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Transports : comment désencombrer ?

Fabrizio Verrecchia/Unsplash

Ce texte s’inscrit dans une série d’articles autour de la thématique « Universités et ville durable », sujet du colloque de l’Agence universitaire de la francophonie (AUF) qui se tient les 21 et 22 octobre 2019 à Dakar, avec plus de cent cinquante acteurs francophones : établissements universitaires, représentants gouvernementaux, maires, et experts en urbanisme dans le monde francophone.


Nous sortons du monde de la quantité pour entrer dans celui du débordement. D’un côté, la raréfaction inexorable des lieux du « trop peu » – ces sanctuaires naturels comme l’Antarctique où l’eau, le sol, les êtres vivants sont en situation d’équilibre. De l’autre, la prolifération des espaces du « trop-plein » : concentration des sites de production et de consommation dans les nébuleuses métropolitaines, congestion des couloirs de transport maritime et terrestre.

Toute la géographie des échanges consiste ainsi à soutenir l’approvisionnement de concentrations de plus en plus gigantesques d’hommes, en facilitant leur circulation à travers des zones de resserrement des flux, les fameux « goulets d’étranglement » que nous enseignait une géographie scolaire désuète…

L’encombrement liberticide

Pour les habitants des métropoles, la mise en mouvement du monde a intensifié, engorgé, désordonné toute la vie. Dans les mégalopoles brésiliennes ou nigérianes, les hommes d’affaires se déplacent en hélicoptère pour fuir des cités dangereuses car obstruées. À ceux-ci le destin d’habiter le grouillement des « mangroves urbaines ». À ceux-là, un monde sans publicité, sans pollution, entre le bureau d’un gratte-ciel et la piscine d’une île tropicale, et pour support de mobilité, promis en 2023, le glissement feutré d’un taxi aérien Uber.

La surabondance, voilà le problème. L’encombrement métropolitain apparaît d’abord comme une limite à notre liberté de mouvement.

Le banlieusard a un destin paradoxal d’emprisonnement dans un mouvement de balancier perpétuel. Dans les grands gares et aéroports, symboles du « bougisme » contemporain – l’attroupement attire et effraie, l’embolie menace. Nous pestons contre les personnes dont le suicide entrave le passage des trains, contre les oublieux de leurs bagages qui paralysent l’embarquement.

Cette intensification de la mobilité métropolitaine peut-elle se régler par des choix rationnels, des innovations technologiques ou des arbitrages politiques ? Suffit-il de purger une circulation entravée pour rétablir une fluidité d’antan, plus nostalgique que réelle ?

Rien n’est moins sûr.

Station de minibus à Lagos (Nigeria) en mai 2017. Pius Utomi Ekpei/AFP

Les réponses classiques ne sont plus opératoires

La vulnérabilité des grands systèmes urbains aux risques d’encombrement est aujourd’hui parfaitement connue.

La paralysie routière et autoroutière constitue par exemple une source de pollution chronique – et occasionne une surmortalité significative en Île-de-France. La congestion du trafic occasionne des pertes économiques en provoquant des ruptures de la chaîne logistique. La multiplication de situations « dégradées » – incidents techniques ou retards – dans le métro expose des foules immobilisées à d’autres risques (on pense aux potentielles attaques terroristes).

À ces situations, le secteur des transports propose deux parades.

Premièrement, pour freiner la demande de mobilité, les opérateurs créent de la rareté par le prix, ou bien essaient d’étaler dans le temps les pointes de trafic.

Ensuite, lorsque l’encombrement devient insupportable, ils augmentent la capacité (plus de trains, de gares, plus de kilomètres de réseaux) et redimensionnent le système de transport sur la pointe maximale. Cela revient à faire supporter l’investissement par la collectivité, via l’impôt qui pèse sur tous, des équipements de vaste dimension et donc coûteux qui ne sont utilisés à plein que quelques heures par jour par une fraction seulement des contribuables, les usagers des transports collectifs.

Ainsi, l’encombrement passe successivement d’une définition spatiale à une problématique temporelle pour aboutir à une question économique et budgétaire.

L’exemple chinois

Voyons ici le sujet avec davantage de distance géographique et partons à Shanghaï.

Deux fois plus peuplée que l’Île-de-France (24 millions d’habitants contre un peu moins de 12 millions) et avec une croissance urbaine et démographique accélérée, les réseaux de transports en commun de cette mégalopole connaissent une affluence maximale chronique. Et pourtant, rien à voir avec le capharnaüm de Saint-Lazare à six heures du soir !

L’approche chinoise de la gestion des transports publics s’appuie sur une autre approche : la priorité, en Chine, est de réguler les comportements de chaque individu car seul un flux au débit régularisé permet d’éviter que les mouvements de montée et de descente des passagers ne se contrarient mutuellement.

Les Chinois utilisent leur culture ancestrale de l’hydraulique pour laisser s’écouler les foules.

