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Transnistrie : exister grâce au football ?

Une affiche en l'honneur du Sheriff, dans le centre de Tiraspol, début novembre 2021. Le slogan proclame : « Sans passé, il n'y a pas d'avenir. » L. Aubin, Fourni par l'auteur

Phénomène géopolitique et sportif exceptionnel, la présence en Ligue des Champions du Sheriff Tiraspol, qui affronte ce mercredi soir le prestigieux Real Madrid, illustre la schizophrénie de la Transnistrie. Ce territoire, qui a fait de facto sécession de la Moldavie en 1992, oscille constamment entre son appartenance juridique à ce pays et sa proximité avec la Russie, qui le soutient financièrement à bout de bras et y dispose d’une base militaire.

Principale équipe de football de la région séparatiste, construite et financée par la tentaculaire holding Sheriff contrôlée par l’oligarque Viktor Gouchane, le club joue néanmoins dans le championnat moldave et ses joueurs ont l’autorisation d’évoluer au sein de l’équipe nationale de Moldavie. Le système politico-économico-sportif de la Transnistrie est absolument incomparable. Analyse d’une construction géopolitique inédite, entre sport, corruption et blanchiment d’argent.

Un « pays qui n’existe pas » ?

« Toutes les choses que vous verrez ici sont fausses », prévient un passant dans les rues de Tiraspol, la capitale de la Transnistrie. L’arrivée du Real Madrid, « le club le plus titré au monde » selon le site Internet officiel du Sheriff, approche et les autorités locales ont donné des consignes. Les bancs sont repeints, les trottoirs sont fleuris, les drapeaux sont hissés. Partout, la faucille et le marteau côtoient les couleurs russes et transnistriennes.

Statue de Lénine à Tiraspol. Sur le bâtiment, les drapeaux transnistrien et russe. L. Aubin, Fourni par l'auteur

Tout sauf un hasard, l’hôtel de luxe qui accueille l’équipe madrilène s’appelle « Rossia ». L’antenne locale de Russie unie, le parti de Vladimir Poutine, se trouve dans le bâtiment voisin.

À l’instar des plus belles heures de l’URSS, Tiraspol, où résident 130 000 des 500 000 habitants de la Transnistrie, ressemble à un village Potemkine que les ouvriers cherchent à embellir pour l’occasion. Ici, la plupart des gens disposent de quatre passeports (ukrainien, russe, transnistrien et moldave), comme pour compenser le fait que le passeport transnistrien ne vaut rien à l’échelle mondiale. Et pour cause, la Transnistrie n’est pas reconnue par les Nations unies.

Devant la Maison des Soviets. L. Aubin, Fourni par l'auteur

« Pays qui n’existe pas », « musée soviétique à ciel ouvert », « État fantôme », « excroissance russe »… les expressions pour qualifier la République moldave pridnestrovienne (PMR), plus connue sous le nom de Transnistrie (littéralement « la terre autour du Dniestr », du nom du fleuve sur la rive gauche duquel elle se situe), ne manquent pas. Pourtant, aucune n’est tout à fait vraie. Si la zone séparatiste dispose de tous les attributs d’un État à l’échelle locale (drapeau, hymne, monnaie, armée), elle possède néanmoins de nombreuses spécificités qui rendent son existence unique.

Tout d’abord, Moscou ne reconnaît pas l’indépendance de la Transnistrie, contrairement à celles des territoires sécessionnistes géorgiens que sont l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. Il s’agit, pour le Kremlin, de ne pas froisser un peu plus les autorités moldaves, déjà en proie à des velléités européennes.

Néanmoins, la présence de la 14ᵉ armée de la Garde, le Groupe opérationnel des forces russes en Transnistrie, composé de 1 500 soldats et de plus de 22 000 tonnes de matériel militaires et de munitions, laisse penser le contraire. De plus, alors que les banques internationales refusent de s’y installer, Vladimir Poutine reste le principal banquier de la région et son protecteur majeur.

Dans ce magasin, on peut aussi bien acheter des photos de Poutine et de Staline que des jouets pour enfants dérivés de l’application pour smartphone Talking Tom. L. Aubin, Fourni par l'auteur

Ce double jeu de la Russie est l’illustration d’une diplomatie à deux vitesses destinée à conserver un contrôle relatif sur la Transnistrie tout en ne rompant pas le contact avec Chișinău, la capitale moldave. Aujourd’hui, l’indépendance de la Transnistrie n’est reconnue par aucun pays au monde.

En outre, l’émergence de la Transnistrie des cendres de l’URSS en 1992 n’est pas à proprement parler le fruit d’une guerre interethnique – même si la question de la mise en danger du statut de la langue russe est avancée – mais plutôt d’un conflit instrumentalisé par l’élite post-soviétique locale qui voyait d’un mauvais œil l’indépendance de la Moldavie et la rupture des relations avec Moscou. En effet, la province représente 40 % de la production industrielle du pays, et il s’agit pour les élites locales de conserver un contrôle économique sur la région afin de continuer à faire des affaires en paix. Phénomène géopolitique rare dans ce contexte, la Transnistrie ne dispose donc pas de « nation titulaire » mais est composée de Moldaves, d’Ukrainiens et de Russes qui cohabitent désormais en paix. L’identité locale repose avant tout sur l’utilisation politique de son passé soviétique, comme l’illustrent les nombreuses références à l’URSS dans les rues de la ville.

