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Timor oriental : une démocratie tenace, 20 ans après l’indépendance

Des électeurs brandissent un bulletin de vote à Dili, lors de l'élection présidentielle du 19 mars 2022. Valentino Dariel Sousa/AFP

Le Timor oriental – officiellement Timor Leste –, qui a proclamé son indépendance le 20 mai 2002, offre vingt ans plus tard une lueur d’espoir ténue mais rare et réconfortante dans un monde bien sombre, gangrené par le déclin de la démocratie et la montée du national-populisme autocratique sous toutes les latitudes.

Premier pays à acquérir son indépendance au XXIe siècle, il est en effet résolument resté dans le camp des démocraties, malgré ses énormes handicaps de départ, les conflits récurrents qui ont marqué sa vie politique et les difficultés économiques durables rencontrées au fil des ans. Les principales sources concordent toutes pour confirmer ce bilan positif.

Une remarquable performance démocratique

Ainsi, dans le classement annuel sur la liberté dans le monde établi par Freedom House, le Timor oriental est le seul pays d’Asie du Sud-Est considéré comme entièrement libre en 2021 avec un score de 72, alors que l’Indonésie, le grand voisin sous la botte duquel il a vécu pendant près d’un quart de siècle, de 1975 à 1999, arrive en deuxième position mais loin derrière, avec un score de 59, le cantonnant dans la catégorie des pays partiellement libres.

En termes de liberté de la presse, le Timor oriental est aussi en tête des pays de la région selon Reporters sans Frontières qui lui attribue en 2022 un indice de 81,9 et une 17e place mondiale, loin devant l’Indonésie, à la 117e place avec 49,2.

Cette performance remarquable est corroborée par le fait que le pays vient de tenir la quatrième élection présidentielle au suffrage universel de son histoire en réélisant à sa tête le 19 avril dernier José Ramos Horta, l’infatigable porte-parole de la cause indépendantiste sur la scène internationale pendant toute la durée de l’occupation indonésienne, prix Nobel de la paix en 1996, ministre des Affaires étrangères de 2002 à 2006, premier ministre de 2006 à 2007 et déjà président du pays de 2007 à 2012.

Ayant obtenu 62,1 % des voix contre 37,9 % à Francisco Guterres, le président sortant auquel il était opposé au second tour d’une consultation qui s’est déroulée sans anicroche aucune, avec une participation de 75 % des quelque 860 000 Timorais en âge de voter au sein d’une population de 1,3 million de personnes, il a pris ses fonctions à l’occasion de ce 20e anniversaire de l’indépendance.

Le passé colonial du Timor oriental

Le fait que le Timor oriental soit toujours une démocratie, même si elle est imparfaite et non exempte d’âpres luttes de pouvoir, constitue un petit miracle. Les difficultés auxquelles le pays a été confronté au cours de son histoire sont en effet immenses et auraient fort bien pu l’entraîner dans la direction opposée, sur la voie de l’autoritarisme et de la dictature.

Colonisé dès le début du XVIe siècle par le Portugal, première puissance européenne arrivée en Insulinde dans la course aux épices avec la prise de Malacca en 1511, le Timor a en effet subi la double malédiction d’être soumis à la domination d’une métropole en déclin et d’un pays vite devenu pauvre. Le Portugal n’a donc pratiquement rien fait pendant plus de quatre siècles pour développer cet arrière-poste le plus éloigné de son empire colonial. Quand il l’a brutalement abandonné à son sort en 1974, à la suite de la révolution des œillets ayant renversé la dictature de Salazar à Lisbonne, la lutte pour le pouvoir a – comme partout ailleurs dans les colonies lusitaniennes de la Guinée-Bissau à l’Angola et au Mozambique – déclenché un conflit entre des forces politiques antagonistes en pleine période de guerre froide.

C’est le FRETILIN (Front révolutionnaire de Timor oriental indépendant), aux sympathies marxisantes, qui a rapidement pris le dessus et proclamé l’indépendance de la République démocratique du Timor oriental le 28 novembre 1974.

« East Timor independence : a short history of a long and brutal struggle » (The Guardian, 30 août 2019).

