Les personnes atteintes de trisomie 21 présentent des déficiences cognitives très handicapantes. Une étude pilote dont les résultats ont été publiés dans la revue Science révèle le rôle important joué par une hormone, la GnRH, dans ces problèmes de cognition. Vincent Prévot, neuroendocrinologue à l’Inserm, et Nelly Pitteloud, endocrinologue à l’université de Lausanne, ont encadré ces recherches, qui pourraient ouvrir de nouvelles pistes thérapeutiques. Ils les décryptent pour The Conversation.
The Conversation : Qu’est-ce que la GnRH, l’hormone qui est au centre de vos recherches ?
Vincent Prévot : La gonadotropin-releasing hormone, ou GnRH, est l’hormone clé de la reproduction chez tous les mammifères, y compris chez l’être humain. Mais son rôle ne s’arrête pas là.
Il s’agit d’une neurohormone, autrement dit d’une hormone qui est sécrétée par certaines cellules nerveuses, les neurones à GnRH. Contrairement aux autres neurones, ces derniers ne naissent pas dans le cerveau, mais dans la cavité nasale. Ils migrent ensuite vers les régions cérébrales durant la formation de l’embryon. Chez l’être humain, on en compte environ 10 000, ce qui est très peu (on estime que le cerveau humain comporte environ cent milliards de neurones, ndlr).
Au cours du développement, les neurones à GnRH colonisent le cerveau. Certains s’arrêtent au niveau du bulbe olfactif, d’autres migrent vers certaines régions du cortex. Environ 2 000 migrent dans l’hypothalamus.
Bien qu’ils soient peu nombreux et éparpillés dans le cerveau, les neurones à GnRH fonctionnent de manière coordonnée pour secréter des « pulses » (impulsions) de GnRH. Ces pics d’hormone vont être perçus par l’hypophyse comme autant de signaux activateurs. En réponse, cette glande va à son tour sécréter d’autres hormones, appelées gonadotrophines, comme la LH (Luteinizing Hormone, hormone lutéinisante), qui vont agir sur les gonades (ovaires et testicules), promouvant leur croissance et la production de gamètes.
Au-delà de ce rôle central dans les fonctions sexuelles, un lien a aussi été établi entre les neurones à GnRH et l’olfaction. En effet, chez certaines personnes, la migration des neurones à GnRH ne se produit pas. On observe alors non seulement une absence de puberté, mais aussi une anosmie, autrement dit une incapacité à percevoir les odeurs.
Au-delà de ces deux fonctions déjà connues, pour la première fois, nos travaux ont révélé l’importance de la GnRH dans un autre domaine : la cognition.
En administrant de la GnRH à des personnes touchées par la trisomie 21 dans le cadre d’un petit essai clinique pilote « ouvert » (les participants et les membres de l’équipe clinique savent qu’ils reçoivent bien le médicament, aucun placebo n’étant administré), nous avons en effet constaté une amélioration de leurs capacités cognitives. Ces résultats confirment ce que nous avions constaté dans un modèle animal de cette affection, à savoir chez la souris.
TC : Pourquoi avez-vous décidé de vous intéresser à cette hormone dans le contexte de la trisomie 21 ?
VP : Nous savions que dans la trisomie 21, les caractéristiques cliniques de la maladie, c’est-à-dire sa manifestation, s’exacerbe au moment de la puberté. Durant leur petite enfance, les patients trisomiques sont capables de percevoir les odeurs. Ils perdent toutefois cette capacité assez rapidement à la puberté.
De la même façon, si avant la puberté les capacités d’apprentissage des enfants trisomiques sont à peu près équivalentes à celles des autres enfants, leurs troubles cognitifs s’aggravent durant cette période de la vie, ou juste après.
Une seconde raison nous a fait nous pencher sur la trisomie 21 : nous savions que le promoteur de la GnRH (la partie de l’ADN qui contrôle son niveau d’expression) est sous la dépendance de divers micro-ARNs qui sont situés sur le chromosome 21, présent en triple exemplaire dans cette affection. Nous avions aussi démontré précédemment que plusieurs de ces micro-ARNs jouaient un rôle fondamental dans le contrôle du promoteur de la GnRH après la naissance.
Si ce « switch » ne fonctionne plus correctement, les individus vont avoir des déficiences en GnRH. C’est peut-être ce qui se passe chez les patients trisomiques 21 : le fait que les gènes codant pour ces micro-ARNs de contrôle soient présents en 3 exemplaires pourrait perturber les neurones à GnRH.