Une affiche représentant le Soviétique Iouri Gagarine, premier homme de l’histoire a avoir été dans l’espace, dans le centre de Tiraspol. L. Aubin

Le Sheriff : l’empire tentaculaire de Viktor Gouchane

Si, parfois, le temps semble s’être arrêté à l’époque soviétique en Transnistrie, la région est pourtant à la solde d’un conglomérat bien capitaliste : la holding Sheriff. Les rues de Tiraspol sont parsemées de boutiques, d’entreprises ou de supermarchés sur lesquels figure le logo en forme d’étoile de la firme.

Publicité pour des cours de natation dispensés au Centre sportif du Sheriff. L. Aubin, Fourni par l'auteur

Créée en 1993 par Viktor Gouchane et Ilya Kazmaly, deux anciens des services secrets soviétiques et russes, elle contrôle de nombreux pans cruciaux de l’économie locale. Au milieu des années 1990, elle prend possession du commerce des cigarettes et de l’alcool, avant de lancer en 1996 une chaîne de supermarchés Sheriff, de créer l’année suivante le club de football du Sheriff Tiraspol puis de racheter en 2002 200 entreprises publiques, dont le principal opérateur téléphonique et le seul fournisseur d’accès Internet de la région. Dans la foulée, Igor Smirnov, le premier « président » de Transnistrie au pouvoir entre 1991 et 2011, accorde au Sheriff le statut d’« importateur spécial » qui lui permet d’être exonéré de taxes et de droits de douane.

Une dizaine d’années plus tard, en 2012, l’oligarque Viktor Gouchane devient le seul et unique propriétaire de la firme. Il décide de passer à la vitesse supérieure et à prendre le contrôle de l’espace politique local. Dans un premier temps, il se heurte à Evgueni Chevtchouk, président de la PMR entre 2011 et 2016, qui critique ses méthodes. Mais fin 2020, les élections au Conseil suprême de la PMR voient le Parti du Renouveau (Obnovlenie), créé et financé par le Sheriff en 2006, obtenir 29 des 33 sièges au Parlement.

En 2021, la firme contrôle donc 60 % de l’économie locale et la quasi-totalité de la politique. Aujourd’hui, la région s’apparente à une matriochka (poupée russe) au sein de laquelle le Sheriff est un demi-État dans la Transnistrie, qui est elle-même un État dans l’État moldave.

Le Sheriff Tiraspol : un club schizophrène ?

Dans ce contexte, l’univers du sport en Transnistrie est révélateur des enjeux géopolitiques qui parcourent la région.

En 1997, Gouchane et Kazmaly décident de créer le club de football du Sheriff Tiraspol en lieu et place du Tiligul, l’un des premiers clubs privés de l’URSS. Nommé après le conglomérat et la capitale de la région, le Sheriff a pour objectif de nettoyer l’image de la Transnistrie grâce au football et de tenter de faire reconnaître son indépendance à l’échelle mondiale (tout en évoluant, nous l’avons dit, au sein du championnat de Moldavie). Pourtant, les rumeurs de blanchiment d’argent et de corruption qui entourent le jeune club en quête de notoriété lui valent régulièrement d’avoir mauvaise presse.

Face émergée de l’empire de la holding, le Sheriff Tiraspol performe : en 21 saisons dans le championnat moldave, il est sacré champion 19 fois et participe quasiment chaque année aux différentes coupes d’Europe – sa qualification cette saison pour la phase finale de la Ligue des Champions constitue sans doute le plus grand exploit de son histoire, encore magnifié par sa victoire sur le terrain du Real Madrid au match aller, qui a sidéré les observateurs.

Club phare de la région aux infrastructures ultramodernes et au budget gardé secret, il est le bijou de Viktor Gouchane, son propriétaire officieux, dont les méthodes sportives sont pour le moins musclées. Florin Motroch, milieu de terrain roumain, rapporte à sports.ru qu’un jour Gouchane est entré dans les vestiaires du Sheriff en furie avant de lancer au sol une grenade non dégoupillée pour effrayer les joueurs et les sommer d’augmenter leur niveau de jeu.

En mobilisant des athlètes de haut niveau, des oligarques et des hommes et des femmes politiques pour construire le Sheriff Tiraspol et faire exister la Transnistrie grâce au sport, le système politico-économico-sportif transnistrien mis en place par Viktor Gouchane s’apparente à la Sportokratura de Vladimir Poutine, à ceci près que le caractère clientéliste et corrompu du Sheriff semble encore plus notable qu’en Russie. Quand son club phare est en Ligue des Champions et se frotte à des clubs de renom comme l’Inter de Milan ou encore le Real Madrid, le pays qui n’existe pas de jure apparaît de facto « sur la carte » mentale des supporters de football du monde entier. Un premier pas vers la reconnaissance ? La situation est plus complexe.

Depuis sa création, nous l’avons dit, le club participe au championnat moldave – une condition sine qua non pour obtenir l’autorisation de l’UEFA de prendre part aux compétitions européennes. En outre, les meilleurs athlètes de la Transnistrie concourent nationalement sous les couleurs moldaves. De son côté, Chișinău se soumet à cette situation dans la mesure où le niveau et les moyens sportifs de la Transnistrie sont plus élevés qu’ailleurs en Moldavie. Ce jeu de dupes entre la Moldavie et la Transnistrie à travers le sport illustre le statu quo accepté par les deux parties et la nature véritablement schizophrène de leurs relations. Pour l’heure, les uns comme les autres y trouvent leur compte…

Dans le centre de Chișinău (Moldavie), les vestiges du sport soviétique. L. Aubin

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