L’Indonésie voisine, à laquelle appartient la partie occidentale de l’île, dirigée depuis 1966 par le régime militaire dictatorial et viscéralement anticommuniste du général Suharto, ne pouvait pas accepter cette menace. Le 7 décembre 1975, l’armée indonésienne envahissait le Timor oriental, avec l’aval des États-Unis (dont le président Gerald Ford, accompagné du secrétaire d’État Henry Kissinger, avait visité Jakarta la veille !), et l’approbation tacite de l’Australie qui tremblait, six mois après la chute de Saïgon, à l’idée de voir une tête de pont aux sympathies communistes prendre racine à une heure d’avion de Darwin.

L’occupation militaire indonésienne

Les combattants pour l’indépendance se replient alors dans les zones montagneuses de l’île, à partir desquelles ils vont mener une farouche guérilla contre l’occupant. Malgré leur résistance, l’Indonésie annexe en juillet 1976 le Timor oriental, qui devient sa 27e province.

Pendant près d’un quart de siècle, l’armée indonésienne va faire régner une terreur aveugle dans sa nouvelle province et commettre une litanie de crimes de guerre et contre l’humanité encore impunis à ce jour. Cela va se solder par la mort de quelque 200 000 personnes, un tiers de la population, tuées par les armes ou décédées à cause des exactions, des maladies et de la famine.

Timor-Leste : Petit, lointain et au cœur de préoccupations stratégiques (Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est contemporaine, 1ᵉʳ mai 2020).

Mais le gouvernement de Jakarta va aussi consacrer d’importantes ressources financières pour promouvoir le développement de la province, en investissant dans l’éducation, la santé ou les infrastructures, afin de gagner le cœur des habitants – sans succès du fait de la répression atroce qui sévit.

Puis, dans la foulée de la crise financière asiatique de 1997-1998, le régime autoritaire indonésien s’effondre et Suharto démissionne en mai 1998, laissant le pouvoir à Bacharuddin Jusuf Habibie, son vice-président. Devant la révolte qui s’étend et amène l’archipel au bord de l’implosion, ce dernier adopte dans l’urgence toute une série de réformes de type démocratique parmi lesquelles la décision courageuse d’organiser un référendum d’autodétermination au Timor oriental pour que la population choisisse entre l’indépendance ou l’autonomie au sein de la République d’Indonésie.

L’indépendance du Timor oriental supervisée par l’ONU

Le référendum aura bien lieu le 30 août 1999, avec la participation enthousiaste de 98,6 % de l’électorat, qui décidera à une énorme majorité de 78,5 % d’opter pour l’indépendance.

Rendue furieuse par ce résultat, l’armée indonésienne et ses supplétifs locaux vont alors déchaîner une véritable stratégie de terre brulée afin de rendre aux Timorais leur petit pays dans le pire état possible. Cela fera encore près de 1 400 morts et entraînera le déplacement de 400 000 réfugiés.

Pour faire cesser ces exactions, l’ONU se décidera enfin à envoyer une force armée d’interposition et organisera une mission civile pour la préparation de l’indépendance (UNTAET) qui supervisera notamment les élections présidentielles organisées en avril 2002 dont sortira vainqueur Kay Rala Xanana Gusmão, le chef charismatique du FRETILIN, qui avait été arrêté en 1992 et libéré de sa prison de Jakarta en 1999. C’est lui qui présidera aux cérémonies de la proclamation d’indépendance du Timor oriental le 20 mai 2002.

Kay Rala Xanana Gusmão, leader de l’indépendance du Timor oriental, lors d’un meeting pour la première élection présidentielle jamais organisée dans le pays. Dili, le 8 avril 2002. Antonio Dasiparu/AFP

Les rivalités entre les cinq principaux leaders

Le fait que ce petit pays isolé au bout du monde soit resté dans le camp de la démocratie depuis son indépendance est d’autant plus méritoire que la vie politique a été marquée par de graves conflits et que les principaux problèmes économiques auxquels il est confronté n’ont pas été réglés.

