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Tintamarre et Bulalakaw : parer au Covid par le rituel

Sur l'ile de Luzon, aux Philippines, les peuples locaux, comme les Kalinga, ont inventé des rituels pour lutter contre l'épidémie. Andy Maluche, CC BY-NC

L’africaniste Luc de Heusch, l’un des plus grands anthropologues belges du XXe siècle, définissait les rites comme « un projet d’ordre pour défendre ou restaurer l’être dégradé, accroître son potentiel vital ou, inversement, détruire l’être-de-l’autre ».

Il proposait de distinguer trois types d’action : des rites cycliques de l’ordre de la structure (les fêtes de Noël, par exemple) ; des rites de passage ou transitifs liés à un temps irréversible (comme l’initiation des jeunes ou les anniversaires) ; et des rites occasionnels qui offrent une parade aux dérèglements historiques de l’ordre collectif et cyclique.

Avec la crise du Covid-19, ces derniers ont le vent en poupe. Ils s’observent dans plusieurs régions de la planète.

La protection des esprits

Aux Philippines, certaines populations autochtones ont réagi à la crise sanitaire en mettant en œuvre ce type de rites. À Mindanao, des communautés ont invoqué les esprits pour leur demander de les protéger contre l’épidémie. Pour plusieurs de ces communautés, comme les Bukinon, « les désastres se produisent du fait que les humains violent les lois de la nature ». D’autres ont exprimé la nécessité de rétablir des relations harmonieuses avec les esprits de la Terre et le reste du vivant.

Selon le Mindanao Daily, de multiples rituels ont été orchestrés : le Panagpeng, qui consiste à demander protection contre les maladies et les calamités, et implique le sacrifice d’un poulet ; le Panalawahig, qui s’adresse directement à Bulalakaw, le gardien de l’eau susceptible de la purifier lorsqu’elle est souillée par les humains ; ou encore le Pamugsa, une pratique destinée à bloquer les catastrophes qui affectent les montagnes, les forêts ou les communautés.

Sur l’île de Luzon, les peuples de la cordillère centrale, comme les Kalinga, les Ifugao et les Isneg ont réagi de façon analogue, fermant les accès à leurs villages et mettant en œuvre des rites communautaires sous la houlette des aînés. Ces performances portent plusieurs noms selon les langues : tengaw/tengao chez les Kalinga, te-er, to-or, far-e, ubaya ou tungro ailleurs, la région comportant plus d’une quinzaine de groupes distincts.

La presse locale rapporte que des paquets d’herbe attachés légèrement par un nœud ont été placés sur les chemins afin d’interdire aux gens de franchir ces passages. Dans la région de Bontoc, d’autres ont pratiqué le sedey, un rituel qui consiste à invoquer l’aide de Lumawig, l’être suprême, pour protéger leur communauté. Dans bien des cas, ce sont les entrailles des poulets et des cochons qui indiquent que la requête a été entendue.

Fermer les portes

En Indonésie, plusieurs populations autochtones ont adopté des comportements similaires. Dans le Nusa Tengarra (les Petites îles de la Sonde), les leaders des groupes Kengge, Seso et Rongga se sont réunis sur la plage de Mbolata, à l’est de Manggarai, pour pratiquer des rituels de type podo destinés à chasser la maladie. Un coq noir et un œuf ont été offerts en sacrifice et le rituel du Pele Le Tadu Lau ou Pele Le Galu Lalu, qui signifie littéralement « fermer les accès », a été effectué.

Un journaliste local cite les explications d’un des chefs du groupe :

« Nous demandons à nos ancêtres de fermer les portes afin de prévenir l’arrivée du virus parmi nous. »

Dans la province du parc national Bukit Duabelas (TNBD), des ethnies ont mis en place un système comparable à la distanciation sociale connu sous le nom du besasandingon, lequel implique des actes d’isolement pour les malades et de l’aide supplémentaire de la part des plus vaillants.

D’autres rites occasionnels auraient été observés en Thaïlande chez les Karen, ou encore en Malaisie chez des Orang-Asli qui, eux, auraient décidé de s’isoler en forêt.

La logique des rites occasionnels est bien connue en anthropologie, et Luc de Heusch et Victor Turner, qui en ont étudié plusieurs chez les Tetela du Kasaï et les Ndembu d’Afrique du Sud respectivement, rappellent comment ces pratiques sont destinées à parer l’imprévisible, à faire face à l’irruption d’une maladie ou d’une menace inédite, comme la guerre.

Et en Europe ?

D’aucuns trouveront ces réactions locales peu efficaces et pour le moins singulières pour faire face à la catastrophe. C’est oublier que la gestion de la crise sanitaire du Covid-19 en Europe peut elle aussi se lire comme un vaste rite occasionnel dont les séquences se télescopent.

Certes, la crise a fait naître le besoin d’inventer de nouveaux rituels, sur le plan des pratiques funéraires, par exemple, mais son orchestration globale s’inscrit dans une structure ternaire, jadis bien documentée par Van Gennep et reprise par Turner. S’y repère, d’abord, une phase de séparation qu’a opérée le confinement décrété par de nombreux États, les conduisant à fermer les frontières et à s’isoler du reste du monde. La période du déconfinement est assurément celle de la transition, une phase de l’entre-deux dite liminaire, avec son inconfort et ses dangers. Et cette période en précède une d’agrégation qui s’ouvre avec la réouverture des cafés, des restaurants et des hôtels.