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Pour vérifier ces hypothèses, nous avons commencé par étudier les effets de la GnRH dans un modèle de souris trisomiques mimant les effets de la trisomie 21 chez l’être humain. Ces rongeurs présentent notamment des problèmes d’olfaction et de diminution de la cognition à l’âge adulte.
Nous avons administré de la GnRH à ces souris modèles, à des doses et selon des conditions (pulses) proches de ce qui se passe chez des souris « sauvages » (autrement dit, des souris « saines »). Résultat : le simple fait de redonner un rythme de production de la GnRH normal à ces animaux s’est traduit par une amélioration de leurs performances olfactives et cognitives. Cette expérience a été la clé du passage en clinique, c’est-à-dire chez l’être humain.
TC : Ce passage s’est fait très rapidement. Est-ce parce que la GnRH était déjà utilisée en traitement dans d’autres indications ?
Nelly Pitteloud : Effectivement. La GnRH est couramment administrée par les endocrinologues de la reproduction pour restaurer la fertilité chez les patients qui présentent une déficience congénitale en cette hormone. Ce sont des traitements sur lesquels nous avons beaucoup de recul : on sait qu’ils sont bien supportés, présentent peu d’effets indésirables, ne posent pas de problème de toxicité, etc.
Compte tenu de ces éléments, nous avons reçu le feu vert de la commission d’éthique en moins d’un an. Après cette autorisation, nous avons commencé à recruter les patients. Nous avions ouvert d’emblée l’étude aux hommes et aux femmes, mais nous n’avons pas eu de candidature de patiente répondant aux critères d’inclusion (notamment parce qu’il fallait que les répondantes ne soient pas sous traitement hormonal). Nos travaux ont donc porté uniquement sur des hommes âgés de 20 à 50 ans (sept au total).
L’idée était d’administrer de la GnRH selon des modalités mimant ce qui se passait chez les individus non trisomiques, puis de mesurer d’éventuelles évolutions grâce à un test cognitif (le test MoCA, Montreal Cognitive Assessment, choisi car court et adapté à des personnes présentant un déficit intellectuel et d’attention) et des examens d’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) menés avant et après un traitement de 6 mois.
Pourquoi une IRMf ? Parce que l’on sait que, dans la population non trisomique, il existe des connexions (au repos) entre les aires visuelles situées à l’arrière du cerveau et le cortex sensori-moteur, qui est en position plus antérieure. Or chez les patients atteints de trisomie 21, ces connexions sont altérées : certaines sont minimes, d’autres sont trop importantes.
Concrètement, les participants ont été équipés d’un pod (réservoir comportant une petite canule qui passe sous la peau) similaire à celui utilisé pour administrer de l’insuline aux personnes diabétiques, mais contenant de la GnRH. L’administration de la neurohormone s’est faite via un « manager », une sorte d’ordinateur qui envoit l’ordre d’injecter la quantité requise de GnRH entre des pauses de deux heures (contrairement aux pods des personnes diabétiques, qui diffusent de l’insuline en continu).
Au bout de six mois de traitement, leurs performances cognitives étaient à nouveau testées, une nouvelle IRM était réalisée, et les données comparées à celles obtenues avant traitement.
TC : Qu’ont montré vos résultats ?
NP : Avant tout, que le traitement avait été bien toléré, sans effet indésirable.
Au bout de six mois, nous avons constaté des améliorations dans les résultats obtenus lors du second test cognitif. Nous avons cependant accueilli ces premières données avec circonspection, car notre étude ne comporte pas de bras contrôle « randomisé ».
Il faut savoir que les études cliniques peuvent faire l’objet de biais. On peut imaginer par exemple que les personnes qui s’occupent des patients, et ont donc envie que le traitement fonctionne, influencent inconsciemment les résultats, ou bien que les patients qui savent qu’ils reçoivent un traitement puissent être sujets à l’effet placebo. Il est aussi possible que, lorsqu’ils reviennent au bout de 6 mois pour passer le second test cognitif, le fait de déjà connaître l’équipe clinique, les lieux, les rassure ; étant moins stressés que la première fois, ils pourraient peut-être obtenir de meilleurs résultats au test, sans que cette amélioration soit en lien avec le traitement.
Pour diminuer ces biais, on recourt en recherche clinique à des études dites « randomisées ». Les participants sont répartis par tirage au sort en deux groupes (on parle de « bras »). Dans l’un, ils reçoivent le médicament, dans l’autre, un placebo. S’il y a des biais dans l’étude, ils se retrouveront dans les deux bras. Ça n’a pas été le cas ici.
Les données d’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle se sont toutefois avérées cohérentes avec ces premiers résultats : les neuroradiologues qui les ont analysées n’avaient jamais vu ça. C’est à ce moment que nous nous sommes dit que quelque chose était effectivement en train de se passer.