Sur le plan politique, ce sont les rivalités entre cinq des principaux leaders du combat pour l’indépendance – Xanana Gusmão, José Ramos Horta, Mari Alkatiri, Francisco Guterres et José Maria Vasconcelos – qui ont été au centre du jeu. Ils se sont en effet combattus, allié et succédé aux postes de président et de premier ministre depuis 2002.

Une première crise grave a éclaté dès 2006 entre le séduisant héros national et président Xanana Gusmão et son ombrageux premier ministre Mari Alkatiri à propos de l’épineux problème de la démobilisation des forces armées révolutionnaires. Elle s’est soldée par la démission de ce dernier, remplacé par José Ramos Horta, qui a ensuite été élu à la présidence en 2007 alors que Xanana Gusmão, en rupture avec le FRETILIN dirigé par Mari Alkatiri, créait son propre parti, le CNRT (Congrès National pour la Reconstruction Timoraise) et s’emparait au terme des élections législatives de 2007 du poste de premier ministre, qu’il occupera jusqu’en 2015.

Une vie politique encore mouvementée

Mais l’événement le plus grave qui aurait pu entraîner le pays dans une guerre civile et mettre un terme à la démocratie survient en février 2008, quand un quarteron de rebelles de l’armée, mécontents du sort réservé aux anciens combattants, organise un attentat contre le tandem exécutif, dans lequel Ramos Horta est grièvement blessé. Il survivra, terminera son mandat et briguera en 2012, en candidat indépendant, un second mandat présidentiel, comme le lui permet la constitution.

Une affiche du parti FRETILIN incite à voter pour Francisco Guterres, un ancien commandant de la guérilla. Dili, le 14 mars 2012, dernier jour de la campagne présidentielle. Romeo Gacad/AFP

Mais il ne se qualifiera pas pour le second tour qui verra José Maria Vasconcelos, soutenu par le CNRT de Xanana Gusmão, battre Francisco Guterres, le candidat du FRETILIN dirigé par Mari Alkatiri. En 2017, Francisco Gutteres prendra sa revanche et sera élu président, cette fois-ci avec le soutien du CNRT et de Xanana Gusmão, qui, après s’être fâché avec José Maria Vasconcelos et avoir démissionné de son poste de premier ministre en 2015, tente un rapprochement avec le FRETILIN.

Toutefois, dès 2018, le conflit entre les deux grands partis politiques rivaux et leurs leaders respectifs, Mari Alkatiri et Xanana Gusmão, resurgit et débouche en 2020 sur la mise à l’écart de ce dernier et la démission de tous les ministres issus du CNRT du gouvernement dirigé par José Maria Vasconcelos, laissant le pouvoir exécutif au FRETILIN, rendu impuissant face à un Parlement dominé par l’opposition.

Le problème du développement économique

Depuis lors, la situation politique du pays est restée bloquée, entravant notamment l’adoption du budget, ce qui a empêché l’adoption des décisions urgentes requises pour développer une économie vulnérable qui a beaucoup souffert de la pandémie de Covid-19, prise entre la flambée du virus en Indonésie et la fermeture hermétique de l’Australie.

Or les problèmes économiques ne sont pas simples à résoudre car les opportunités du Timor oriental sont réduites. Possédant d’importantes réserves de pétrole et de gaz, le pays a vécu de cette rente depuis son indépendance mais il est victime de la malédiction des ressources naturelles – que les Anglo-Saxons désignent par le terme Dutch Disease – et peine à diversifier son économie.

L’exploitation des nouvelles réserves en hydrocarbures découvertes en mer de Timor et rendue possible par la signature en 2018 d’un traité de partage des eaux territoriales enfin équitable avec l’Australie risque d’aggraver encore la situation de déséquilibre et de dépendance économique du pays.

C’est d’autant plus le cas que cela implique la construction d’infrastructures portuaires et routières pour lesquelles la Chine est bien évidemment prête à lui octroyer les crédits requis qui risquent de l’endetter durablement. Et les perspectives de diversification dans l’agriculture, largement dominée par la production de café, principale denrée d’exportation du pays, ou dans le tourisme, sont limitées et n’offrent pas assez d’emplois à une population très jeune, dont 70 % est âgée de moins de 30 ans, beaucoup de Timorais devant donc s’expatrier pour gagner leur vie et faire vivre leur famille.