Nantes, le 2 juin 2020. Loic Venance/AFP

Pour voir la mise en œuvre d’un rite occasionnel en Europe, il faut remonter au début de la crise, lorsque le confinement total est prononcé. Cette décision de privilégier « la vie » à l’économie, d’arrêter le flux habituel pour le salut des humains, et en particulier les plus fragiles que sont les plus âgés, ouvre le rituel.

Les épidémiologistes en maîtres cérémoniels

Par le biais de leurs gouvernements, les États européens ont alors explicitement pris la responsabilité de gérer une catastrophe annoncée, quitte à « déclarer la guerre au virus », comme cela s’est vu en France, lui reconnaissant du coup une capacité d’agir, une agentivité propre. Les ingrédients classiques de nombreux rites se lisent ensuite de façon évidente, à commencer par les masques et les vêtements ad hoc pour s’isoler des agents pathogènes.

Le rituel a aussi révélé ses « devins », plus ou moins visibles : les membres des « conseils scientifiques » et autres épidémiologistes largement mis en scène par les médias. Bien que souvent construits sur des chiffres incomplets voire erronés, leurs calculs, leurs projections et leurs équations sont à la base des décisions prises par les politiques.

Le mal, lui, est resté invisible, méconnu. Dans le doute, même les plus sceptiques ont emboîté le pas. Car ce sont bien ces épidémiologistes les chefs d’orchestre, les « grands sorciers », les maîtres cérémoniels en charge du déroulement des opérations. Le contraste entre d’une part la précision de leurs courbes et de leurs modèles rigoureux, leur assurance et leur foi dans les prévisions à venir, qui les incite à dicter ici et là les injonctions de circonstance, et d’autre part le flou d’une maladie insaisissable, dont on découvre encore chaque jour des caractéristiques nouvelles, est flagrant.

Les victimes sacrificielles, elles, n’ont pas manqué à l’appel solennel : des professions dites « à risque » et socialement défavorisées mais sommées de travailler au cœur de la crise (avec ou sans protection), des personnes âgées abandonnées à leur sort dans leurs maisons de repos, des secteurs entiers de l’économie et des investissements détruits instantanément, des pertes financières colossales, des années d’endettement et de vaches maigres pour les générations futures, etc.

Les sirènes et le tintamarre de 20 heures

Et tout comme les rites renvoient à un ordre des choses et à un ordre du monde, le traitement du Covid-19 s’est imposé à la fois individuellement et collectivement par le décret de strictes règles à suivre qui, à bien des égards, évoquent les tabous : distanciation sociale, limite des 100 kilomètres pour tout déplacement, etc.

Gare à ceux et celles qui voudraient y déroger ! Ils prennent alors des risques personnels et mettent en danger l’ensemble du groupe ainsi que toute l’opération « médico-religieuse » en cours, pour reprendre encore les termes de De Heusch.

Excepté quelques fondamentalistes, les religions se sont tues, s’inclinant à leur tour face à la décision des devins. Et sur le plan sonore, entre les sirènes et le tintamarre quotidien de 20 heures, l’orchestre a joué sans cesse, jusqu’au déconfinement.

Bruxelles, le 8 avril 2020. Aris Oikonomou/AFP

Ce sont encore les États qui ont décrété le moment du déconfinement venu. Pour cela, ils n’ont pas hésité à nier la courbe en cloche du virus, une forme récurrente et pourtant largement mystérieuse, selon l’avis des spécialistes des maladies infectieuses. Les gouvernements et leurs maîtres cérémoniels ont préféré, au contraire, y voir les effets manifestes des mesures de confinement et de distanciation sociale prises quelques semaines plus tôt, encaissant ainsi le crédit de ce « succès » et faisant valoir l’efficacité de leurs dispositifs. Qu’importe que les masques et les tests aient manqué ou qu’on ignore les mécanismes de l’immunité collective. La courbe du virus, dit-on, a été infléchie par la prophylaxie. D’ailleurs, si des signes inquiétants d’une reprise de l’épidémie apparaissaient, les mesures de confinement s’imposeraient de nouveau.

L’incapacité à anticiper

De Heusch, à propos des Lunda, souligne que la maladie est à la fois signe et épiphanie, qu’elle contient la promesse d’une vie meilleure. Comment ne pas relier à cet espoir les discours des uns et des autres qui fleurissent aujourd’hui, tout un chacun appelant à un monde meilleur, caressant le rêve d’une vie plus équilibrée et plus respectueuse de la nature ?

Avec ces rites occasionnels, les peuples de l’Asie du Sud-Est et les Occidentaux aboutissent à des conclusions qui ne sont pas si éloignées les unes des autres, en dépit des chemins différents qu’elles empruntent. La catastrophe du Covid-19 est lue par tous comme le signe tangible d’un dérèglement des relations entre les humains et leur environnement.

Ici, le salut ne dépend cependant plus des divinités ou des esprits maîtres. Il a été confié aux experts et à la technique. Et pourtant, ce virus rappelle la place que nous, humains, occupons au sein – et non au-dessus – du vivant ; en somme, notre profonde vulnérabilité et notre incapacité à anticiper.


Ce texte est publié simultanément dans la collection « Le virus de la recherche », une initiative de l’éditeur PUG en partenariat avec The Conversation et l’Université Grenoble Alpes.

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