Dans les faits, sur les sept patients, six ont présenté une amélioration de leurs capacités cognitives de l’ordre de 10 à 30 %. Leur représentation 3D s’était améliorée, tout comme leur capacité à comprendre les consignes et leur attention. La disparité observée dans les résultats pourrait notamment s’expliquer par le fait qu’initialement les performances cognitives des patients étaient très diverses.
Aucune amélioration n’a en revanche été observée concernant leur olfaction. Toutefois, ce point est assez délicat à évaluer chez des patients affectés par une déficience intellectuelle.
Les IRM ont aussi révélé que certaines connexions avaient été restaurées, notamment dans les zones visuelles et dans le cortex sensorimoteur. La nouvelle « cartographie » cérébrale obtenue après traitement s’est avérée plus proche de celle de sujets non trisomiques 21. Cela correspond bien aux améliorations cliniques constatées. Point intéressant : ces changements ont aussi été constatés chez la personne dont le test cognitif ne s’est pas significativement amélioré.
TC : Sait-on ce qui se passe après l’arrêt du traitement ?
NP : Non, on ne sait pas encore. Pour l’instant, seuls trois patients ont fini leurs 6 mois sans traitement. Ils ont repassé le test cognitif et l’IRM, mais nous n’aurons les analyses de ces nouvelles données que d’ici environ 3 mois.
On peut toutefois spéculer qu’il y aura probablement un déclin. Cependant cela reste à confirmer.
TC : Ces résultats ouvrent-ils une nouvelle piste thérapeutique pour améliorer la vie des patients trisomiques ?
NP : Les témoignages de l’entourage de certains des patients semblent attester d’une amélioration de leur qualité de vie. Mais si encourageants que soient ces résultats et ces témoignages, il reste encore beaucoup de choses à faire pour les confirmer ces travaux.
Nous allons à présent monter un essai clinique de plus grande taille, en recrutant 60 participants (ce chiffre a été déterminé par nos statisticiens sur la base des résultats obtenus lors de cette première étude pilote), dont des femmes. Surtout, ce nouvel essai contiendra un bras contrôle randomisé, afin que personne ne sache qui reçoit la GnRH et qui reçoit le placebo, ni les patients, ni les membres de l’équipe clinique.
Soyons clairs : si ces résultats préliminaires semblent prometteurs, il faut rester très prudent. Il ne s’agit pas de dire que la GnRH pourrait permettre de restaurer pleinement les capacités cognitives des personnes atteintes de trisomie 21. En effet, bien que nos travaux démontrent que la GnRH joue un rôle dans la cognition, cette hormone n’est, de loin, pas le facteur essentiel chez l’être humain.
Pour preuve, la grande majorité des patients non trisomiques qui ont un problème congénital de récepteurs à GnRH ne présentent généralement pas de déficience intellectuelle. Cela suggère que des mécanismes de compensation existent.
VP : Il faut bien comprendre qu’il existe deux cas de figure en ce qui concerne le déficit en GnRH. Le récepteur de l’hormone peut ne pas être présent du tout, et ce dès le début de la vie, comme chez les patients atteints d’une affection congénitale. Dans ce cas, le cerveau s’adapte probablement.
Dans d’autres cas de figure, comme pour la trisomie 21, le système à GnRH fonctionne correctement pendant une période de la vie, puis se met à dysfonctionner. Le cerveau ne parvient alors pas à s’adapter, ce qui déclenche des problèmes cognitifs. Chez les individus concernés, la GnRH semble donc jouer un rôle plus important dans la cognition que chez ceux affectés par un déficit congénital. Nous l’avons constaté dans d’autres travaux, chez la souris. En inhibant, chez des souris normales, les récepteurs des neurones à GnRH, celles-ci développent des déficiences cognitives et olfactives aussi prononcées que celles des souris trisomiques.
On soupçonne que ces mécanismes pourraient jouer un rôle également dans le vieillissement pathologique du cerveau, voire dans certaines maladies neurodégénératives, comme la maladie d’Alzheimer. Des travaux sont en cours pour préciser le rôle de la GnRH dans ces cas de figure.
Une chose est sûre : quelle que soit l’importance de cette neurohormone, il ne s’agit pas d’une molécule miracle qui permettrait d’améliorer, de restaurer ou de protéger la cognition, mais plutôt d’une pièce importante d’un puzzle hormonal complexe. Ces travaux suggèrent que restituer, chez des patients trisomiques, le rythme biologique de sa libération tel qu’il existe chez les personnes en bonne santé pourrait permettre de mobiliser leur réserve cognitive.
Propos recueillis par Lionel Cavicchioli