Car la pauvreté affecte toujours 40 % des Timorais et reste surtout très répandue dans les campagnes où ils vivent encore pour 70 % d’entre eux et où les problèmes de santé et de malnutrition sont responsables d’une mortalité maternelle et d’un taux de rachitisme des enfants très élevés. Les besoins en matière d’éducation ne sont pas moindres, avec un taux d’analphabétisme toujours très haut (35 %), alors que 45 % des jeunes n’ont pas accès à l’éducation secondaire.

Bref, beaucoup reste à faire pour assurer une vie meilleure à la population timoraise et éviter qu’elle ne commence à être déçue des promesses non tenues de la démocratie et soit séduite à terme, comme ailleurs dans la région et dans le monde, par les sirènes du national-populisme.

Quel avenir pour le Timor oriental après l’élection de José Ramos Horta ?

L’élection de José Ramos Horta le 20 avril 2022 à la présidence est sûrement la meilleure chance pour sortir le pays de l’ornière politique et y relancer une dynamique démocratique. Ayant toujours gardé son indépendance envers les deux grands partis du FRETILIN et du CNRT, il est le moins mal placé des cinq dirigeants historiques, tous septuagénaires comme lui, qui se sont livrés depuis vingt ans au petit jeu de chaises musicales qui commence à affaiblir la démocratie timoraise.

Élu comme candidat indépendant mais avec le soutien du CNRT de Xanana Gusmão, qui reste l’homme le plus populaire et le plus influent du pays, il doit désormais s’assurer une majorité au Parlement en formant une coalition gouvernementale qui associera aussi les plus petits partis dirigés par des leaders politiques plus jeunes comme Armanda Berta dos Santos, la dirigeante du KHUNTO, arrivée en troisième position au premier tour de la présidentielle, avec 8,7 % des suffrages.

En fait, il devrait avoir à cœur d’être l’artisan d’une transition politique et du passage de témoin aux représentants de cette nouvelle génération dont il est temps qu’elle arrive au pouvoir. Pour ce qui est de l’économie, il faudra aussi trouver des compromis entre ceux qui, comme lui, sont partisans de la réalisation des grands projets pétroliers et d’une collaboration étroite avec la Chine, au risque d’envenimer les relations avec les États-Unis et l’Australie, et les autres, qui sont favorables à une plus grande diversification et à la recherche d’une indépendance économique.

Timor-Leste’s Inclusion in Asean Membership Could Begin After March 2022 (EAC News, 15 février 2022).

Tous sont en revanche d’accord pour que le Timor oriental rejoigne enfin les rangs de l’Asean, ce qui romprait son grand isolement, stimulerait les investissements et accélérerait son développement. Incidemment, cela permettrait aussi de renforcer le camp de la démocratie au sein d’une association où elle n’est pas majoritaire. Le fait que Dili ait réussi à établir de très bonnes relations avec Jakarta, en dépit des souffrances atroces que l’Indonésie a infligées à la population, largement grâce à l’admirable capacité de pardon de personnalités aussi magnanimes et tolérantes que Ramos Horta et Xanana Gusmão, devrait faciliter cette adhésion.

Déclarant qu’il avait reçu son mandat de la nation « dans une démonstration écrasante de l’engagement de notre peuple envers la démocratie », le nouveau président semble confiant sur ses possibilités d’apaiser les divisions du passé. Interrogé à ce sujet après son élection, il a répondu :

« Je ferai ce que j’ai toujours fait tout au long de ma vie… Je poursuivrai toujours le dialogue, patiemment, sans relâche, pour trouver un terrain d’entente et des solutions aux défis auxquels ce pays est confronté. »

Tout ce que l’on peut souhaiter à cette petite nation exemplaire pour son 20e anniversaire est qu’il y arrive et que le Timor oriental continue à progresser sur le chemin de la démocratie et de la prospérité.

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