Leurs choix architecturaux respectent les conditions d’un écoulement régulier à une vitesse parfaitement stabilisée. Les circulations verticales constituent ici un point crucial : chaque zone en amont d’un escalier mécanique est ainsi encadrée par deux barrières parallèles sur une dizaine de mètres, de manière à ce que les passagers forment deux files à la queue leu leu.

Autre technique de mécanique des fluides adaptée aux flux humains, la gestion des courbes qu’on envisage comme autant des méandres, sachant que l’objet en mouvement accentue à chaque virage sa convexité. Ainsi, le flux ralentit et se dilate avant de reprendre une densité et une vitesse homogènes.

Omniprésente logistique

On le voit avec l’exemple chinois, l’encombrement occidental n’est pas qu’une affaire de mauvaise planification. C’est aussi une question de culture.

Domestiquer les crues du Huang Ho ou endiguer les pointes de passagers dans le métro, c’est partir de la constitution laminaire des écoulements, que l’on conduit d’autant mieux qu’on les accompagne sans les contrarier.

Par effet retour, on mesure mieux nos préconceptions et présupposés d’Européens.

Malgré la nouvelle importance accordée à la logistique dans tous les pans de la vie, nous sommes héritiers de cadres de pensées et de modes de fonctionnement qui s’appuient sur des stocks. C’est évident dans le champ des transports. Nous plaçons dans des contenants (gares, salles d’attente, wagons) des marchandises ou des passagers ; nous misons sur le dimensionnement pour en stocker toujours plus si besoin.

Nous assumons aussi, comme présupposé, la monumentalité des lieux du transport. La gare du Nord à Paris en est un excellent exemple. Ce bâtiment, construit il y a 150 ans, est inadapté à l’explosion du trafic banlieue (plus de 360 000 passagers par jour). On le reconstruit sur lui-même en permanence : il y a 25 ans, on creuse une gare souterraine pour les RER ; en 1993, on restructure pour accueillir l’Eurostar.

Si le modèle chinois n’est peut-être pas transférable, il est, tout comme le nôtre, éminemment vulnérable. Nos métropoles, d’ici ou d’ailleurs, sont prises dans une constante avalanche d’interruptions, de situations dégradées devenues chroniques, de désordres.

L’encombrement est ainsi un fait de structure, autre mot pour dire la crise des très grandes villes.

Le projet de rénovation de la gare du Nord sur les rails. (France 3/YouTube, 2018).

L’encombrement des consciences

Proposons une autre voie, en prenant l’encombrement sous l’angle énergétique ou cybernétique. Ici, la pression des piétons n’est plus qu’une des modalités de l’afflux et de l’amas, de la profusion et du désordre.

L’important aujourd’hui, ce sont les capacités humaines que nous mettons en jeu dans le fait de voyager ; nos capacités physiques (la marche) et nos performances cognitives (l’attention, le sens du repérage).

« Au lieu de mettre un sens interdit, qui donne bien l’idée qu’on n’a pas le droit d’y aller mais indique également qu’un chemin existe, on place un panneau voie sans issue. Cela nous a permis de faire baisser de 50 % le mauvais sens d’utilisation sur l’un de nos souterrains », souligne par exemple Alain Krakovitch, directeur général de SNCF Transilien, témoignant de l’utilisation croissante de stratégies d’incitation comportementale (appelées nudges) par les opérateurs.

Ces nouvelles techniques de guidage par les nudges prolifèrent et la saturation de signes annihile le doute, l’hésitation, la décision du voyageur ; la conscience et la volonté s’effacent de l’acte de se transporter. Le problème de l’encombrement se déplace dès lors du hall de gare au cerveau des usagers.

Chaque voyageur est soumis à une exigence contradictoire et paradoxale. On exige de lui une plus grande « cécité cognitive » dans des lieux plus ou moins agréables à traverser (couloirs tunnel) et, en même temps, une réceptivité totale aux messages extérieurs qui le guident et le contrôlent à distance.

Cette attention captive n’est pas un état stable, il s’agit plutôt d’une modulation, d’une fluctuation de la conscience.

La limite de la gestion de l’encombrement des gares pose la question suivante : les opérateurs vont-ils pouvoir maîtriser l’encombrement mental et limiter la complexité qui accompagne cette expérience contemporaine des mobilités urbaines ?

L’encombrement dans les transports nous renvoie à ce que l’aménagement suppose de rapports de pouvoir, de technologie du social, de capture de l’attention. C’est une obsession des ingénieurs que de transformer la foule, une masse informe et potentiellement dangereuse, en flux, c’est-à-dire en écoulement physique à débit égal.

Sans nécessairement pleurer la fin des temps morts du déplacement – avec ce qu’il y avait de contemplation et d’ennui dans l’expérience des voyages –, prenons garde à ne pas faire plus de bien que de mal avec la volonté de fluidifier les gares et les hubs par un pilotage à distance des corps et des consciences. Préservons plutôt une approche écologique des mobilités humaines et urbaines.


Pierre Messulam, directeur adjoint Transilien SNCF, a participé à la rédaction de cet article.

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