national.

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